Soie et Silence
Le danger ne crie pas. Il s’approche en silence, habillé comme tout le monde.
Le manoir s’élève devant moi, une forteresse d’ombres, taillée dans le silence et le verre noir. Ses façades lisses reflètent à peine la lumière blafarde des lampadaires, comme si la nuit elle-même refusait de s’y poser. C’est un piège, un de ces lieux où l’élégance rime avec trahison, où chaque reflet dissimule un couteau.
Les lourdes portes s’ouvrent sans bruit, et l’air à l’intérieur mord la peau, glacé et dense. Des lustres modernes, suspendus comme des éclats de cristal dans le noir, pendent au plafond. Leurs reflets se mêlent aux murs couleur d’encre, éclaboussés de tableaux abstraits — éclats rouges, éclats de sang, lavés à l’argent, comme les souvenirs que ce lieu renferme.
Ici, les puissants ne parlent pas. Ils racontent des légendes, des contrats scellés dans la mort, des promesses murmurées entre deux verres, entre deux coups de feu. Je suis l’ombre qui glisse sur ce théâtre d’apparences, en robe noire, talons feutrés, silhouette affûtée et silencieuse. Aucune arme visible, juste mes yeux, mon souffle retenu, et cette sensation brûlante d’être déjà prise dans le filet.
Luca grésille dans mon oreillette, sa voix métallique et étouffée traverse la toile d’ombre :
- Rien sur les caméras. Verner n’est pas encore sorti, mais y’a du monde. Trop de têtes connues. Trop de regards affamés.
Je déglutis, un frisson remonte le long de ma colonne. Mes pas sont lents, calculés. Chaque mouvement, chaque geste compte. Je glisse à travers la foule, observant les visages, la danse calculée des hypocrites. Les sourires sont figés, les rires trop nets, les échanges trop polis. La pègre internationale sous son plus beau costume, jouant à cache-cache avec la vérité.
Au bar, Jade se fond dans la masse, silhouette discrète et alerte. Wayde veille, immobile, une sentinelle dans un océan d’hostilité. Luca, invisible, me guide depuis l’extérieur. Pourtant, malgré leur présence, je me sens seule, vulnérable, un gibier dans un enclos de requins.
Un frisson m’électrise, pas une main, pas un souffle, juste un regard — une pensée glissant sur ma nuque comme une lame invisible. Mes sens se tendent, mon corps s’éveille.
Je bifurque dans un couloir oublié, bordé de portraits aux regards lourds, leurs yeux peints me poursuivent comme des fantômes. Un cadre de travers accroche mon regard. Je le redresse doucement. Derrière, un minuscule trou, un œil espion dans le silence. Quelqu’un m’observe, quelque part dans l’ombre.
La musique dans la salle principale change de rythme. Les cordes s’étirent, graves et menaçantes, suspendues dans l’air épais. Je frôle un rideau de cuir, dense et chaud, sous-entendu d’un secret que je devine, un tabac ancien mêlé à la sueur de la peur.
La salle bourdonne de verres qui s’entrechoquent, de rires, mais je m’évade vers la galerie. Un corridor hors du temps, figé entre les miroirs brisés qui démultiplient mon ombre, brouillent mes intentions. Chaque pas fait écho, un battement sourd dans la cage de verre.
Je cherche l’homme que je dois trouver. Lui. Le prédateur dans le manteau d’invité.
Il est là, adossé au mur, silhouette esquissée dans la pénombre, costume simple mais parfaitement ajusté. Un sourire froid, sans chaleur, qui ne trompe personne. Ce type respire l’ombre, le danger tapi sous un vernis de banalité.
Je m’approche, verre à la main, voix basse, caresse presque :
- Belle soirée, non ?
Il tourne la tête, surpris, pas assez pour s’enfuir. La peur ne fait pas partie de son vocabulaire.
- Tu cherches Verner.
Pas une question, une affirmation tranchante comme une lame.
- Peut-être, dis-je, joueuse. Et toi, tu sais où il se cache ?
Un silence. Il plie un papier, le glisse dans ma paume. Ses doigts effleurent les miens, brûlants, un frisson électrique.
- Bibliothèque oubliée. Derrière les doubles portes, un passage vers le jardin d’hiver. Là où la lumière abandonne les ombres.
Je plisse les yeux, mémorise. Le jardin d’hiver, un labyrinthe de verdure au cœur du manoir, parfait pour disparaître.
Je relève les yeux vers un miroir. Mon reflet éclate en mille éclats — fragments d’un mystère qui me dévore de l’intérieur.
Derrière moi, l’informateur se dissout dans la nuit, aussi vite qu’un souffle effacé par le vent.
Le silence s’épaissit. Mon corps se tend, chaque fibre aux aguets. Puis, un souffle glacial fend l’air, trace invisible contre ma peau.
Je sens sa présence avant même d’entendre sa voix. Ce souffle glacial, cette ombre qui s’accroche à mes pas, comme une obsession. Je n’ai pas besoin de me retourner, je sais qu’il est là, tapis dans l’obscurité, patient, prédateur.
Puis cette voix, basse, grave, un murmure qui caresse et déchire :
- On t’a déjà dit que tu ne sais pas marcher comme quelqu’un de normal ?
Je serre les dents, la gorge sèche, mais je ne cède pas au tremblement. Je sens son regard bleu, glacial et brûlant à la fois, qui s’attarde sur chaque mouvement, chaque muscle tendu de mon dos.
- Fantôme, hein ?
Ce surnom tombe comme un coup de vent dans ma peau. Je fais un pas, lent, presque délibéré, comme pour lui montrer que je ne fuirai pas.
- Pas besoin d’arme, ce soir. Ton dos suffit.
Sa voix est une caresse qui glisse sur ma nuque, et pourtant, c’est une menace aussi tranchante qu’une lame. Mon souffle s’accélère, mais je garde le contrôle. Le danger est un parfum qui me rend ivre.
Je me retourne lentement. Vide. Seulement la nuit et ce murmure qui me colle à la peau.
Je recule d’un pas, imperceptiblement. Mes doigts frôlent la paroi froide d’une serre abandonnée. L’humidité perle à mes tempes, pas uniquement à cause de la chaleur. Il est là. Je ne le vois pas, mais je le sens, dans l’air devenu plus lourd, dans cette tension qui fait vibrer mes nerfs.
Une ombre glisse dans mon dos. Trop fluide, trop lente pour être naturelle. Il est déjà là, comme toujours, surgissant de nulle part.
- Tu respires comme quelqu’un qui s’attache à ses murs intérieurs, souffle-t-il près de moi, sa voix posée comme une promesse ou un piège.
Je mords ma lèvre. La chaleur monte à mes joues. Il est trop près. Je pourrais me retourner, lui trancher la gorge — ou l’embrasser.
Je résiste à cette pensée, honteuse, dévorante. Ma voix claque, sèche et fiévreuse :
- Et toi ? Que caches-tu derrière ce masque d’indifférence ?
Il sourit, ce sourire fin, presque triste, qui fait naître un frisson que je refuse d’admettre.
- Peut-être que c’est mon humanité qui se cache, ou peut-être qu’elle est déjà morte.
Le silence s’étire, chargé de ce non-dit qui pèse plus que des milliers de mots.
Il sourit. Ce sourire fin, presque triste, bordé d’un éclat que je refuse d’analyser. Un frisson me traverse. Il me regarde comme si j’étais un secret qu’il veut garder pour lui seul.
Il fait un pas vers moi, juste assez pour que je sente son souffle, glacé mais troublant. Notre proximité est une épreuve, un duel muet où la tension est palpable, où chaque millimètre gagné est une victoire ou une défaite.
- Tu fais peur aux monstres, Fantôme, murmure-t-il, sa voix rauque comme une caresse interdite. Mais moi, j’écoute ce que tu tais.
Je ferme les yeux un instant, captant cette vérité nue, ce jeu dangereux entre nous. Je sens ses doigts invisibles effleurer ma peau, lire mes secrets.
- Tu veux quoi ? lui craché-je enfin, la voix rauque, le souffle coupé.
- Comprendre ce qui fait battre ton cœur… ou ce qui pourrait le faire exploser.
Il recule, la tension n’a pas faibli, elle vibre dans l’air, dans nos regards qui s’embrasent.
Je reste figée, sur le fil, fragile et puissante, prête à basculer.
Le moment est suspendu, et puis, la foule nous reprend, implacable, impassible.
Mais moi, je sais que ce soir, rien ne sera plus jamais pareil.
Il me dévisage, comme s’il cherchait à percer le blindage que j’ai dressé autour de moi.
- Tu portes des murs, mais aussi des cicatrices. Ce n’est pas juste du calcul, c’est une armure forgée dans le feu de tes peurs.
Je sens ses yeux brûler, comme s’il voulait gratter la surface, atteindre ce que je refuse de montrer.
- Tu crois que je suis si fragile ?
Son sourire se fait plus profond, presque carnassier.
- Non. Je sais que tu es dangereuse. Plus que moi, peut-être. Mais cette froideur… c’est une danse que tu mènes pour ne pas craquer.
Je ravale un frisson qui n’a rien à voir avec la peur.
- Et toi, tu caches quoi derrière ce masque ?
Il incline la tête, comme si ma question réveillait un passé trop lourd.
- J’ai longtemps cru que la douleur m’avait tout pris. Puis j’ai vu que c’était elle qui m’avait donné une raison de vivre.
Son souffle effleure à nouveau ma peau, cette fois je ne recule pas. Je sens le poids de sa présence, lourde et électrique, comme une promesse d’orage.
- Tu sais, Fantôme, dit-il en se rapprochant d’un pas, le temps est un luxe qu’on ne s’accorde pas souvent. Ce soir, je voudrais que tu arrêtes de courir.
Je sens son regard brûler mes paupières, scruter la faille que j’essaie de cacher.
- Arrêter, ce n’est pas dans mon vocabulaire.
- Peut-être que c’est le moment d’apprendre un nouveau langage, murmure-t-il, la voix tremblante d’une émotion contenue.
Je serre les poings, mon cœur tambourine. Cette proximité est une ligne rouge que je refuse de franchir, et pourtant je suis irrésistiblement attirée par l’abîme qu’il me tend.
- Tu joues un jeu dangereux, avertis-je, la voix plus basse, presque un souffle.
- Comme toi, répond-il en souriant, sa main s’effleurant la sienne juste un instant, assez pour que l’électricité passe.
Le temps suspend son vol. Tout autour, la fête continue, mais ici, entre nous, il n’y a que le silence chargé d’une tension qui pourrait exploser.
Puis, comme un éclat dans la nuit, une alarme mentale me hurle que je dois partir, maintenant. Je me détache lentement, le cœur en feu et la tête pleine d’ombres.
- Ce n’est pas fini, dis-je, glaciale mais brûlante.
Il incline la tête, son sourire plus sombre.
- Non, ce n’est que le début.
Je pivote et m’échappe vers le jardin d’hiver, le labyrinthe d’ombre et de lumière où je pourrai, peut-être, respirer sans sentir son regard peser sur moi.
Le couloir vers la bibliothèque paraît interminable, chaque pas résonne comme un défi lancé à ce murmure qui ne me quitte pas. Je sens son souffle, glacé, suspendu juste derrière moi, une ombre prête à fondre.
La porte double s’ouvre devant moi, massive et sourde, cachant l’entrée du jardin d’hiver. Derrière ces battants, l’air est plus frais, chargé du parfum humide des plantes nocturnes et d’un mystère ancien.
Je pousse la porte, et la lumière s’efface peu à peu, remplacée par des formes mouvantes : les silhouettes des arbres taillés, les labyrinthes de haies sculptées, leurs feuilles bruissant comme un secret que je pourrais à peine murmurer.
Chaque pas dans ce jardin est une lutte contre l’invisible, une traque muette où la nature même semble conspirer pour cacher le jeu dangereux que nous menons.
Et lui, il est là, toujours. Un spectre au coin d’une allée, un frisson dans le souffle du vent, la promesse d’un contact qui brûle.
Je tourne dans le labyrinthe, sentant ses yeux peser sur moi, sa présence serrer mon cou comme un collier d’acier. Mes doigts effleurent la feuille d’un buisson, et je ferme les yeux un instant, pour mieux ressentir cette tension à fleur de peau.
Un murmure, derrière moi. Son parfum, un mélange âcre et sucré, emplit l’air, me déstabilise.
- Tu cours encore, murmure-t-il à mon oreille, sa voix un souffle brûlant. Pourquoi fuir ce qui te hante ?
Je me fige, luttant contre le vertige que me donne sa proximité. Son souffle caresse la peau nue de mon cou, et j’ai envie de tourner la tête, de le regarder droit dans les yeux.
Mais le jeu est dangereux, et je sais que céder, ne serait-ce qu’un instant, c’est lui offrir une victoire.
- Parce que fuir est la seule arme que j’ai, soufflai-je, la voix tremblante d’un mensonge que je savoure.
Il rit, un son rauque qui fait vibrer l’air autour de nous, comme une menace tapie dans l’ombre.
- Une arme… que personne ne t’a jamais vue utiliser. Tu bluffes, Fantôme.
Il s’avance, et mes muscles se tendent, prêts à riposter ou à succomber. Son regard brûle d’une intensité qui m’arrache presque un frisson.
Nos ombres se croisent, se mêlent, comme deux danseurs pris dans un tourbillon.
- Si je te rattrape… ce sera pire que la mort.
- Je sais, souffle-t-il, en posant sa main sur mon bras. C’est pour ça que je cours si lentement.
Un silence s’installe, chargé de non-dits et de promesses. Le jardin semble retenir son souffle avec nous.
Puis je m’échappe à nouveau, glissant entre les branches, le cœur battant à la chamade, sachant qu’il est là, toujours à mes trousses, ce fléau aussi irrésistible que mortel.
Il avance d’un pas, lent, mesuré. Pas pour dominer, mais pour effleurer le bord du feu.
- Tu sais, Fantôme, je pourrais te plonger dans le silence pour toujours. Une seconde, un souffle, et tout s’éteint.
Sa voix est douce, presque un murmure, mais chaque mot est une lame affûtée.
- Pourtant, tu restes là, face à moi. Pourquoi ? Curiosité ? Provocation ? Ou quelque chose de plus… fragile ?
Je sens son regard dévorant, la caresse glacée de ses yeux qui sondent ma peau, cherchent mes failles.
- Tu donnes envie de comprendre. Ou de briser. Je ne sais pas encore.
Il penche la tête, son souffle effleure mon cou, une menace muette qui fait vibrer mes nerfs.
- Mais chaque respiration que tu prends… chaque battement de ton cœur… me défie. Et j’y réponds, malgré moi.
Je le fixe, défi dans le regard.
- Et toi, qu’est-ce que tu veux ? Être l’ombre qui m’achève, ou celle qui me protège dans la nuit ?
Un sourire cruel, chargé d’une tendresse rare, éclaire ses traits.
- Je vacille entre l’ombre et la tempête
Il recule d’un pas, mais son regard reste rivé sur moi, vibrant d’une tension presque palpable.
- Ce jeu que nous jouons, Fantôme…
Sa voix s’assombrit, se fait plus rauque, presque un murmure rauque qui se perd dans le silence.
- Il pourrait nous consumer.
Il laisse ces mots flotter entre nous, comme une menace suspendue, une invitation au précipice.
Je sens son souffle chaud effleurer ma nuque, une caresse tranchante, un frisson électrique qui court le long de ma colonne vertébrale.
- Mais…
Sa main effleure lentement mon bras, une brûlure douce-amère.
- C’est la seule vérité que je connaisse.
Le surnom tombe, glacé, cruel et fascinant : « Fantôme ». Pas un prénom, pas un prénom tendre, mais un spectre qui hante son esprit, qui le déchire autant qu’elle.
Il joue avec le paradoxe, il est à la fois la tempête et le refuge, le poison et le remède.
Je pourrais le haïr, le fuir, l’abattre comme un ennemi… et pourtant, chaque fibre de mon corps s’éveille à sa présence, chaque battement de mon cœur menace de trahir ma raison.
C’est un jeu d’ombres et de flammes, un ballet dangereux où chaque pas pourrait être le dernier.
Et pourtant, au fond de ce chaos, une question sourde pulse dans mon esprit : est-ce qu’il hésite, lui aussi ? Ou joue-t-il simplement le rôle qui lui a été assigné, celui du prédateur insaisissable ?
Je ne sais plus qui est le chasseur, qui est la proie.
Mais une chose est claire : ce n’est pas qu’un duel. C’est une collision.
Le silence entre nous est épais, chargé d’électricité. Je sens son hésitation, ce frisson qu’il cache derrière ses yeux d’acier.
- Prends garde à ne pas trop t’approcher… ou tu risques de brûler.
Je murmure, ma voix à peine audible, un souffle dangereux.
Il sourit, un éclat sombre dans le regard.
- Peut-être que brûler est le seul moyen de vraiment vivre.
Le claquement métallique résonne, sec, brutal. L’alarme invisible a été déclenchée.
Un frisson me parcourt.
Son ombre se dérobe, comme aspirée par la nuit, disparaissant dans un souffle d’air glacé.
Un instant, je me demande s’il n’a été surpris lui aussi — une incertitude qui me vrille le ventre.
Pas le temps de me poser plus de questions.
Je pivote, mon cœur tambourinant dans ma poitrine.
Le labyrinthe du jardin m’ouvre ses bras obscurs, refuge mouvant où je pourrai disparaître, au moins un instant.
Dans mon oreillette, la voix calme de Jade, distante mais assurée :
- Rhéa, on te couvre depuis l’intérieur. Wayde aussi. Ne reste pas là.
Je m’enfonce dans les haies épaisses, les feuilles humides griffant ma peau, chaque pas me rapprochant de l’inconnu.
Luca capte mes battements dans l’oreillette, son ton grave comme un bouclier :
- Rien d’anormal pour l’instant. Tiens bon, on est là.
Je serre les dents, m’efforçant de transformer cette fuite en stratégie, ce chaos en arme.
La nuit est notre alliée, le labyrinthe notre arme.
Et moi… je suis toujours là, fantôme insaisissable.
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