Ran an den Feind
— Les clichés que tu as ramenés sont de toute beauté, Boris.
— Et que penses-tu des derniers, que j'ai pris en fin de mission ?
— Ils n'étaient pas demandés et je ne vois pas ce que nous pourrions en tirer.
— Mais, ils pourraient intéresser les Allemands !
— Oh, je pense qu'ils les en ont déjà bien assez. Et pour le peu qu'ils partagent avec nous, je ne vois pas pourquoi on se fatiguerait à les leur communiquer.
Le commandant Ilyovenko sentit ses articulations lâcher. Ses bras, sa mandibule et même ses poumons semblaient soudain soumis à une irreprescible attraction, comme attirés par l'odieux démon de la décomposition. En face de lui, le lieutenant-colonel Keretchuk, chef du service aéronautique de la division mécanisée, affichait un air de suffisance, les deux mains posées sur sa bedaine proéminente et un sourire courant le long de son visage rond.
— Que veux-tu dire ? Interrogea le pilote, d'une voix blanche.
— Crois-tu que nos quelques chenillettes et chars dépassés leur soient d'une quelconque utilité ? Crois-tu que cela leur imposera le respect ?
— Mais nous parlons là de les alerter d'un danger qui peut menacer leurs éléments avancés !
— Oui, j'entends bien, Boris, mais je voulais te rappeler que leurs moyens sont plus importants que les nôtres, tant en nombre qu'en qualité. Sur les photographie on voit beaucoup de chars légers, nos « alliés » n'en feront qu'une bouchée.
— Je vois... Mais peut-être puis-je aller les leur porter.
— Certainement pas ! Les armées soviétiques sont en pleine retraite. Nous avons bien trop besoin de tes Breda pour les matraquer. Et tu te plains toujours de ne pas disposé d'assez de pilotes ! Il n'y a que de cette façon, que nous pourrons éviter que trop d'éléments se joignent à ceux que tes photos ont décelés entre Orativ et Monastyrychtche. Si tu veux aider les Allemands, contente-toi d'obéir aux ordres et laisse les états-majors s'organiser entre-eux. D'ailleurs, ton escadrille devra bientôt déménager à Vinnytsia pour se rapporcher du front.
Encore ! Cela faisait moins d'une semaine que l'on avait gagné le terrain de Proskurivka. Cet aérodrome, situé au sud-sud-est de la ville, en bordure du village de Maliievtsi avait été le siège d'une division de bombardement sovétique. Il restait encore des carcasses de bombardier bimoteur en bordure de l'aire d'atterrissage et dans les bois environant. On avait également découvert quelques chars alentours car un corps mécanisé stationnait aux alentours avant la guerre. Mais le plus intéressant restait la présence d'une escadrille d'observation allemande. Ses collocataires s'étaient montrés réservés et distants dans unn premier temps, mais la glace avait peu à peu fondu. Son matériel, des monoplans à aile parasol et train fixe, n'était pas très différent des IAR 39 rutharnes et le Breda semblait les impressionner. Comme Boris Ilyovenko s'en doutait, son homologue se montra très intéressé et donna immédiatement les ordres pour qu'une estafette les envoient au commandement supérieur. Il n'y avait plus qu'à espérer que les images atteignissent l'état-major concerné dans les temps.
Puis les missions s'enchainèrent à un rythme soutenu contre les voies de communication, afin d'empêcher les troupes soviétiques de se redéployer. Par triplet, les Breda sillonnaient le ciel à quelques centaines de mètres su sol. Les convois ferroviaires étaient faciles à repérer. Les longs panaches de fumée dégagée par les locomotives étaient autant de flèche qui pointaient l'objectif. La tactique était alors simple. Les appareils se positionaient pour attaquer perpendiculairement et en ligne de front. Arriver au ras des arbres et à toute vitesse était une expérience terrifiante, au début. Les détails défilaient à une allure folle qui empêchait de bien les apprécier. Les obstacles vous sautaient aux yeux au dernier moment et les manœuvres pour les éviter entraînaient un mouvement de yoyo de l'estomac. Il n'y avait qu'une fraction de seconde pour viser et larguer les projectiles. Et puis, lorsque le train était défendu, les traçantes se ruaient vers le pilote, comme si elles lui étaient toutes personnellement destinées, avant de s'écarter au dernier moment et d'aller mourir dans le firmament. Bombes larguées, l'appareil allégé bondissait en l'air et il fallait le plaquer au sol pour éviter d'offrir une cible à la défense contre-avions ennemie. Pendant la fuite, on entendait le stacato rageur de la mitrailleuse arrière. Car l'aviation de chasse russe, après un dernier baroud d'honneur, avait abandonné le ciel. Désormais, seuls un bon camouflage ou des as du canon anti-aérien pouvaient protéger les troupes au sol.
Et dans cette ambiance survoltée, où le cœur battait à cent à l'heure, l'esprit se fermait, l'adrénaline et le furie l'emportaient et prenaient le contrôle. Un groupe d'hommes qui s'échappait. D'un geste du pied et du poignet, ils se retrouvaient encerclé dans le collimateur. L'avion tremblait. Les balles fusaient et les foudroyaient. Ils s'éffondraient alors comme des pantins désariculés, arrêtés net dans leur élans. Mais ce ne c'était pas assez. Un isolé effayé cherchait la protection d'une forêt, il se retrouvait bientôt cloués aux premiers tronc qui en marquaient l'orée. Et la noria recommençait sans fin, provoquant des scènes de désolation qu'Attila et ses Huns n'auraient pas reniées. Les gares se remplissaient donc d'épaves transpercées, de wagons éventrés ou décapités par les mitraillages et le souffle des explosions. Les voies alentours étaient jonchées de cadavres dénudés, brulés, mutilés, déchiquetés. Des hommes, certes, mais aussi des bêtes, principalement des chevaux... et parfois des civils qui se mêlaient à l'armée en déroute pour fuir l'envahisseur et la répression. Les routes n'étaient pas épargnés. Une section avait attaqué un régiment d'artillerie en pleine retraite et provoqué un véritable carnage. Les mitraileuses avaient hâché les attelages, tandis que les bombes anti-personnel et les incendies de munitions avaient détruit canons et véhicules. Ce travail était plus sale que la chasse. L'adversaire n'y avait pas sa chance et, surtout, il n'était pas caché dans un machine de mort. Pas d'échappatoire possible, pas d'illusion avec laquelle se bercer ! La guerre apparaissait dans ce qu'elle était de plus dur et de plus odieux.
Mais toutes ces opérations n'allaient pas sans perte. Un équipage imprudent fut soufflé par ces propres bombes en attaquant un dépôt. Le Breda se désintégra en vol et retomba au sol en une pluie de débris enflammés. On ne devait jamais retrouver le moindre corps. Les sorties faitguaient aviateurs survivants et leurs machines, avec un effet pervers. Moins il y avait de Breda disponibles, plus ceux-ci étaient utilisés. Moins il y avait d'aviateurs en mesure de prendre l'air, plus ils étaient sollicités. Boris Ilyovenko se demandait ce que cette frénésie cachait. La guerre était-elle un ogre affamé qui allait finir par tous les dévorer, par engloutir ses hommes et ses avions, faire disparaître tout cela dans la maëlstrom des combats ? Ou bien les généraux de la division mécanisés cherchaient-ils à le faire plier ? Le premier août, un appareil endommagé se présenta sur la piste de Vinnytsia. Il trainait un panache de fumée noire et son moteur avait des ratés. Une jambe du train d'atterrisage pendait lamentablement sous l'aile gauche. Chacun, le cœur serré regardeait l'éclopé rassembler ces dernières forces pour rentrer. On imaginait le pilote en train de sa battre au commandes, suant sang et eau pour ramener son camarade à bon port. Les plus religieux priaient alors que l'angoisse grandissait au fur et à mesure que l'engin se rapprochait. Et soudain, l'horreur. Alors qu'il y était presque, qu'il ne restait que quelques mètres, trois fois rien,des flammes jaillirent du moteur dans un feulement insolent. Sans doute aveuglé, peut-être déjà attaqué, le cocher lâcha les rênes. Et le Breda piqua pour s'écraser au sol, où il explosa. Les points se serrèrent et les gorges se nouèrent, les têtes se baissèrent et des yeux pleurèrent. Dérisoires, presque déplacées, les cloches du véhicule des pompiers tintaient alors qu'il se précipitait vers l'épave en feu, suivi par l'ambulance semi-chenillée. Le capitaine Dmitri Vakalenko, un ancien, un père même, venait de disparaître. Sa fin paraissait si injuste !
Cependant, la tragédie se poursuivait. Peu à peu les restes de deux armées soviétiques avait été encerclés à l'est d'Ouman. Leur front s'arqueboutait sur la rivière Syniukha, du nord de Novoarkhanhel's'k, à son affluent la Yatran, au sud et à l'ouest, avant de rejoindre le premier cours d'eau par un arc de cercle courant depuis Dubova par Kamianeche. Pendant une semaine, il fallut continuer de les harceler, de briser les contre-attaques désespérées des forces ennemies pour se dégager. C'est à peine si on eut le temps d'enterrer la dépouille carbonisée de celui qui avait tant œuvré au redressement de l'escadrille après la Petite Guerre. La rédition du chaudron, comme l'appelait les Allemands, permit enfin de souffler. Il était temps car les projectiles commençait à manquer, tout comme les pièces détachées. Dernier officier de son unité, Boris Ilyovenko devait être au four et au moulin ; il n'avait qu'un adjudant pour le seconder. Le commandant se sentait perdu, isolé sur l'immensité du front, comme noyé dans un immense océan de paperasse et de procédures. Lorsque le lieutenant-colonel Keretchuk l'appela, ce fut la goutte d'eau de trop :
— Boris, tu m'expliques pourquoi la Luftwaffe1 demande des renseignements sur ta mission du 19 ? Il parle de t'attribuer la Croix de fer ! Te rends-tu compte du camouflet que nous a infligé ?
— C'est un peu facile de m'accuser ! Explosa Ilyovenko. Qu'est-ce qui t'as empêché de transmettre les photos ? Et ce n'est pas faute d'avoir inisté pour que tu changeâs d'avis. Maintenant tu me rabroue ! Ce n'est pas toi qui a enchaîné les missions et dû batailler avec les différents échelons pour obtenir de quoi les assurer. Mes hommes sont d'alerte de l'aube au crépuscule et ne dorment que quelques heures. Moi, encore moins. Et toi, le bureaucrate, toi qui est injoignable à l'heure des repas, de la messe dominicale et j'en passe, toi qui vis comme si nous étions encore en paix, tu viens me faire chier parce que j'ai aidé nos alliés, de combattant à combattant ?
— Boris ! Par Saint-Wladimir ! Qu'est-ce qui te prends de parler ainsi à un supérieur direct ? Tu as perdu la raison ? Redescends un peu, mon bonhomme ! Tu ne sais pas de quoi tu parles. Je penses que je vais devoir te relever de ton commandement, tu ne me parais plus fait pour ce boulot.
— Et qui mettras-tu à ma place ? Il n'y a plus personne. Mon adjoint gît six pieds sous terre et mes deux autres officiers sont en convalescence. Et si on en est là, c'est de ta faute. C'est ton boulot de limiter les demandes des terriens, de veiller à ce que tes moyens ne soient pas surmenés ou mal utilisés. Va donc faire ta demande. Je suis sûr de le commodore Plazynenko sera ravi de constater à quel point tu as si mal commandé. En attendant, j'ai du travail.

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