J’irai dormir à l’ombre des grands cèdres

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Il n’a pas vraiment changé depuis tout ce temps. Ses cheveux un peu plus longs et ses fringues plus classe ont permis un moment d’incertitude. Mais ses yeux brillants et son allure décontractée n’ont pas bougé d’un poil. Son visage a effacé son rictus tenace, comme parfois jadis, dans les jours les plus sombres. Il me dévisage, calme, indéchiffrable, sans faire paraître la moindre rancœur, ou même de la pitié, ou même la joie de se retrouver. Puis il me jette un « Salut », comme si on s'était quitté la veille. Je lui rends son salut, instinctivement par mimétisme, mais le son est un peu étouffé et je crois qu’il s’en est aperçu. Comprenant l’embrouille, et également pour me détourner de son regard, je pivote vers Schwarzy pour lui demander :

– Y’a jamais eu d’expo, je suppose ?

– Pas aujourd’hui, répond le molosse, mais la semaine prochaine. Et j’te jure que tu sera du voyage. Mais là, y’a La Fouine qui voulait te revoir depuis un bout de temps. Il savait pas comment s’y prendre. Il ne pensait pas pouvoir passer à l’improviste, ni se faire annoncer, ni te demander de venir chez lui. Alors on a arrangé cette histoire ! Tu sais, les potes c’est fait pour ça ! On était tous d’accord, même ceux qui sont pas là.

Cause toujours, au niveau des coups tordus je sais que c’est Ludo qui tire les manettes. Je ne suis pas mécontent du changement de programme, depuis le temps que je voulais le revoir. Je suis juste mort de trouille à l’idée d’échanger mes premiers mots avec La Fouine. Sans savoir ce qu’il veut réellement. Comme pour me mettre d’avantage dans l’embarra, voilà qu’ils décident de nous laisser en tête à tête :

– Bon, vous avez une tonne de truc à raconter, nous on va se boire une bière à la gare ! On se retrouve dans une heure à la bagnole.

Alors merci les mecs ! Sans dec’, vous auriez pu me préparer un peu plus avant de me jeter dans le lac. Je ne sais toujours pas à quoi il pense, mon pote. Est-ce qu’il veut des excuses ? C’est ça, il veut des excuses ! Et ce n’est pas mon fauteuil qui va l’apitoyer. Par quoi je dois commencer ? Heureusement pour moi, c’est La Fouine qui engage la conversation. Il me parle de banalités, du temps trop chaud pour la saison, des résultats de son équipe de hand. Je l’entends sans l’écouter. J’ai soudain honte de notre discussion trop banale et je profite d’un moment de silence pour revenir sur le sujet que je ne voulais pas aborder :

– Tu sais … j’aurais voulu venir à l’enterrement … mais je ne pouvais pas … je n’étais même pas au courant … tu sais … le coma …

La Fouine s’était assis sur le banc du parking. Il prit un air de méditation, les yeux dans le lointain, comme s’il cherchait à lire un texte qui se trouvait à l’horizon. J’ai cru l’avoir mis mal à l’aise, maladroitement, mais je l’avais juste rappelé à la dure réalité. Il était bien plus solide que moi.

– Je passe souvent voir Dédé, répondit-il calmement, presque tous les jours.

Et après une courte pause :

– Tu veux venir le voir avec moi aujourd’hui ? C’est pas très loin.

Je n’étais pas sûr que ce soit une bonne idée. Je veux dire, d’y aller avec lui, et si rapidement. Mais je ressentis une intonation particulière dans sa question. Comme si cette perspective lui faisait réellement plaisir. Alors j’ai fait :

– Ok ! Pourquoi pas ?

Nous entrons dans le cimetière par le portail principal. Les pas de la fouine précédés par les roues du fauteuil, crissent sur les graviers fins et blancs de l’allée centrale. Il tourne une fois à droite, puis la deuxième contre allée. J’aurais pu deviner sans hésitation laquelle de ces tombes était celle de Dédé.

Déjà plus d’un an que la cérémonie s'est déroulée, mais les lieux semblent avoir été décorés ce matin. Un surplus de fleurs fraîches déborde du marbre sombre. Des messages gravés sur des plaques, aussi harmonieuses que différentes, témoignent de la reconnaissance d’une foule que je ne connaissais pas. Des dessins d’enfant et des photos ajoutent une note amère à ce tableau bouleversant. Sur la pierre lisse, brillante et noire était gravé son nom d’un blanc pur, Dany Douglas dit « Dédé », et deux dates, trop proches, prouvaient sans faire de calcul qu’il n’avait pas encore fêté ses vingt ans. Il était seul sur cette immense stèle. L’emplacement lui était réservé. Tout était neuf. Comme si sa famille avait voulu ajouter de la majesté au caractère exceptionnel de sa disparition. Je lève les yeux machinalement, peut-être pour détourner mon regard d’une scène trop impressionnante pour moi, et parcours lentement ce décor qui ne m’est pas familier. Un silence étouffant semble prisonnier des quatre grands murs de pierre qui cernent le cimetière. La ville paraît tellement loin. Les vieux cèdres géants étalent leurs ombres protectrices sur ces dernières demeures, et tout a l’air plus froid tout à coup. Plus froid et plus lourd.

Curieusement, cette atmosphère pesante rendait son absence terriblement présente.

La fouine marmonnait doucement. Il parlait à son frère. Que pouvait-il lui dire ?

Peut-être un truc du genre : « tu vois, je l’ai amené ton meurtrier. On va bien voir s’il va te demander pardon. » Parce que c’est ça, il veut que je me confonde en excuses, sinon il ne m’aurait jamais emmené jusqu’ici. Mon état de cloporte rampant ne leur suffit pas, il faudrait aussi m’humilier, me rabaisser à la fonction de bourreau ? Alors que je rêve d’inverser nos places, ils profitent de mon statut de survivant pour m’endosser le costume du coupable.

Voyant mon air perplexe, il efface d’un coup mes soupçons accusateurs :

– je lui raconte les dernières news de la maison, dit-il, si tu veux lui causer n’hésites pas.

Mais là, je ne vais pas le suivre, non. Il est vrai que je n’ai eu aucune éducation spirituelle, je n’ai donc aucun soutien auquel me raccrocher dans ces moments-là . Je me suis promis d’y réfléchir et de me choisir un dieu pour quand je serais vieux, même si les événements récents m’ont appris qu’il n’y a pas d’âge pour mourir. Il y a pourtant une chose à laquelle je crois fortement : lorsqu’une personne disparaît physiquement de notre vie, elle subsiste encore tant que nous évoquons son existence, à travers les pensées et les souvenirs de ceux qui l’ont côtoyée. Dans le cas présent, je ne souhaite surtout pas que Dédé survive à travers moi. Pour moi comme pour lui. Il lui reste suffisamment d’amis et de famille pour tenir ce rôle encore longtemps. Mais je ne lui ferai pas cet affront.

Je détourne alors la conversation sur ses parents, sans doute pour sonder discrètement leur opinion sur ma personne, et nous reprenons lentement le chemin du retour. A la sortie du cimetière, mon pote semblait soulagé et content de lui. Peut-être avait-il obtenu ce qu’il voulait de moi, ou avait-il comme moi une lourde appréhension sur notre premier contact ? Il était en tout cas beaucoup plus détendu. Il se confiait et me parlait de la façon dont il a surmonté l’épreuve de la disparition de son frère. A travers les échanges, la parole, avec des personnes qui avaient vécu le même genre de traumatisme. Maintenant, il participe aussi à des débats avec des lycéens, pour les prévenir des dangers de la route, en s’appuyant sur son expérience personnelle :

– Tu sais, j’ai passé un cap. Ça m’a permis de me reconstruire. J’ai aussi le sentiment que Dédé n’est pas mort pour rien. Son histoire touche beaucoup ceux de son âge. J’ai vraiment l’impression qu’il est derrière moi lorsque je suis dans ces réunions.

Et il me rajoute la phrase qui tue :

– Je suis sûr que toi aussi tu y trouverais du réconfort ! J’aimerais vachement que tu participes à la prochaine séance.

Alors c’était ça ton trip ? C’est là que tu voulais m’emmener finalement ? Et qu’est ce qu’ils croient, bordel ! Que je vais me laisser exposer comme un clown de foire ? Attendrir les foules avec mon chariot à roulettes? Faire le show pour faire flipper les gamins, des ados inconscients des périls de la vie ? Dans vos rêves, bouffons ! J’ai assez de mal à essayer d’enterrer mes propres remords, pourquoi j’irais les partager avec d’autres ?

Mon meilleur pote, qui profite lâchement de mon état de légume pour me planter un couteau dans le dos. Il veut m’achever le salop ! Celui qui était toujours présent pour me réconforter dans les coups durs. Avec qui j’ai sans doute passé les meilleurs moments de ma vie. Aurait-il décidé de tirer un trait sur notre fidèle amitié ? Le traître ! Je me retournais vers lui, consterné, pour lui expliquer que je ne m’attendais pas à ce qu'il ait changé à ce point, et fis face à son visage satisfait et plein d’espoir. Après un moment d’hésitation, je m’entendis lui bredouiller :

– Pourquoi pas ? Faut voir…

C’est étrange comme les émotions ne concordent pas toujours avec les pensées.

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