Chapitre 5

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Je la voyais au loin, faisant la course avec le vent dans sa robe dont les pans évasés effleuraient les fougères verdoyantes. Elle était si modeste qu'elle avait réussi à gagner la sympathie de mes hommes en une journée. Ils s’étaient tous agglutinés autour d’elle pour connaître ses centres d’intérêts, tandis que moi, je l’observais longuement et attentivement. Cette jeune aristocrate s'habituait à tout mode de vie, ce qui m'étonnait très fortement. Elle n'était pas le genre de femme orgueilleuse qui se permettait de prendre des grands airs en prétendant avoir hérité d’un statut noble et respectable ; au contraire, j'avais l'impression de regarder une jeune fille épanouie à l'âme d'enfant. Jamais elle ne s'était plaint une seule fois dans la journée, sa serviabilité dans le camp étant d'une efficacité déroutante. Appuyé contre un arbre, mon épée accrochée à ma ceinture, j'étais si songeur que je n'avais pas entendu Robin s'approcher de moi.

- Colonel, dit-il.

- Du nouveau?

- Elle ne veut toujours pas nous donner son nom. Cela doit être capital pour elle. Cependant... elle insiste pour gagner le château à tout prix.

- Je ne peux pas la relâcher seule, grondai-je. Ces fous de Lombards sont partout.

- Justement. Nous pensons que vous devriez l'accompagner.

Je haussai un sourcil, trouvant l'idée insensée.

- Vous descendez d'une dynastie très importante, colonel, s'empressa de continuer Robin. Notre protégée ne pourrait gouverner seule, et encore moins rester dans un campement entourée d'hommes bourrins comme nous. Vous devriez sérieusement réfléchir à partir avec elle.

- Je dois continuer à me battre pour mon pays, tranchai-je. Personne ne me fera changer d'avis.

- Même la protégée, Monseigneur ?

- Je me suis usé à vous répéter qu'il était inutile de me nommer ainsi. Je suis le colonel Alderic, le Larceroy que j'étais autrefois n'est plus.

- Et s'il revenait d'entre les morts ? Colonel, on peut se débrouiller sans vous. Et puis, vous connaissant, je suis certain que vous arriverez à diriger le royaume aussi bien que les armées.

Un silence ensuivit les sages paroles de mon compagnon, les rares souvenirs que j’avais du château divaguant au loin. J'étais un combattant, pas un meneur ; si c’était le cas, c'était seulement au sein de mon armée. Après une longue réflexion, je croisai les bras avec fermeté.

- Est-ce réellement possible ? soupirai-je en suivant des yeux la jeune aristocrate s'élançant vers la tente du forgeron.

Robin suivit mon regard et devina aussitôt à qui je pensais.

- Elle finira par venir vous voir. Je suis sûr qu'elle sera plus convaincante que moi.

- La fille ?

- Pour sûr. Je ne saurais expliquer mes impressions, mais je parierais qu'elle vous plaît, mon commandant.

- Foutaises.

J'avais à peine prononcé ces mots que la jeune fille sortit le bout de son nez hors de la tente du forgeron. Lorsqu'elle croisa mon regard, un sourire timide se dessina sur son visage et elle se mit en marche vers nous. J'étais tétanisé. Robin éclata d'un rire franc en me voyant dans une telle position, ce qui m'arracha une grimace. Mon comportement était pitoyable ; n’avais-je pas de choses plus importantes à faire que de me laisser distraire par une aristocrate que je connaissais à peine ? Je devais immédiatement me reprendre, faiblir devant une femme n'était pas dans mes habitudes. La jeune aristocrate fit une légère révérence devant moi lorsqu’elle fut arrivée, puis releva avec noblesse son doux visage à moitié caché par ses longues boucles brunes.

- Si Son Altesse Royale le permet, je ne peux attendre plus longtemps. On m'a confié une tâche trop importante pour que je puisse traîner ainsi dans les environs.

Je ne répondis rien, me contentant de me mordre la joue en signe de réflexion. Cette femme avait l'air sûre d'elle.

- Partout, les bruits courent que Sa Seigneurie est morte en s'enfuyant. Des Lombards l'auraient trouvée sur leur passage. Certaines personnes disent même qu'il y a toujours eu deux frères ; Sire Tobias et Sire Benjamin. Tandis que pour d'autres...

Elle serra les pans de sa malheureuse robe, nerveuse.

- Sa Seigneurie est une légende. Et je l'ai découvert hier quand j'ai eu la surprise d'apprendre qu'elle se battait pour nous. Personne n'avait mentionné cela, ou bien j'étais trop fixée sur mon avis pour l’écouter.

- Qu'essayez-vous de dire par là ? demandai-je sèchement.

Elle prit une grande inspiration, osa enfin me regarder en face et conclut :

- Son Altesse Royale a une seconde chance de prouver ses vraies valeurs. Qu'elle vienne avec moi, et je lui garantis que ce ne sera pas peine perdue.

- Je ne peux pas, dis-je, stoïque.

- Il... il le faut.

Elle m'affronta du regard avec une vaillante ténacité. J'en étais déstabilisé. Comment un être aussi angélique pouvait me regarder de la sorte ? Elle avait un courage que jamais je n'aurais pu déceler si elle l'avait gardé pour elle. Au moment où je m'apprêtai à riposter, un cri de guerre strident résonna dans le camp jusqu'à m'en déchirer les oreilles. C'était l'appel d'alerte prévenant l'arrivée de l'envahisseur.

- Les Lombards , lâcha Robin face à l'incompréhension de la jeune fille.

Je me plaçai aussitôt devant elle en sortant mon épée, la tête haute. Les Lombards étaient avides de tuer tous les nobles dignes de succéder le roi au trône, et s'ils venaient à découvrir que notre protégée en était une, le massacre allait être imminent.

- Rob', courez prévenir les autres, ordonnai-je. Quand vous aurez tout le monde avec vous, repoussez les Lombards vers l'autre côté de la forêt, à la rivière.

- Mais je ne peux vous laisser...

- Faites ce que je vous dis ! hurlai-je par-dessus les cris des ennemis.

Il fallait que j'emmène la jeune fille au château, et lorsqu’elle y serait en sécurité, je prévoyais de repartir livrer bataille une fois ma mission accomplie. En voyant les Lombards débouler en masse dans le camp, j'attrapai ma protégée par le poignet et l'entraînai avec moi à l'opposé de la rivière. J’espérais pouvoir tenir mes ennemis à l'écart pendant quelques temps, ce qui était peu probable au vu de leur nombre. Ils étaient vingt fois plus que nous. L'aristocrate avait du mal à me suivre sur le territoire boisé illuminé par les rayons du soleil ; sa robe l'empêchait de courir plus vite. Après une longue course à travers les ronces et les branches basses, elle m'ordonna de m'arrêter, essoufflée. Alors que j'allais lui rappeler que sa vie était en jeu, elle avança sa main vers ma poche et prit le couteau qui m'avait servi pour la délivrer la veille de ses liens. Déterminée, elle déchira sa robe jusqu'aux genoux et jeta le tissu sous mes yeux écarquillés. Elle me rendit le couteau et reprit ma main en silence, comme pour donner le signal du départ. Le plus doucement possible, j'encerclai son poignet de mes grands doigts rudes et écorchés, puis l'entraînai le plus loin possible dans les buissons. La forêt n'en finissait pas ; je n'arrivais pas à distinguer l'orée de cette-dernière à cause du coucher de soleil brillant aux éclats face à nous. Une fois suffisamment loin, je ralentis pour rester aux côtés de la jeune fille, qui semblait avoir une totale confiance en moi.

- Son Altesse Royale a enfin décidé de partir avec moi ? finit-elle par demander, les yeux pétillants de curiosité.

- Pas vraiment, maugréai-je en montant avec difficulté une pente boueuse. Ce ne sera que temporaire.

L'aristocrate me suivait avec peine ; en arrivant en hauteur seul tandis qu'elle continuait de monter, j'aperçus au loin le château de mes aïeux qui se dressait sur une colline, au dessus du village du comté. Une brise tiède balaya mon visage fatigué et impassible. Je n'avais plus revu ma maison depuis des années de cela. Un cri étouffé parvint à mes oreilles lors de ma longue contemplation, et en me retournant, je surpris deux Lombards menaçant la jeune fille avec une arme à feu. Celle-ci se débattait comme un beau diable, ses mains cherchant un appui et ses hurlements sourds sortant à peine des mains renfermées autour de ses lèvres. Je reconnus aussitôt mes ennemis qui m'avaient impitoyablement attaché à un poteau.

- Comme on se retrouve, dit l'un d'eux en ricanant sous sa moustache.

Je me laissai glisser le long de la pente en sortant mon épée, handicapé par mon épaule blessée qui commençait tout juste à cicatriser.

- Vous parliez de château, non ? siffla le moustachu. Cela m'intéresse.

- Moi aussi, ajouta l'autre en appuyant son arme contre la tempe de la jeune aristocrate qui m'implorait du regard.

- Relâchez-la immédiatement, dis-je calmement en brandissant mon arme pour cacher mon envie féroce de les trancher en deux.

- Piano, piano ! gronda le moustachu lorsque ma lame effleura sa gorge. Si tu oses nous tuer, on la tuera elle. Pigé ?

- Qui de vous deux assassiner ? ricana l’un d’eux. Pas un peu de noblesse là-dessous, si ?

Les yeux de la jeune fille s'agrandirent en fixant un point derrière-moi. Elle tenta de se dégager, puis mordit la main de son adversaire.

- Son Altesse, s'étrangla-t-elle, attention !

Je fis aussitôt volte-face, et ma lame rencontra le ventre d'un homme qui se tenait derrière moi. Je la retirai violemment, laissant tomber mon assaillant à genoux qui crachait du sang. Alors que j'allais me concentrer sur mes deux vieux ennemis, un canif tranchant me poignarda à l'épaule.

- NON ! retentit la voix de l'aristocrate.

- Una seconda volta, au même endroit. Ça fait mal, eh ?

Le Lombard qui m'avait poignardé à l'épaule au poteau et qui n'avait pas hésité à le refaire se tenait derrière moi tandis que je résistais pour ne pas hurler de douleur. Je plaquai une main contre ma blessure, faible et tremblant, puis me retint de gémir lorsque la lame du couteau s’enfonça un peu plus dans ma blessure. Je pouvais voir du coin de l'œil ma protégée bouger dans tous les sens dans les bras du deuxième Lombard, paniquée. Sans réfléchir, j'agrippai de mes deux mains l'épée qui m'avait tant servie, la levai au-dessus de ma tête en ignorant la douleur dans mon épaule et plantai mon arme sans scrupule dans la tête du Lombard. J'aurais aimé que la jeune fille ne vît pas autant de violence. Après avoir enlevé le canif qui me faisait souffrir, je me précipitai vers elle pour frapper en plein visage celui qui la retenait sans une seule hésitation. Il s'écroula au sol en entraînant ma protégée avec lui, et je ne tardai pas à la dégager de son emprise pour la prendre avec moi. Je la sondai un instant du regard pour m'assurer qu'elle n'eût rien, frissonnant à cause de la fraîcheur de la nuit qui commençait à tomber. Elle n'avait aucune blessure, seulement quelques égratignures. Soulagé, je me retournai pour me remettre en marche, mais la jeune fille m'arrêta.

- Tout va bien, Son Altesse Royale ? murmura-t-elle avec inquiétude.

Ses yeux reflétaient l’ébranlement de la rude secousse qu'elle venait de subir. Sachant qu'elle avait la réponse à sa question, je soufflai un bon coup en essuyant ma main ensanglantée, puis finis par déclarer froidement :

- Dépêchons-nous avant qu'il n'y en ait d'autres.

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