La maison de poupée

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 La jeune princesse faisait sautiller des pions d'échec d'une pièce à l'autre. Elle marmonnait une histoire invraisemblable qui se déroulait dans la maison de poupée que lui avait confectionné son frère aîné. Très habile de ses mains, l'aimant prince d'Aurey avait longuement travaillé, avec patience et détermination, sur cette construction ambitieuse pour l'offrir en cadeau à sa petite sœur adorée.

Le jour de ses sept ans, la fillette fut tellement heureuse de son cadeau qu'elle ne put empêcher quelques larmes de bonheur de couler le long de ses ravissantes joues roses. La première version de la maisonnée contenait certes de simples pièces vides sur trois étages, mais elles ne tardèrent pas à être plus fournies au fil du temps. Avec les années, la maisonnette était devenue la réplique quasi parfaite du manoir familial dans lequel leurs ancêtres vivaient depuis plusieurs siècles. Elle comprenait de grandes chambres joliment décorées, aux murs et aux meubles tapissés, une salle de réception, des cheminées, une cuisine remplie de fournitures méticuleusement élaborées et même un atelier de travail comme celui dans lequel le prince passait le plus clair de son temps.

Il ne se passait pas un jour sans que la fillette ne pense à son présent. Quand elle le pouvait, elle y restait des heures durant accroupie, y déplaçant jouets et objets divers auxquels elle avait attribué maints noms loufoques.

 Les jours, les mois et les années passèrent. La princesse grandissait à vue d’œil. Pour ses onze ans, la maison désormais finie, le prince d’Aurey avait un nouveau projet en tête; celui de créer des poupées uniques, chacune représentant un membre de la famille, de la grande tante acariâtre au dernier nouvea-né. Il s’était amusé à leur attribuer des expressions réalistes et à leur confectionner de beaux vêtements aux tissus délicats. La fillette, bien qu’habituée aux cadeaux hors du commun de son frère, fut encore une fois abasourdie par la beauté et la minutie nécessaire pour ses dernières créations.

Obnubilée par ses présents si fidèles à la réalité, elle sortait même la nuit de son lit pour rester auprès de ses poupées. A la faible lueur d'une bougie, vêtue d’une épaisse chemise de nuit, elle restait jusqu'aux premiers reflets de soleil, jouant à ne plus en dormir. Ses parents, trop occupés avec leurs tâches journalières, ne remarquèrent pas son obsession. La gouvernante quant à elle se questionnait sur le sujet, mais la fillette, rusée, avait réussi à déjouer son attention.

Le temps s’écoula et voilà que la princesse s’approchait à grands pas de ses douze ans. L’idée de grandir davantage la terrifiait. La vie d’adulte lui semblait morne et fatigante. Rien ne la rendait plus heureuse que de simplement s’amuser avec ses nombreux jouets. Elle se rassura en pensant à la prochaine surprise que lui concocterait son grand frère chéri et qui apporterait un peu de gaieté à cette journée qu’elle appréhendait tant. Un jour, guidée par la curiosité, elle alla frapper à la porte de l’atelier du prince pour le questionner sur la nature de son prochain cadeau. Le jeune homme avait à peine entrebaîllé la porte, lui refusant l’entrée.

- Pourquoi ne me laissez-vous pas entrer, frère adoré ?

Le jeune homme ne semblait pas vouloir répondre. Il affichait un certain malaise. La fillette pouvait le deviner même si seul son œil était visible par la fente.

- Que me préparez-vous donc cette année ?

Le regard fuyant, le garçon ne répondait toujours pas.

Après un long silence, sa sœur comprit. Le pauvre garçon n’avait plus d’idée. Cela devait bien arriver un jour pensa la jeune fille. Conciliante, elle lui dit :

- Le présent que j’ai reçu l’année passée m’avait comblé de bonheur, mais j’ai peur qu’il eût été incomplet.

Le garçon ouvrit de grands yeux surpris. Comment cela incomplet ? C’était impossible se révolta-t-il muettement.

- Et pourtant, je vous assure, vous avez bel et bien omis un élément important, ajouta-t-elle alors qu’elle devinait ses pensées. Vous ne voyez donc pas ? Toute notre famille est bien représentée dans ma collection de poupées. Même vous, le gentil prince d’Aurey, y êtes. Mais qu’en est-il de sa petite sœur chérie ? Pourquoi n’y ai-je pas ma place ? Je voudrais moi aussi pouvoir déambuler entre ces murs et y vivre de grandes aventures !

Le jeune homme ouvrit de grands yeux. Un instant, un reflet brilla au fond de ses pupilles. Il referma la porte aussi vite, fébrile à l’idée de retourner au travail, laissant sa jeune sœur s’éloigner gaiement, impatiente de découvrir sa future poupée.

Depuis ce jour, elle n’avait vu son frère que très rarement et il semblait toujours un peu absent lorsqu’il leur faisait honneur de sa compagnie. Il semblait avoir travaillé très dur sans prendre suffisamment de repos. Du moins, c’est ce que pensait la princesse jusqu’au grand jour de ses douze ans. Le seul moment de la fête qu’elle attendait tant était venu lorsque son frère lui tendit nerveusement un joli paquet coloré. Elle le dénoua avec une patiente à peine maîtrisée et fut chamboulée en découvrant son contenu. Elle y trouva une petite théière fleurie et une tasse du même motif accompagnées d’un sachet de thé unique. Abasourdie, elle questionna son frère du regard. Ce dernier ne répondit rien et repoussa le cadeau vers elle.

 Cela faisait sens, se disait-elle larmoyante. Maintenant qu’elle devenait une vraie jeune femme, son frère ne pouvait vraisemblablement plus lui offrir de jouets pour ses anniversaires comme lorsqu’elle était une enfant. Elle comprit que l’heure était venue d’accepter la terrible sentence à laquelle toutes les fillettes de ce monde étaient vouées. Très bientôt, elle viendrait à se marier et tout le reste suivrait naturellement jusqu’au jour de sa mort. Résignée, peinant à cacher sa profonde tristesse, elle accepta le cadeau de son frère et demanda à faire chauffer de l’eau. Chaque seconde lui semblait être une agonie. Elle espérait que le parfum délicat du thé l'aiderait à apaiser ses mauvaises pensées. Lorsque l’eau fut enfin bouillante, elle empoigna le sachet qu’elle y trempa et versa adroitement le liquide coloré dans sa jolie tasse. Le parfum délicat aux senteurs de jasmin et de fraise des bois qui s’en dégagèrent l’emporta une dernière fois vers ses souvenirs d’aventures rocambolesques qu’elle faisait vivre à ses poupées. Elle s’endormit très vite et ne se réveilla que le lendemain matin.

 Son lit toujours aussi douillet et sa chambre lumineuse, quelque chose la turlupinait pourtant. Elle se leva comme à l’accoutumée et s’habilla, prête pour une nouvelle journée pleine d’aventures. La tristesse de la veille l’avait étrangement quittée aussi vite qu’elle s’était installée. Elle se sentait plus légère que jamais, remerciant intérieurement son frère des vertus apaisantes du thé qu’il lui avait offert. Alors qu’elle se dirigeait vers la porte, elle lança un coup d’œil dans la direction de sa maison de poupée comme à l’accoutumée. Mais elle réalisa aussitôt qu’elle avait disparu. La princesse, prise de panique, commença à fouiller toute la pièce, s’enfonçant dans les armoires et les tiroirs. Dans sa recherche effrénée, elle ne donna aucune importance aux légères vibrations qui faisaient trembler le sol et les murs. Les tableaux se balançaient doucement et les rideaux formaient des vagues imperceptibles. Sans prévenir, une fente gigantesque se forma sur toute la longueur d’un coin du mur. Une lumière éclatante pénétra par cette fente alors qu’elle s’agrandissait de plus en plus au point qu’elle fut assez large pour y passer toute entière. C’est alors qu’un œil énorme apparut par le trou. Le cri aigu de peur intense que poussa la princesse le fit cligner de surprise. Puis, elle reconnut cette couleur brune, ces longs cils et cette douceur dans le regard. L’œil de son frère était aussi large que sa propre tête. La fente continuait de s’agrandir, découvrant le reste du visage du prince au sourire satisfait. Derrière lui, elle reconnut le décor de sa propre chambre, mais dans des proportions gargantuesques. Elle n’osa pas approcher de la limite de sa petite chambre pour mieux y voir, car elle donnait sur un vide vertigineux. Son frère l’observait joyeusement et approcha avec délicatesse une main énorme au-dessus d’elle. Ses deux gros doigts portaient un objet qu’il posa avec beaucoup de douceur dans un coin de la pièce.

Une maison. Sa jolie maison de poupée. Elle comprit qu’elle n’avait jamais vraiment disparu. Plus heureuse que jamais, elle attendit que son frère ait finit de l’installer et admira cette nouvelle miniature construite à la hâte. Incapable d’émettre le moindre son compréhensible tellement elle était touchée et impressionnée, son frère refermait déjà le mur en lui lançant un rapide clin d’œil complice. Sans plus attendre, prise par une excitation incontrôlable, elle sortit de sa nouvelle chambre, prête à partir à la découverte de son nouveau monde.

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