Chapitre 8

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Ma petite vie tranquille de jeune fille riche appartenait dorénavant à un temps révolu qui, je l'avouais, me manquait. Après mon arrivée, ma soirée s'était déroulée en compagnie de personnes qui savaient tout du métier de domestique alors que j'ignorais la totalité des tâches à faire. J'avais dormi dans une couchette au matelas dur sous des draps bien trop modestes à mon goût ; cela avait suscité chez moi un grand sentiment d'amertume de ne plus avoir l'opportunité de m’endormir dans un lit baldaquin. Le lever avait été difficile, peut-être n'étais-je pas assez matinale, ou bien était-ce tout simplement la prise de conscience de la mort de ma famille et de ma nouvelle vie éprouvante à endurer. Le petit-déjeuner fut également une étrange découverte ; j'avais dû me dépêcher de finir le peu de nourriture que l'on m'avait donné, puis j'avais dû enfiler ma nouvelle tenue noire au tablier sombre sans aucune aide. Puisqu’il n'y avait aucun miroir dans ma chambre, je m'étais coiffée non-sans mal en attachant mes cheveux en un chignon tiré et avais enfilé ma coiffe de servante de travers ; heureusement pour moi, madame Champon, la cuisinière, m'avait aidée à la remettre en place en répétant sans cesse que mes manières étaient plus qu'incompréhensibles.

En bref, j'étais une calamité, tentant de me mettre à la tâche avec ardeur pour ne pas m'attirer les reproches de la gouvernante. Sans compter que les d'Argillères n'allaient tarder à faire leur apparition, et que tout devait être parfait à leur arrivée.

- Amicie ! Vous devez être prête à accueillir Madame et Monsieur le Comte dans dix secondes !

J'eus d'abord un instant d'hésitation lorsque mon nouveau prénom retentit à mes oreilles, puis je me précipitai dans les escaliers, un seau à la main. J'espérais de tout cœur que cela deviendrait naturel à force de l'entendre.

- J'arrive tout de suite, madame Bessière ! m'écriai-je.

- Où donc est passée Louise ? demanda la gouvernante dans tous ses états.

Louise était la patronne des femmes de chambre. Je dormais par ailleurs dans la même chambre qu'elle. C'était une jeune femme à peine plus âgée que moi, simple et timide, aux airs quelque peu excentriques. Elle m'avait accueillie avec beaucoup de gentillesse et, après avoir fait mes draps, elle m'avait expliqué comment travailler correctement dans ce château. Sous sa coiffe blanche se cachaient des cheveux cuivrés en désordre, sa tête ronde et joviale parsemée de tâches de rousseur à l’air affable m’ayant permis de sympathiser facilement avec elle.

- Désolée, madame Bessière, lança ma camarade de chambre. Il me restait les coussins du salon à remodeler.

- Et la cheminée du petit salon ? Quelqu'un l'a-t-il faite ? demanda précipitamment la gouvernante.

- Non, madame Bessière, dis-je en déposant le seau. L'aide cuisinière est partie, et j'étais occupée à faire la chambre de Monsieur.

J'apprenais vite malgré mes défauts. Louise était un si bon exemple que j'enregistrais ses faits et gestes sans mal.

- Bon Dieu ! Amicie, vous vous en chargerez dès qu'ils passeront à table.

J'acquiesçais tandis que Louise descendait les escaliers pour ranger son plumeau.

- Que diable attendez-vous ? retentit soudain une voix grave que je ne connaissais pas. Ils sont arrivés, et le pauvre Seigneur Larceroy est en train d'attendre seul au pas de la porte !

- Amicie, dépêchez-vous, m'ordonna madame Bessière très sèchement. Je vous rejoins.

Je répondis à nouveau par un signe de tête, ouvris la porte qui conduisait aux longs couloirs du château et m'empressai de rejoindre les autres à la porte. L'homme qui nous avait sommé de nous dépêcher en haut des escaliers m’attendait dans le couloir, épuisé, les cheveux gris en épis et le teint flétri par l'âge. Je supposai que c'était monsieur Balthes, le majordome. Peut-être était-il de pire humeur que madame Bessière ? J'eus soudain peur qu'il ne connût pas ma présence dans le château et d'être renvoyée rien qu'en croisant son regard. Après tout, je ne l'avais jamais rencontré. Tremblante, le ventre noué, je m'avançai jusqu'à lui et le laissai me détailler un instant.

- Êtes-vous bien la nouvelle femme de chambre ? Amicie ? finit-il par demander.

Mon soulagement fut si grand que mes épaules s'abaissèrent.

- Oui, Monsieur.

- Monsieur Balthes, corrigea-t-il en levant les yeux au ciel. Maintenant, courez avant que madame Bessière nous fasse subir sa monstrueuse colère.

Je lui souris avec franchise, pliai légèrement les jambes pour le remercier et me dépêchai de me mettre en ligne pour accueillir Monsieur et Madame d'Argillères. Louise se pencha vers moi lorsque je fus en place et chuchota :

- Tu as du retard.

- Taisez-vous, Louise, vous n'avez pas la permission de parler, gronda madame Bessière en se plaçant devant nous. Surtout que votre travail est lamentable, en ce moment.

Je me retins d'ordonner à la gouvernante de faire preuve de moins de sévérité, le menton levé et les mains moites. Je ne pouvais plus dire à qui que ce fût de m'obéir, j'étais soumise, et non celle qui commandait. Je devais du respect à cette horrible madame Bessière, même si cela me coûtait cher. Je me promis de prier pour sa méchanceté sournoise lorsque je sentis le regard de Son Altesse Royale glisser vers moi. Il me scrutait une nouvelle fois du bleu de ses yeux profond. Essayait-il de me faire passer un quelconque message ? Je ne savais pas si je devais être énervée contre lui de m'avoir laissée seule ou bien reconnaissante qu'il me gardât sous son aile, alors je préférai l'ignorer et me concentrer sur le carrosse qui venait d'arriver.

* * *

Une balayette, des seaux et des torchons à la main, j'entrai à la hâte dans le petit salon pour m'accroupir en face de la cheminée. Elle était délabrée, noire jusqu'aux parois et les cendres camouflaient la beauté de la sculpture. D'un geste maladroit, je pris mon torchon et nettoyai comme je pouvais le foyer avec beaucoup d'application et de lenteur. Je devais me pencher jusqu'au fond, les nuées de cendre m'envahissant toute entière et se collant à ma peau claire. Après quinze bonnes minutes de travail, je me retirai pour balayer le contour au sol à l'aide de ma balayette. J'essuyai mon front ruisselant, me répétant sans cesse que j'allais bientôt retrouver une vie normale. Contrainte au silence, je pris les quelques bûches que j'avais avec moi, les déposai soigneusement et commençai à faire le feu alors que je n'en avais jamais allumé un auparavant. Louise m'avait donné quelques instructions hâtives, interrompue par madame Bessière qui m’avait aussitôt ordonné de me dépêcher avant d'être vue par les maîtres du château.

Alors que j'étais censée être l’une des leurs.

Agacée, noiraude à cause de la suie, je recalai une mèche derrière mon oreille en continuant de me battre avec le feu de cheminée, jusqu’à ce que la porte du salon s'ouvrît. Mon cœur manqua un battement, et la panique me gagnai ; je me levai d'un bond, prête à me confondre en excuses devant Monsieur et Madame d'Argillères. Cependant, ce fut Seigneur Alderic qui venait de refermer la porte derrière lui. Il me jeta un rapide coup d'œil avant de venir à moi.

- Vous n'êtes pas censée être là, fit-il remarquer en fronçant un sourcil.

Il était vraiment élégant. La dernière fois, dans les bois, j'avais eu l'impression d'être confrontée à une bête sauvage. Aujourd'hui, ce fut le cas contraire : devant moi se tenait le futur roi, certes mal à l'aise dans ses habits, mais ayant pourtant l'air d'un gentleman à qui l'on n'oserait reprocher la vertueuse conduite. En le scrutant du regard pour l’analyser sous tous les angles, je décelai à travers ses cernes violacées son anéantissement, et malgré ses vains efforts pour le cacher, j’arrivais à concevoir sa lutte interne contre la tristesse qu’il éprouvait. Il n’était pas aussi mauvais qu’il le prétendait, car en dépit de son expression terriblement austère, j'étais persuadée qu'un jour, son bon fond ressortirait.

- J'ai pris un peu de retard, admis-je avec retenue.

- Je le vois bien.

Un silence suivit ses paroles. Nous nous regardions comme deux êtres paralysés par les circonstances qui nous séparaient hiérarchiquement.

- Le feu du salon était toujours prêt, avant, quand on entrait dans le salon, dit-il distraitement. Heureusement que bonne-maman et bon-papa ne sont pas encore là.

- Que Sa Seigneurie veuille bien m'excuser, répondis-je, vexée. Tout cela ne faisait pas partie de mes habitudes, lorsque j'étais fille de duchesse.

- C'est vrai. J'en suis désolé.

Il se pencha légèrement vers la cheminée, puis étouffa un rire à l'aide de son poing après m'avoir observée attentivement.

- Je vous dois plus de respect, cependant... regardez-vous, un peu.

Un sourire vint étirer mes lèvres sans que je ne le contrôlasse. Si je pouvais redonner un peu de joie à cet homme, alors je devais faire preuve de gentillesse. J'époussetai mon tablier tandis que Son Altesse Royale s'approchait de la cheminée.

- Venez, accroupissez-vous près de moi, m'invita-t-il.

- Nous ne devrions pas... commençai-je, mais il m'arrêta.

- Cela ne durera qu'un instant.

Étonnée, j'obéis et j'observais le prince allumer un feu à ma place. Il prit mes mains dans les siennes et nous fit faire la démarche à suivre avec précision, l'air concentré. Je sentais le rouge monter à mes joues tant j'étais gênée, mes paumes appuyées dans celles de l'homme qui allait devenir notre roi. Lorsque le feu émit d'immenses flammes devant nous, je m'écartai légèrement de lui tandis que la lumière éclairait nos visages fatigués.

- Le bandeau noir que vous avez autour du bras... articula finalement le prince.

- Le personnel doit toujours le porter en période de deuil.

- Sauf que vous venez à peine d'arriver. Vous n'avez connu personne, ici.

- Sauf le respect de Sa Seigneurie, j'ai connu Sa Majesté votre mère. Elle était une amie de la mienne, murmurai-je, obnubilée par le feu.

Les yeux de Seigneur Alderic s'agrandirent. Je ne lui prêtai pas attention, me levai et traversai la pièce pour reprendre le service. En arrivant jusqu’à la porte, j’effleurai la poignée de mes doigts noirs avant de tourner une dernière fois la tête vers l'ancien colonel qui venait de se redresser. Il m'observa, puis croisa les mains derrière son dos.

- Il faut que je sache... quel nom portez-vous, désormais ?

- Oh, j'ai peur qu'il ne plaise guère à son Altesse.

- Pourquoi cela ?

- Parce-que madame Bessière elle-même le trouve désagréable à entendre.

Je guettai une réaction de sa part. Mais rien. Sa face était redevenue de marbre.

- Amicie, capitulai-je, tête baissée.

Mon nouveau prénom semblait, comme je m'y attendais, paraître étrange aux oreilles du futur roi. Il semblait hésiter à la façon dont il allait me le dire. Seulement, après un long silence, ses yeux bleus transpercèrent les miens et il marmonna :

- Madame Bessière a tord. C’est très joli.

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