Extrait 1 - Première nuit de traversée
“ Les filles, il est l’heure…”
D’une voix douce au milieu des clapotis et des glissements de l’eau sur la coque, Michel qui descend de son quart 21h-minuit nous réveille à l’heure dite. Nous nous extirpons comme des vers de nos bannettes, et nous hâtons en cinq pas craquants sur le pont où JP est resté, pris ou épris d’une insomnie. La peau encore chaude et les idées embrumées, j’oublie ma veste et mon pantalon de quart et prends la barre, tandis qu’Emi, déjà toute étanche et encapuchonnée s'installe sur l'autre banquette.
Les lumières de la Réunion ne sont plus qu’un halo lointain, si lointain que la mort cette vieille copine me rappelle qu’on est la nuit, dans l’océan Indien. Loin des proches, et surtout loin d’un éventuel sauvetage, nous aurions beau être une équipe de solides gens de la mer, l’océan ne ferait pas de cadeau à cinq grains de riz perdus dans la marmite.
La houle peut atteindre les deux mètres, et nous naviguons à 5 nœuds tribord amure sur une mer de pétrole sans reflet, avec pour seuls éclairages artificiels les instruments de navigation et la basse lumière rouge du compas à bain d’huile.
Le noir et le manque de repères maltraitent mon oreille interne, pourtant leurrée par un patch de Scopolamine depuis le matin. Le bruit des vagues est si régulier que j'en somnole, mais le vent qui se rafraîchit apporte embruns et petits paquets de vagues qui viennent rapidement me refroidir et me ranimer. Recroquevillée sur moi-même pour conserver mes calories, le froid et la peur me courent doucement le long de la colonne vertébrale. Un petit frisson de panique me guette, mais je le mate mieux. Dans ce doux tumulte je m’allonge et fixe l’étoile pile au-dessus du mât dont la pointe pivote, virevolte, ballotte, me passe devant les yeux… et encore.
Quid de l’oreille interne : un faux pas ou un écart d'esprit, et mon dîner se fera la malle par l’entrée principale.
" Emi, tiens !"
En remontant de notre cabine, je jette malproprement les pièces étanches sur ma camarade emmitouflée et passe la tête sous la filière. Le nez à dix centimètres de la surface... il faut savoir apprécier chaque moment !
Compatissante, Emi me dispensera bout de deux heures et demi sur trois. Un pied dans le carré, un pied dans ma cabine, je me déshabille comme un samedi soir, j’enlève la moitié de mes vêtements pleins de sel, je me niche et m’effondre en suppliant Morphée de passer vite, très vite. Le mal de coeur s'éteint enfin et se joint au bonheur des hormones qui envahissent le corps qui s’endort.
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