Partie V
Les coups appliqués sur la porte se propagèrent en un écho qui interpella chaque personne dans l'abri. Edouard jeta un regard alarmé au gang qui se leva en harmonie avec la plupart des patients et du personnel médical. Le chirurgien en chef fut le premier à prendre l'initiative sous les yeux angoissés des infirmières. Il s'approcha de la porte et clama d'un air qui se voulait courageux.
_ Qui va là ?
_ Docteur Durand ? C'est moi !
Une voix féminine étouffée par l'épaisse porte d'acier se fit néanmoins entendre. La tension du docteur s'apaisa dans l'instant. Il se retourna vers ses collègues d'un ton rassurant.
_ Tout va bien. C'est une consœur.
Le jeune Ed s'avança devant Edouard en direction de la porte, sourcils froncés. Le médecin ouvrit le verrou puis actionna le lourd loquet en un grincement sonore. Une femme apparut dans l'ouverture, le corps et le visage recouvert de poussière et de terre. Elle posa une main reconnaissante sur l'épaule de son collègue.
_ Je vous remercie docteur. Je suis venue chercher mon fils. On m'a laissé entendre qu'il avait été admis dans cet hôpital. Je souhaitais venir ce soir après mon service et puis... les événements... Est-il ici ?
_ Maman ?
Le jeune homme s'approcha de sa mère et la prit dans ses bras sans réfléchir avant de se redresser, plantant son regard furieux dans le sien.
_ Où est papa ?
_ Je n'en ai pas la moindre idée et si tu veux tout savoir, il est la dernière de mes préoccupations !
_ Pourquoi es-tu venue jusqu'ici ? Tu es complètement inconsciente !
_ Ne commence pas Edouard. Il n'y a pas de temps à perdre.
Elle se tourna vers l'ensemble des patients, des infirmières et des médecins présents pour déclarer.
_ Les bombardiers sont partis. C'est le moment où jamais d'évacuer. Il faut quitter la ville au plus vite ! Les autorités ont organisé des convois pour rejoindre des bases militaires partout autour de la capitale. Des camions vont bientôt arriver pour nous évacuer au sud !
L'annonce provoqua la confusion dans le caveau. Les patients qui pouvaient marcher se ruèrent vers l'extérieur bousculant Ed et sa mère au passage. Les infirmières et les médecins entreprirent de porter assistance aux malades incapables de marcher. Giuseppe observa le vieil Edouard dont le trouble était palpable. Aleksandra et Mango l'avaient remarqué eux-aussi. Ils se dirent intérieurement qu'il devait être totalement désarçonné par la situation, d'autant plus qu'il était sûrement encore dans l'émotion de son histoire.
_ Dépêchons Edouard, nous devons y aller, annonça la mère à son fils tenta de couvrir le brouhaha que l'évacuation provoquait.
_ Pas sans mes amis !
Ed fit signe à ceux qui avaient partagé avec lui cette épreuve. Aucun d'entre eux ne s'était précipité à l'instar des autres patients. L'appel du jeune homme les encouragea néanmoins à le rejoindre. Giuseppe ouvrit la marche suivi de Mango et Aleksandra qui se retourna. L'ouvrier restait figé en direction de la porte. La jeune danseuse posa sa main sur son bras pour susciter une réaction.
_ Vous venez Monsieur ?
Tiré de son inertie, Edouard regarda Aleksandra en comprenant à peine la situation.
_ Je te suis jeune fille.
Le gang rejoignit la sortie et suivit Ed qui lui-même emboitait le pas de sa mère à la tête de la file indienne qu'ils formaient. Ils se frayèrent un chemin parmi le flot de personnes qui quittaient l'établissement. Une fois dehors, la mère d'Ed avait demandé à son fils de ne pas bouger, le temps qu'elle aida les infirmières et les médecins à évacuer les derniers patients. Livrés à eux-même, face au monde que l'ennemi avait laissé sous leurs yeux, c'était un paysage ravagé, une ville dévastée qu'ils découvrirent. Les rues étaient parsemées de cavités béantes, les immeubles étaient effondrés ou menaçaient de l'être. Ils pouvaient voir des dizaines ou peut-être des centaines de colonnes de fumée qui s'étendaient jusqu'à l'horizon. Le ciel était d'un gris anthracite, chargé de particules de poussières, de sueur, d'acier et de sang. Le Gang des Cœurs Brisés observa avec horreur ce sinistre spectacle.
_ Oh mon dieu !
Aleksandra tressaillit lorsqu'elle aperçut au loin une dépouille écrasée par un bloc de béton. Le jeune Ed la soutint en constatant accablé sa découverte. Le groupe resta soudé tandis que plusieurs camions arrivèrent pour embarquer les sinistrés. Les volontaires aidaient les personnes à monter et, très vite, il ne resta plus grand monde. Le jeune Edouard vit sa mère arriver avec ses collègues, chacun soutenant un malade. Le dernier camion arriva lorsque la sirène retentit de nouveau. La panique gagna de nouveau les rangs et les autorités pressèrent les derniers à monter dans le camion.
_ Dépêchez-vous, c'est l'infanterie ennemie qui vient finir le travail. Il faut fuir au plus vite pour laisser nos troupes engager le combat ! Dépêchez !
Mango grimpa le premier pour aider les malades à monter. Giuseppe le suivit et fit de même avec Aleksandra, les médecins et les infirmières, Ed et enfin sa mère. C'est en jetant un œil rapide à l'intérieur du véhicule que le jeune homme s'écria terrorisé :
_ Où est Edouard ???
Le Gang, pris d'un haut le cœur, tourna en rond espérant trouver leur ami accroupi à l'intérieur du camion, sans succès. Ils regardèrent tous Ed avec effroi.
_ Qui est Edoua... commença la mère lorsqu'elle vit l'homme à une centaine de mètres au loin. Elle soupira puis, sans réfléchir, se tourna vers son enfant devenu grand.
_ Sois fort Edouard et protège tes amis, d'accord ?
_ Maman ? Qu'est-ce que tu...
_ Démarrez chauffeur, allons-y !
Elle hurla son ordre au conducteur tout en descendant du convoi. Elle posa pied à terre à l'instant même où le véhicule démarra. Elle se retourna pour ne pas voir son enfant hurler. Elle avança pour ne pas voir sa tristesse contenue par ses amis qui le retenaient à l'intérieur du fourgon. Il était entre de bonnes mains. Il était sauf à présent.
***
Elle continua d'avancer tout en détachant son chignon japonais, libérant sa chevelure noire sur ses épaules qu'elle secoua pour en faire tomber la poussière. Elle rejoignit Edouard qui se tenait debout au bord d'une tranchée, les yeux rivés sur un imposant objet en acier trempé.
_ Sais-tu que nous ne sommes pas loin du lac de Daumesnil ? lui dit-elle en le regardant.
Un léger sourire se dessina sur ses lèvres. Il leva les yeux vers elle en lui répondant.
_ Je pense que je vais éviter d'y aller avant un moment. J'y ai bu la tasse et je pense avoir eu ma dose de staphylocoques pour le reste de ma vie.
Elle échappa un petit rire qui mêlait amusement et nervosité.
_ Tu ne changeras jamais, fit-elle sans cesser de l'observer d'un regard qu'Edouard soutint avec tendresse.
_ J'étais justement en train de me dire la même chose de toi. Tu te sens obligée de toujours tout contrôler. Que fais-tu ici au juste ? Tu aurais dû rester avec ton fils.
_ Et bien figure-toi que je suis venue chercher le dernier retardataire qui traînait de la patte : toi ! Penses-tu qu'on va camper ici pour la nuit ou aurais-tu le bon sens de m'accompagner pour trouver un abri ? répondit-elle avec une ironie mêlant agacement et affection.
_ Je t'invite à trouver cet abri au plus vite. Pour ma part, je pense m'installer ici. La vue est dégagée, le cadre est agréable et je suis sûr que derrière cet épais brouillard de particules, on doit avoir un beau soleil de plein sud.
_ C'est le nord là-bas Edouard. Et l'ennemi ne va plus tarder, cesse de faire l'enfant !
Elle commençait à perdre patience et aussi agréables que furent ces retrouvailles, elle sentait en elle le besoin de les faire durer plus longtemps, un besoin qui contractait son cœur et nouait son estomac par la pression d'une mort certaine à l'approche.
_ Edouard... J'imagine que tu lui as donné mon nom pour...
_ C'est ton fils ! l'interrompit-elle d'un ton abrupt. C'est ton fils, Edouard ! Le moment n'est peut-être pas très bien choisi pour ça alors je t'en prie, fuyons maintenant.
Edouard la regarda avec un mélange de surprise et d'incompréhension quand soudain, ses yeux s'illuminèrent comme si tout prenait enfin sens. Il n'avait même pas envie de lui dire qu'elle avait eu vingt ans pour venir le trouver et lui avouer et qu'encore une fois, elle attendait toujours le dernier moment pour lui annoncer les choses. Il n'avait pas envie de lui dire combien il avait souffert à cause d'elle, à cause de ses craintes et de sa lâcheté. C'étaient des choses qu'il avait suffisamment remuées durant deux décennies. En cet instant, tout devint désormais limpide et pour la première fois, depuis qu'elle l'avait quitté, il savait précisément ce qu'il devait faire. Plus que cela, il savait précisément ce qu'il voulait faire.
_ Dans ce cas, ta place est auprès de lui et la mienne est ici.
L'amour de sa vie se mit alors dans une colère noire et entreprit de le tirer par le bras tout en hurlant.
_ Quand vas-tu cesser d'être à ce point idiot et de ne penser qu'à toi ? Quand vas-tu agir en adulte normal et avoir des réactions normales ? SI UNE FOIS DANS TA VIE ÇA DOIT ARRIVER, C'EST MAINTENANT OU JAMAIS !
À l'instant où elle finit ses mots, Edouard aperçut à quelques mètres d'eux un projectile qui venait d'atterir. Il l'attrapa dans ses bras pour la couvrir de tout son corps au sol tandis que la grenade explosait. L'infanterie ennemie approchait par le nord. C'est alors qu'un véhicule apparut au sud, arrivant à toute allure et dérapant à quelques mètres des deux amants allongés. Edouard leva la tête et aperçut Giuseppe au volant d'une automobile militaire qu'il connaissait bien pour en avoir assemblé. Les têtes de Mango, d'Aleksandra et du jeune Ed apparurent à l'intérieur. Ce dernier sortit la sienne pour leur crier :
_ Qu'est-ce que vous foutez bon sang ? Ils arrivent !
Edouard se releva à la hâte tout en aidant son aimée. La prenant par la main, ils coururent ensemble jusqu'au quatre-roues. Mango ouvrit la portière pour les accueillir. D'un coup vif, Edouard fit passer son âme sœur la première qui entra dans le véhicule, avant de fermer la portière derrière elle à l'instant où des balles vinrent se loger dans la carrosserie. Posant une main ensanglantée sur le capot, Edouard jeta un regard sévère à Giuseppe.
_ Maître Giuseppe, au nom du Grand Continental, je vous demande de me faire confiance. Roulez ! Roulez et mettez-vous tous à l'abri !
L'Italien contempla la détermination de l'homme pendant deux secondes avant de s'exécuter malgré les protestations des passagers. Il appuya sur l'accélérateur provoquant un épais nuage de poussière au moment où une seconde salve de balles arrosa la voiture non sans atteindre une fois de plus Edouard à l'épaule.
Il se retourna pour faire face aux troupes qui approchaient et se mit à courir pour se jeter dans le cratère au sommet duquel il se trouvait quelques instants plus tôt. Cette cavité avait été provoquée par un explosif de grande puissance. Edouard avait néanmoins remarqué qu'un second obus, probablement de capacité identique, s'était retrouvé dans ce creux sans avoir détoné. Lee Gang des Cœurs Brisés continuait de s'éloigner à toute allure tandis que le régiment ennemi arriva au niveau du cratère. Les balles continuaient à fuser mais ne parvenaient plus à les atteindre. La première ligne abandonna donc sa première cible pour viser l'individu isolé au centre de la fosse. Se dressant de tout son long, il abattit tout son poids sur le projectile, ce qui n'eut aucun effet. La balle qui lui était destiné, en revanche, perça le fuselage de la bombe à retardement qui s'enflamma.
Durant le centième de seconde qui précéda la déflagration prodigieuse qui annihila toute forme de vie alentour, supprimant de fait le régiment, Edouard revit ce souvenir, ce moment sur le lac. Les ondes qui dansaient à la surface de l'eau, les chants nuptiaux des oiseaux, l'ombre du temple d'Amour qui les recouvrait d'une fraîcheur délicieuse. Puis elle, dans toute sa beauté, dans toute son extravagance, dans toute sa sagesse... Sa chevelure noire dont le parfum apaisait son âme, son rire dont l'écho réchauffait son cœur. Dans cette ultime seconde, il revit pour toujours cet instant qui lui parut d’une telle simplicité et d’une poésie telle, cet instant où il ne voyait qu’elle, cet instant qu'il avait souhaité qu’il ne s’arrêta jamais, car rien d’autre n’était porté à tout son être qu’elle.
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