Le bruit et la fureur
— Allez, les gars ! Debout là d’dans ! c’est l’heure d’aller mettre sur la gueule à Ivan !
Lentement, les quatre esprits embrumés émergèrent des bras de morphées, où ils avaient tant bien que mal réussi à se réfugier. Les yeux piquaient et leurs paupières s’obstinaient à vouloir rester closes. Piotr soupira longuement en se redressant sur ses avant-bras. Le manque de sommeil se faisait déjà sentir. Assis en bordure de son lit, il se massa les globes oculaires en baillant et souffla une seconde fois. Un oreiller heurta violemment sa tête et le fit sursauter. Le premier sergent Kochkovski le regardait en riant :
— Allez, empoté, dépêche-toi, tu vas rater la grande fête !
Massant sa mâchoire pour finir de réveiller sa bouche encore pâteuse, le jeune homme se redressa sur ses jambes et commença à tirer sa couverture pour refaire son lit. Machinalement, il enfila sa chemise, puis sa culotte et ses bretelles, avant d’aller se passer un coup d’eau sur le visage. Devant un miroir un peu crasseux, il se rasa rapidement et s’essuya le visage. L’eau glacée ne l’avait pas tiré de la brume. L’appel du lit restait intense et y résister lui demandait de grands efforts. Tous étaient dans le même cas que lui. Et personne ne craquait. Alors il devait tenir bon, lui aussi. La fin de l’habillage fut tout aussi rapide ; Piotr se félicita d’avoir investi dans ses bottes à lacets, un peu plus rapides à enfiler que les brodequins et leurs bandes molletière. Callant son bonnet de police sur sa chevelure abondante, il sortit en vitesse de la pièce avec ses camarades, pour se diriger vers le mess des sous-officiers.
Le petit-déjeuner servi fut copieux : des œufs brouillés avec des patates et quelques morceaux de carottes, pour la vue, une bonne ration de pain et un quart de café bien bouillant. La tête encore dans les nuages ou déjà plongée dans leurs pensées, les hommes mangeaient le contenu de leur assiette en silence. Certains devaient encore visiblement se faire violence pour rester éveillés. En face de Piotr, le vice-sergent Pietrovski semblait dépourvu de tout appétit : il triturait ses œufs et ses rondelles de légumes avec sa fourchette, sans jamais en porter la moindre portion à sa bouche.
— Pietrovski, tu dois manger, sinon tu vas avoir mal au bide, là-haut ! lui dit Piotr d’une voix un peu rocailleuse.
— J’y arrive pas, j’ai pas faim, se contenta de répondre tristement le jeune pilote, en gardant la tête basse.
— Ben si t’as pas faim, je prends ta gamelle ! lança le sergent Romiovski.
— Comment tu fais pour avoir un tel appétit ?
— Le stress, ça me creuse ! répondit Romiovski, la bouche pleine. Et puis, on n’est pas sûr que l’intendance suivre, alors autant prendre ses précautions avant le grand départ !
Après ce repas plus ou moins forcé, les pilotes de l’escadrille se retrouvèrent en salle de renseignement. Une carte était affichée sur le tableau noire. Sur la partie qui restait utilisable, le dispositif de la mission était décrit. Le commandant Rastenko énonça calmement tous les détails de la mission en s’aidant d’une baguette en bois. Comme la plupart des aviateurs, Piotr notait les éléments principaux : les caps, le lieu et l’horaire de rendez-vous avec la protection de chasse et l’emplacement codé du terrain de campagne. Car si les pilotes décollaient de Brashobj, ils n’y atterriraient pas, pour éviter de subir un éventuel raid de représailles de l’aviation soviétique.
Ce fut ensuite l’habillement avant la mission. Le local était attenant et on y accédait par une porte. Ce matin-là, l’armurier et un de ses aides avait installé une table sur le chemin. Chacun dut prendre un pistolet, son étui à banderole et deux chargeurs, le numéro de l’arme étant scrupuleusement noté sur un registre par l’assistant. Ensuite, seulement, les aviateurs pouvaient accéder au vestiaire pour revêtir leur combinaison en forte toile ignifugée par-dessus leur uniforme. L’étui du pistolet devait être porté par-dessus l’effet de vol. Certains, comme Piotr, passèrent la ceinture de serrage dans le passant de l’étui, pour le caler un peu mieux, d’autre le placèrent sous l’épaule en réglant la longueur de la banderole. Carte dans une poche, dans la tige d’un chausson de vol, notes fixées à une cuisse, cagoule de soie et serre-tête en place, gants de vol à la main, les navigant se dirigèrent ensuite aux avions. Les pas étaient lourds, les démarches dépourvu de toute précipitation. Malgré l’appréhension et la peur, les cœurs étaient sereins.
Silencieux, perdus dans leur pensées, les hommes prirent place dans leurs appareil, dont le moteur tournait déjà. Dans la pénombre du jour naissant, les gestes étaient effectués machinalement, comme une leçon récitée par cœur. Quelques-uns s’agenouillèrent d’abord pour une dernière prière tandis que l’aumônier passait d’avion en avion pour offrir sa bénédiction. Beaucoup ne remarquèrent pas les petits signes effectués par le mécanicien pour souhaiter bonne chance. Chacun avait l’esprit tendu dans un seul but : l’accomplissement et la réussite de la mission. Seul échange de parole : le test du laryngophone avec le mitrailleur pour vérifier que le système de communication interne fonctionnait.
Piotr jeta un coup d’œil à côté de lui. Dans son poste de pilotage, le vice-sergent Pietrovski était blanc comme un linge, le regard humide et la mine déconfite. Durant l’habillage, on l’avait vu fuser vers les latrines, poussant quiconque se trouvait sur son passage ; il y était retourné juste avant de sortir… un signe de nervosité qui ne trompait personne : il était, comme beaucoup, terrorisé. Et il y avait de quoi.
Le regard de Junkovski se porta ensuite vers l’est. L’horizon était illuminé d’une fine bande de ciel rose, signe que le jour se levait enfin. Dans quelques instants, il prendrait son envol avec sa section. Il respira un grand coup l’air encore calme et frais puis referma la verrière de son bombardier. Il était désormais seul avec lui-même, concentré et prêt. Dernières vérifications. Déjà les premières sections s’élançaient ; la sienne était la troisième. Enfin le moment vint de faire le grand saut dans l’inconnu. Poings fermés et pouces tendus vers l’extérieur, il demanda aux mécaniciens de retirer les cales. Moteur, action !
Après une petite poussée d’angoisse, tout s’enchaîna comme à l’exercice : mise des gaz pour le roulage, alignement et décollage en formation. Vérification du fonctionnement normal du moteur puis rétractation du train d’atterrissage. « Clang ! Clang ! » Accompagnés de deux secousses. Un coup d’œil aux témoins : les deux roues étaient bien rentrées dans leur logement. Remontée progressive des volets d’intrados pour gagner de la vitesse, réglage de la puissance moteur, du pas de l’hélice pour la montée et de l’ouverture des volets de refroidissement du moteur. Tout fonctionnait normalement. Peu à peu, la peur se dissipait, comme un fauve qui se tapit sous les buissons en attendant son heure. Au sol, l’obscurité cachait encore le moindre détail, exceptés quelques villes et gros bourgs, encore allumés comme en temps de paix… La paix ! elle vivait sa dernière heure… et, en bas, personne ne semblait s’en douter.
Les chasseurs étaient à l’heure, plus haut dans le ciel. Passées les dernières montagnes des Carpates, les feux de positions furent éteints et les Breda descendirent à leur altitude de croisière de deux mille cinq cents mètres. Piotr regarda sur sa droite. L’appareil de Pietrovski battit des ailes, puis rompit la formation. Il devait rencontrer un problème technique pour rebrousser chemin… Le pauvre raterait la grande fête. Le silence radio imposait de ne rien dire pour l’instant. Ne restait que le vice-lieutenant Ponenko, concentré à tenir la position de la section.
Après un vol sans histoire au-dessus des anciennes terres polonaises occupées par les troupes soviétiques depuis près d’un an, les Breda déboulèrent en trombe sur leur objectif, l’aérodrome de Terebovlia. L’endroit semblait encore endormi et était bondé d’appareils portant l’étoile rouge. Malgré leur teinte kaki et la faible lumière du jour naissant, ils ne pouvaient se dissimuler : de grandes ombres portées trahissaient la présence du moindre objet dépassant la hauteur du sol. Arrivant par l’est pour que leurs pilotes ne fussent pas éblouis, les bombardiers d’assauts firent un carnage. Inutile de s’appliquer à viser, les bombes tombaient forcément sur un objectif, tant l’aérodrome était saturé. Dans leur pyramide vitrée, les mitrailleurs vidaient leurs chargeurs sur les avions laissés intacts par les explosions. Surprise comme tout le reste de la base, la défense anti-aérienne resta muette. La tentation était trop forte de faire un second passage pour vider les casiers des mitrailleuses d’aile.
Piotr et son chef de patrouille revinrent sur l’objectif. Une rangée de biplans intacts les narguait, au milieu des incendies et de leurs colonnes de fumée qui parsemaient le champ d’aviation. En file indienne, les deux pilotes se succédèrent au-dessus des oiseaux de métal surpris au nid. D’un geste souple sur le manche, l’ancien chasseur orienta son appareil pour placer l’un des avions dans son collimateur. Frénétiquement, il pressa les commande des mitrailleuses. Le petit bombardier remontait la rangée de cages à poule en crachant une pluie de balles et de douilles. Aux flammes qui s’échappait des canons, répondait les étincelles des impacts. Une boule de feu remplaça l’une des cibles et monta vers le ciel, entraînant des débris dans son ascension. Le pilote rutharne fut obligé de manœuvrer pour l’éviter. Les remous déstabilisèrent un peu l’appareil, mais il put rapidement se rétablir. Il était hélas trop tard pour revenir au-dessus de la rangée, que Piotr se contenta de longer. Dans sa tourelle, Volpovski finissait le travail en arrosant les appareils épargnés.
La voix du commandant Rastenko se fit soudain entendre dans les écouteurs pour ordonner le retour. Comme convenu, les onze Breda se rassemblèrent au-dessus de Chrotkiv avant de rejoindre leur terrain de campagne, non loin de Stanisobje. Aussitôt posés, les appareils furent pris en main par les mécaniciens qui les préparèrent pour la mission suivante. Les équipages, quant à eux, se précipitèrent vers l’officier de renseignement pour annoncer les dégâts qu’ils pensaient avoir infligé. Pilotes et mitrailleurs complétaient mutuellement leurs récits. On avait vu des champignons incandescents monter dans le ciel, des fuselage à étoile rouge être soulevés par le souffle des explosions et retomber en se disloquant. Des hangars en flammes s’étaient effondrés comme de frêles châteaux de carte… On décrivait tout cela avec excitation et forces gestes.

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