Patte d'écrevisse
Aussi loin que je me souvienne, nous en avions toujours eu une. Et ma grand-mère ; et ma tante ; et mes oncles. Sa robustesse s'accomodait aussi bien des pouces verts que de la négligence des étourdis. Les branches épaisses et rugueuses qui apparaissaient en son cœur témoignaient du grand âge de celle de maman. "Au moins quarante ans, sans doute". Elle ne savait plus bien.
Patte d'écrevisse : les innombrables petites feuilles rigides dont la succession formait les tiges ressemblaient en effet aux membres de ce crustacé que mon cousin pêchait dans la rivière à l'aide de pièges appelés "balances" et en utilisant comme appâts de petits morceaux nauséabonds de viande avariée.
Patte d'écrevisse : il me fallut attendre mes cinquante ans pour savoir enfin que le nom usuel de cette plante ailleurs en France est "cactus de Noël". Est-elle jolie ? me demanderez-vous. Pas précisément sans doute et je dois avouer que nous ne nous posions guère la question. Ses feuilles manquent assurément de souplesse, si bien qu'on les croirait en plastique, et leur vert sombre n'est pas des plus attirants. Mais, une fois dans l'année, au cœur de l'hiver, le bout des tiges s'orne de petites fleurs rose fushia qui, à les regarder de près, sont de vraies merveilles.
La nôtre trônait dans l'entrée. Papa lui avait fabriqué une console dédiée en chêne massif, et elle atteignait un bon mètre d'envergure.
Elle survécut à papa.
Quand je m'installai avec mon mari, Maman m'en fit une bouture ; il n'est rien de plus simple : vous cassez entre deux feuilles un petit morceau de tige et vous le mettez en terre... où il peut végéter des mois. Lorsque, dans sa parfaite immobilité, vous finissez par le croire mort, il lui pousse soudain deux, trois, six feuilles neuves, et vous avez votre exemplaire : le mien a aujourd'hui vingt-six ans.
Il a survécu à mes oublis comme aux arrosages excessifs de mon mari ; Il a survécu à Solenne, qui, petite, lui arrachait impitoyablement les feuilles pour en faire des "tickets de manège"; il a survécu à Romarin qui, par deux fois, renversa son pot.
Patte d'écrevisse !
Cet hiver, à Noël, au lieu de son habituelle profusion de fleurs, elle n'en a eu qu'une. A croire qu'elle pressentait les terribles mois que nous aurions à vivre avant le décès de Maman.
Lorsque Maman a eu quitté ce monde, j'ai dû donner ses plantes d'intérieur que je ne pouvais accueillir à la maison par manque de place. Maman en avait beaucoup, et jusqu'à de capricieuses orchidées qui n'avaient consenti à fleurir qu'une fois.
Mais sa patte d'écrevisse est restée où elle était, car je ne puis imaginer voir sa console vide lors de mes visites. J'ai chargé Virginie, qui s'occupe déjà de Bijou, le chat, de lui donner à boire de temps en temps.
Hier, Virginie m'a envoyé un message : la patte d'écrevisse de la Creuse , en cette fin juillet, a mis trois fleurs. Une pour Papa, une pour Maman, une pour moi ?
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