Une rencontre impromptue
Mardycka se retrouvait à faire les cent pas en attendant le commandant Ilyovenko. Elle ressassait les derniers propos des deux officiers à son encontre. Tout avait commencé lorsque que Rastenko avait proposé une tasse de café à la secrétaire.
— Pauvre fou ! Tu n'y songes pas ! s'était exclamé l'enquêteur. Elle est déjà bien assez insupportable comme cela. Et puis le règlement l'interdit formellement.
— Nous, petites choses fragiles et délicates, n'avons droit qu'à une infusion infecte, avait expliqué l'intéressée au capitaine qui faisait des yeux ronds.
— Ce sera du café ou rien, avait-il alors tranché.
— Mon commandant, vous vous rappelez ce que vous m'avez dit à propos de votre adjoint et du café des officiers ? « Il faut offrir le meilleur pour retenir les talents », je crois.
— Eh bien, servez-lui son café, au moins nous n'aurons plus à supporter ses babillages pendant qu'elle le boira. Tâchez de vous tenir tranquille pendant que je m'entretiens avec le capitaine.
Elle avait alors hésité un instant. Lui en avait profité pour s'enfermer dans un bureau avec le chef d'escadrille. Ça valait peut-être mieux. La jeune femme comprenait bien qu'elle progressait sur une ligne de crête très acérée, un fil ténu duquel elle pouvait chuter à tout moment. À travers les étroits carreaux d'une fenêtre, elle regardait l'aérodrome noyé sous un ciel bas. Au loin le bourdonnement d'un appareil civil résonnait, assourdi par la brume. Elle soupira. Comme elle aurait aimé se trouver à bord de ce vaisseau des airs pour voyager loin, très loin de son vociférateur d'officier. Des éclats de voix auxquels elle ne prêta aucune attention se firent entendre. Des silhouettes en cuir passèrent devant elle. Soudain, un détail sur le visage de l'une d'elle la frappa. Elle pivota et se plaqua contre la cloison. Son cœur avait soudain accéléré et son souffle était court. Pourvu qu'elle fût la seule à être consciente de leur proximité.
— Tout va bien, mademoiselle ? demanda le secrétaire.
— Oui, oui... j'ai cru voir... un fantôme. Enfin, un fantôme... Ou... Oubliez, c'est rien.
— Vous êtes toute blanche ! Vous pouvez aller prendre l'air si vous ne vous sentez pas bien, je préviendrais le commandant lorsqu'il sortira.
— Non, c'est pas une bonne idée. Si un soldat me remarque, je vais encore me faire remonter les bretelles. J'ai assez pris pour aujourd'hui.
— Bon sang, j'en étais sûr ! Qu'est-ce que tu fous-là ?! T'es encore venu manigancer contre moi ? s'écria une voix masculine qu'elle reconnue.
Les mots avaient fusé comme une rafale de mitrailleuse, surprenant les deux administratifs dans leur discussion. Mardycka se retourna avec une souplesse toute féline et afficha son plus beau sourire avant de fermer son visage :
— Bonjour, sergent Junkovski. Si tu le permets, on va poursuivre ailleurs ! proposa-t-elle d'un ton neutre où perçait cependant une pointe d'anxiété.
— Pourquoi ? T'as besoin d'être seule pour pouvoir m'embrouiller ? reprit Piotr avec la même agressivité.
— Je veux surtout éviter que ton ancien chef d'escadrille me passe un savon, tenta de se contenir la jeune femme .
— Ah parce que tu es de mèche avec lui, maintenant ?!
— Ce que t'es con ! Viens dehors avant qu'il s'amène !
Elle tenta de l’attraper par le bras, mais il leva son coude et lui donna un coup involontaire dans le nez. L'auxiliaire partit à la renverse et tomba sur les fesses, à moitié assommée. Sa tasse émaillée roula au sol, répandant le café sur le plancher. La porte du bureau s'ouvrit et les deux officiers sortirent en trombe. Il s'arrêtèrent net. Mardycka assise jambes écartées se tenait le visage entre les mains. Du sang coulait entre ses doigts et gouttait sur sa jupe, créant une tâche rouge sombre bien visible sur le fond gris-bleu clair du drap. Piotr se tenait face à elle et leur tournait le dos. Mais il ne fallait pas être grand clerc pour deviner tout son énervement : ses membres étaient tendus et ses poings serrés.
— Sergent Junkovski ! tonna Rastenko. De quel droit vous en prenez-vous à cette pauvre femme ?
— Pauvre femme ?! s'écria le sous-officier. Mon commandant, mais c'est une pute ! C'est même elle qui m'a dénoncé à KTP l'hiver dernier !
— Mais qu'est-ce tu racontes ! Tu crois que j'ai que ça à foutre de balancer tous les mectons qui se plaignent de leur patron ?! Les flics, je les piffe encore moins que toi ! ragea Mardycka.
— Tu vas faire croire ça à qui, espèce de salope !
— Ça suffit tous les deux ! les interrompit le chef d'escadrille. Ementchuk, appelez-moi le sous-officier de garde, qu'il mette Junkovski aux arrêts de rigueur. Et demandez au doc de nous envoyez un infirmier pour l'auxiliaire Slebovska.
— Mets-les au trou tous les deux qu'ils règlent leur compte une bonne fois pour toute, intervint Ilyovenko sur un ton sarcastique.
— Tu ne veux pas non plus qu'ils nous réservent un petit ?
— Non, juste que ces deux énergumènes nous laissent travailler en paix. J'entends déjà ma secrétaire geindre parce que « ça pique à son bobo ».
Mardycka s'y était attendue, elle ne releva pas. Elle préféra tirer avantage de la situation devant le capitaine et tendit la main vers son ancien régulier. Mais ce dernier restait les bras le long du corps, poing serré. Le regard empli de fureur, il soufflait comme un taureau prêt à charger.
— Tu vas m'aider à me relever, espèce de mufle ! lança-t-elle.
Mais il ne bougea pas. Elle se débrouilla donc seule, prenant soin de ne pas glisser ni de laisser tomber une goutte sur le parquet. Puis, après avoir pris un mouchoir dans son sac posé sur une table, elle s'adressa au secrétaire de la quatrième escadrille :
— Toi, tu dis à ton sous-off' de jour qu'il nous laisse régler nos compte avant de l'envoyer au frais.
— De quel droit, elle me donne des ordres, l'autre ?! se plaignit le soldat.
— Première volontaire, t'as pas vu la grosse ficelle sur mes épaulettes ? Et toi, l'abruti de service, t'arrête de ventiler comme une hélice et tu viens causer dehors.
La jeune femme voulu l'attraper par la manche, mais il esquiva la saisie d'un geste brusque. Rastenko décida d'intervenir :
— Je vous conseille d'obéir Junkovski, un peu d'intelligence jouerait en votre faveur.
— Mon cap...
— C'est un ordre !
Les deux jeune gens sortirent de la pièce en martelant le parquet. En arrivant sur le seuil de la porte, la brune commanda à son suiveur de l'aider à aborder la petite marche en ciment. Encore étourdie par le coup, elle craignait de perdre une fois de plus le contrôle de ses nouvelles chaussures. Trop énervé, ce dernier se contenta de la pousser... avec un plus de force que nécessaire. Mardycka atterrit sur les caillebotis du chemin, manqua de s'y fouler la cheville et termina sa course dans l'herbe boueuse. Elle se retourna et fusilla Piotr d'un regard noir.
— Tout dans la bite, rien dans la tête !
— C'est tout ce que tu vaux.
— C'est vrai que t'as été à bonne école avec ton ancien capiston ! Tu veux quand même pas qu'on en vienne aux mains ?!
— Ça te ferait pas de mal de prendre un bonne leçon.
— D'autres s'en sont chargé à ta place, mon chou. Et tout ce que tu pourrais me foutre sur la gueule, à côté, ce sera rien.
— Je croyais que tu avais été malade, que tu avais déliré à cause de la fièvre !
Une pointe d'angoisse étreignit Mardycka. Mais très vite elle trouva la parade pour éviter d'avouer son mensonge.
— C'est pas arrivé tout seul ! Mon mac arrêtait pas de me battre. Ça a fini par s'infecter.
— Ton mac ? Alors pourquoi tu m'en as jamais parlé avant, de çui-là, hein ? Quand je t'interrogeais sur tes cicatrices, tu disais toujours que c'était des clients pervers. Quels autres cracs t'as bien pu me servir ?
— C'était pas un crac !
— Ah non ? T'appelles ça comment ?
— Mais qu'est-ce que t'aurais fait ? Tu l'aurais buté, peut-être ? C'est toi qu'aurais eu toutes les emmerdes. Tu pourrais même plus voler, à l'heure qu'il est ! Réfléchis deux secondes. En plus, j'aurais fait quoi, moi, sans julot ? Tu l'aurais remplacé peut-être ? Bah non, pas en étant en taule ! C'était à moi de régler ce problème. Et c'est fait. Si j'ai balancé quelqu'un, c'est lui, et uniquement lui, personne d'autre !
— Et t'imagines que je vais te croire ? Tu as dis ne pas aimer la flicaille, je te rappelle !
— T'as une meilleure solution ?
— Ouais, considérer que t'es qu'une petite pute opportuniste. T'as pas réussi à m'avoir avec la KTP, alors tu fricotes avec mon ancien chef d'escadrille malhonnête. Au fait, c'est lui, ou c'est toi qu'as eu l'idée du déguisement ?
Le sous-officier de garde était arrivé et les regardaient avec un sourire narquois. La provocation de Piotr avait énervé Mardycka. Elle sentait bien que la discussion n'aurait aucune issue et qu'elle pouvait même s’envenimer davantage. Elle préféra couper court tout en rendant les coups :
— C'est l'état-major. D'ailleurs, ils ont aussi fait exprès que ton pote s'écrase pour nous donner une bonne raison de venir te faire chier. C'est bon, vous pouvez l'emmener, premier-sergent, y me sort par les trous de nez avec sa connerie.
— Bonne idée, j'aurai plus à supporter ta sale gueule de morue de bas étage. Vas te faire foutre ma pauvre fille.
— C'est déjà fait, et par plus doués que toi !

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