Un succès gênant

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Le lieutenant-colonel Jermovenko avait tout pour être comblé. Ces pilotes accumulaient les succès contre l’aviation soviétique. Son adjoint, le lieutenant du service administratif qui avait le don de l’irriter, entra dans le bureau avec un dossier cartonné sous le bras. L’officier, avec ses petites lunettes rondes en écaille et sa tête de fouine, était la parfaite caricature du pilote de bureau, justifiant toutes ces décisions par un texte réglementaire ou législatif et exigeant un respect scrupuleux des procédures en vigueur. Une virgule déplacée pouvait le mettre en rogne pour la journée ; mais il aurait pu compiler des listes de disparus sans éprouver la moindre émotion ni s’offusquer d’une faute dans leur nom.


— Mon colonel, pardonnez mon intrusion, mais ça gronde chez les biffins, commença-t-il en ouvrant son dossier d’un air totalement détaché. On reproche à nos pilotes de ne pas assez protéger les premières lignes contre les bombardiers soviétiques et…

— Comment ça ! Qui s’offusque, lieutenant ? Qui ?! N’ont-ils pas vu le nombre d’appareils que nos gens ont balayé du ciel ?

— C’est-à-dire qu’ils se soucient davantage des rares qui parviennent miraculeusement à traverser les fines mailles du filet que vous avez intelligemment tendu, et à larguer leurs bombes au-dessus de leur tête, mon commandant.

— Et alors ? c’est peut-être la faute des Allemands, ou bien des Roumains ? des Slovaques peut-être aussi !

— Vous savez bien, mon commandant, que l’on ne parle jamais des trains qui arrivent à l’heure, seulement de ceux qui sont en retard.

— Certes, lieutenant, certes. Mais où voulez-vous en venir ?

— Eh bien, si les généraux se demandent où sont nos chasseurs, ils ne tarissent pas d’éloges envers les Breda de bombardement…

— Que voulez-vous que ça me fasse ?! Nous ne faisons pas le même métier !

— Justement, il semble qu’une de leurs sections ait pu empêcher un bombardement.

— C’était un coup de chance, ils étaient là au bon endroit, au bon moment.

— Vous avez très certainement raison mais…

— Mais quoi, lieutenant ?

— Ces hommes ont eu l’honneur du communiqué ! Alors que nos chasseurs, qui ont descendu deux fois plus d’avions dans le même temps, n’ont pas eu le droit à la moindre ligne. Tenez, lisez plutôt !


L’officier supérieur saisit vivement les documents et commença à parcourir le texte que son adjoint lui avait présenté avec dégoût. Il lut la citation dont avait été gratifiée la section du vice-lieutenant Ponenko, puis le paragraphe du communiqué. Son esprit buta sur un nom :


— Junkovski… Junkovski…. répéta-t-il lentement en levant les cieux au ciel. Ce nom-là me dit quelque chose.

— Il doit s’agir d’un de nos anciens pilotes de chasse, il me semble avoir dû faire transférer son dossier.

— « Il vous semble », « vous croyez »… vous n’êtes jamais sûr de rien, lieutenant ! Comment voulez-vous être d’une quelconque utilité, avec un tempérament pareil !


Le jeune adjoint ravala une réplique cinglante. Il savait que les pilotes avaient tendance à se croire au-dessus des autres, surtout les chasseurs. Mais les remarques rabaissantes de son supérieur commençaient à l’irriter. Sans même s’intéresser à lui, Jermovenko avait contourné son bureau et s’était dirigé vers une armoire fermée à clé, dont il ouvrit un des battants. De nombreuses et épaisses chemises cartonnées y étaient entreposées. Le commandant chercha quelques instants, avant d’en extraire une très fine, avec un regard triomphal.


— Heureusement que je pense pour deux, lieutenant.


Sans prêter la moindre attention au regard courroucé que son adjoint lui lançait, il commença à parcourir les documents, tournant rapidement les feuilles de papier pelure. Il savait ce qu’il cherchait. Soudain, son visage s’éclaira de nouveau :


— Ah ! jubila-t-il. Le sergent Junkovski était l’ailier du capitaine Ilyovenko, lorsque celui-ci a revendiqué trois victoires en une mission.

— Je ne comprends pas bien, mon colonel.

— Allons, lieutenant, ne vous faîtes pas plus bête que vous ne l’êtes. Nous venions de perdre la face contre les Hongrois. Ce combat et ces trois avions tombaient à point nommé pour redorer le blason de notre armée. Alors, oui, nous n’avons pas été très regardant sur les déclarations du capitaine lorsqu’il a réclamé les trois victoires : ça faisait un héros à mettre en avant et une belle histoire à raconter pour faire passer la pilule de la défaite.

— Voudriez-vous dire, que le capitaine est un usurpateur ?!

— Un usurpateur ! comme vous y allez, lieutenant ! Néanmoins, connaissant le personnage pour l’avoir eu sous mes ordres, je ne serais pas étonné qu’il se soit arrogé une des victoires de son jeune sergent, en profitant qu’il fût porté disparu…

— Mais que dit son rapport ?

— Oh ! il devait plus que certainement corroborer la version de son chef, répondit évasivement Jermovenko en cherchant dans les papiers. Mais qui nous dit qu’il n’y a pas été forcé ? Tenez ! regardez ! là ! dit-il après avoir exhumé le rapport rédigé à l’hôpital. Vous voyez les signatures des témoins ? retrouvez-les et interrogez-les ! demandez-leur comment s’est passée la rédaction de ce rapport, s’ils ont remarqué ou entendu des choses qui ne sont pas écrites et qui méritent d’être rapportées…

— Vous me demandez d’enquêter, mon commandant ?

— Oui, lieutenant ! Je suis persuadé que sortir de votre bureau fera le plus grand bien à votre teint blafard !

— Mais si ces hommes sont au front ? blêmit le jeune officier.

— Seriez-vous couard, lieutenant ?

— Évidemment non. Mais puis-je vous demander dans quel but vous me demandez de réaliser cet interrogatoire ?

— Et bien, ce Junkovski me semble être un élément de valeur. Nous l’avons visiblement laissé filer. Il s’agit à présent de le récupérer !


le jeune planqué sentait bien que le sort d’un modeste sous-officier ne motivait pas complètement son supérieur. Il se permit de l’interroger à nouveau :


— N’espérez-vous pas également trouver de quoi discréditer définitivement le commandant Ilyovenko ?

— Lieutenant, comme tout officier rutharne, je suis un gentilhomme. Et en tant que tel, je ne m’abaisserais jamais à frapper un homme à terre… Par contre, je vous demanderais de rester discret sur ce travail, ajouta-t-il avec un regard entendu.


Tous deux savaient que Jermovenko prendrait toute mesure utile à briser son meilleur ennemi. Prouver que son ancien successeur à la tête de la cinquième escadrille de chasse s’était rendu coupable de parjure était une trop belle occasion pour être délaissée. Néanmoins, la tâche du lieutenant n’allait pas forcément s’avérer aisée pour retrouver les anciens combattants, s’ils étaient toujours vivants ; et quand bien même il y parviendrait, en plus de deux ans, le temps avait sans doute commencé à faire son œuvre dans leur mémoire. Mais, au fond de lui, l’officier administratif espérait surtout qu’ils n’avaient pas été de nouveau mobilisés. S’il s’était fait pistonner, ce n’était pas pour se retrouver à crapahuter dans la verte.

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