Chapitre 11

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- Avez-vous entendu parlé de l'accident de train d'il y a à peine dix jours ?

Je manquai de m'étouffer avec mon verre d'eau en entendant les paroles de ma grand-mère.

- Terrible, répondit mon grand-père, le visage grave. Il paraît qu'il n'y a aucun survivant ?

- D'après ce qu'on sait, non, murmura ma grand-mère, déboussolée. Tous ces innocents...

- Voilà pourquoi je n’ai pas confiance en ces affreuses machines. Jamais je n'ai regretté mes fidèles chevaux.

- Qu'en penses-tu, Alderic ?

Les yeux ronds, je me raclai la gorge face aux expressions interrogatrices de mes grands-parents.

- C'est... en effet dramatique, articulai-je en me concentrant à nouveau sur mon verre.

- Quand je pense que tu aurais pu y être, soupira mon grand-père en me fixant, embêté.

- Ne dis pas de pareilles horreurs. Alderic nous est déjà revenu sain et sauf de la guerre, remercions le Bon Dieu pour cela.

Mon grand-père hocha la tête, puis termina les dernières bouchées de son dessert avant de déclarer :

- Ce dessert est... étrange. Madame Champon est-elle toujours de service ici ?

- Oui, Monsieur, confirma monsieur Balthes en passant un plateau à Baptiste.

- Au moins, on sait sur qui on peut réellement compter, ici, ronchonna ma grand-mère.

- Dites-lui qu'il n'est pas nécessaire de refaire cette... heum... chose, conclut mon grand-père maladroitement en toussotant avec embarras.

En voyant le mécontentement se dessiner dans les sourcils froncés du majordome, je me retins de rire et fis comme si de rien n'était.

- Sauf votre respect, monsieur, madame Champon n'est pas la raison de votre insatisfaction.

- Quelqu'un d'autre a fait ce dessert ?

Étrangement, ce sujet de conversation suscita ma curiosité. Soudainement intéressé, je levai le menton de mon assiette et écoutai attentivement la réponse de monsieur Balthes.

- C'est la jeune Amicie, Monsieur, une nouvelle femme de ménage.

L'ironie était à son comble ; je venais de goûter le fameux gâteau et l'avais péniblement avalé en entendant le nom d'Amicie apparaître dans la conversation. Son dessert avait un goût ignoble. Monsieur Balthes, qui s'inquiéta aussitôt, s'excusa :

- J'espère que Sa Majesté nous pardonnera, cela ne se reproduira plus.

- Comment cela se fait-il qu'une femme de ménage soit à la cuisine ? s'énerva mon grand-père.

- Mais Monsieur...

J'étouffai mon rire dans une serviette, imaginant Amicie tenter désespérément de faire un gâteau convenable pour la famille.

- Nous manquons cruellement de personnel, expliqua monsieur Balthes. Tout le monde est à la tâche, je suis désolé de ne pas vous en avoir parlé plus tôt...

- À ce que je sache, je suis le maître de ce château, coupai-je le majordome en me reprenant. Faites venir cette domestique lorsque je sonnerai à la bibliothèque.

- Je prie Sa Majesté de ne pas lui en vouloir, s'empressa de dire Baptiste, qui observait la scène au loin. Elle voulait se rendre utile.

J'avais sûrement pris un air trop sévère pour que Baptiste fût capable de s’exprimer devant nous. Peut-être connaissait-il bien Amicie comme je voulais la connaître ? Dans tous les cas, elle semblait être appréciée, en bas, et c'était tout ce qui comptait. Après mûre réflexion, j'affichai un air impassible et marmonnai :

- Je le sais bien.

Sur mes mots, je quittai la table sous les airs méfiants de mes grands-parents afin de me diriger vers la bibliothèque.

* * *

C'était l'une des rares fois où je me trouvais entouré d’autant de livres. Je n'avais pas souvent eu l'occasion d'examiner cette immense pièce, non pas que ma passion pour la lecture était faible, mais plutôt en raison du manque de temps qui m'avait longtemps oppressé. J'observais avec attention les reliures dorées sur l'une des étagères, vivement tenté de lire un passage de l'un d'eux pour m'enfermer dans un monde idéal. Un monde où je n'étais pas à la tête du pays. Mon couronnement s’était déroulé dans une telle précipitation, mes grands-parents m'avaient à peine laissé le temps de refuser. De plus, Amicie m’avait fortement influencé dans mon choix. Sans elle et son regard lourd de reproches, personne d'autre n'aurait pu me faire céder, et le royaume entier aurait été délaissé pendant de nombreuses années. En y réfléchissant bien, la seule bonne chose dans cette histoire qui me réjouissait était que désormais, je pouvais commander toutes les armées que je voulais. J'allais enfin pouvoir gérer la guerre qui se préparait sans le moindre encombre. Je me rapprochai d'une lignée de romans , intrigué par l'histoire qui pouvait être inscrite à l'intérieur de l'un d'eux. La porte qui s'ouvrit me ramenai rapidement à la réalité. J'inspirai longuement en remettant mon col, prêt à recevoir Amicie. Alors que je m'attendais à la voir, la tête de madame Bessière passa à travers la porte entrouverte sans m'adresser l'ombre d'un sourire.

- Sa Majesté a-t-elle sonné ?

- Il me semble avoir demandé à monsieur Balthes l'une de vos domestiques, répondis-je, agacé.

- Ah ! Si Sa Majesté parle d'Amicie, elle est revenue d'une journée de congé, hier. J'ai préféré la faire travailler un peu plus tard ce soir pour rattraper quelques corvées.

- Il ne me semble pas que vous en ayez le droit.

- Parfaitement, si.

J'allais rétorquer, puis, après avoir fait le bilan de la situation, je me contentais de lui lancer un regard noir. Je n'avais pas de temps pour ces bêtises absurdes.

- Nous en reparlerons plus tard, Bessière, grondai-je en affichant la pire des expressions que je pusse faire. Où est-elle ?

- Vers les séquoias aux côtés du jardinier. Sire, ajouta-t-elle en s'inclinant.

Je levai les yeux au ciel tout en tournant les talons pour traverser la bibliothèque. Cette femme était décidément bien plus insolente que dans mes souvenirs, mais elle était essentielle à la survie du château. Je ne pouvais me permettre de la renvoyer maintenant. Frissonnant, après avoir marché dans les couloirs, j'ouvris la porte du château en grand et me dirigeai sans hésitation vers l'allée bordée des majestueux séquoias. Au loin, je pus distinguer la silhouette de l'ancienne aristocrate, affairée à la tâche. Seules quelques mèches brunes sortaient de son bonnet blanc au-dessus de sa tête, et son tablier était maculé de boue. Je ne pouvais détacher mon regard de son visage si parfait et du charme qui émanait de ses gestes en plantant ses fleurs. D'un pas léger dans la brise d'automne chargée de feuilles craquelées, je me glissai derrière elle et me penchai jusqu'à son épaule.

- N'est-ce pas trop dur, tout ce travail ?

Amicie sursauta violemment et se leva en trébuchant pour avancer de quelques pas. En se retournant vers moi, elle éclata de rire, soulagée. Dieu que j'aimais entendre ce son si doux à mes oreilles, il n’y avait pas de mélodie plus céleste que celle-la.

- Ce n'est que Sa Majesté !

- Ce n'est que moi, oui, dis-je froidement. Pitié, arrêtez-donc ces manières, appelez-moi Sire et utilisez le vouvoiement, cela fera l'affaire.

J'en avais assez d'être interpellé ainsi, toutes ces grandes manières et ces règles strictes m’épuisaient sans que je n’en susse réellement la raison. Elle se tut aussitôt, et, embarrassée, elle se pencha pour m'adresser une révérence malhabile.

- Je m'excuse d'être aussi empotée, Sire, vous devriez être accueilli avec plus de grâce.

- Oui, s'il vous plaît, ne me saluez plus jamais de la sorte, grimaçai-je exagérément.

Amicie eut un rire bref, puis, après avoir vu que je gardais mon sérieux, elle posa les mains sur ses côtes, feignant d'être vexée. Elle connaissait mes airs durs, je ne pouvais plus abuser d'elle en les employant.

- Au lieu de parler ainsi, partez avant que le jardinier ne vous voie.

Et elle se remit au travail en tapotant la terre de ses paumes rougies par le froid. Je m'approchai un peu plus d'elle et soupirai :

- Pourquoi donc ? Ce n'est pas lui qui m'empêchera de venir discuter avec vous.

- Oui, mais... s'il me voit me distraire au lieu de travailler, il me fera passer un beau savon, expliqua-t-elle en essuyant son front avant de déposer une nouvelle plante.

Je fus peiné de la voir dans de telles conditions, alors je tendis la main et ordonnai :

- Je trouverai une excuse. Ne vous tracassez pas pour cela, et venez avec moi, plutôt.

- Pas dans cet état là, Sire...

Je ne lui laissai pas le temps de répondre, l'attrapai par le poignet et la relevai de force. Amicie fut emportée dans un élan un peu trop puissant et atterrit directement contre mon torse. Rouge de honte, elle secoua la tête en levant le nez vers moi, puis se retira. Je n’intervins pas pour détendre l'atmosphère, trop préoccupé par ses mains qui étaient venues s'appuyer contre moi.

- Alors... vous n'êtes pas venu me voir pour observer ma maladresse, n'est-ce pas ? finit-elle par dire après s'être raclé la gorge, le visage encore légèrement teinté de rose.

Je plantai mon regard dans le sien en avançant lentement, soudain déstabilisé.

- J'ai... j'ai oublié pourquoi je suis venu.

Bouche-bée, je tournai vivement la tête pour fixer l'allée dans laquelle nous marchions côte à côte, essayant de retrouver la raison de ma venue. Bon sang, que m'arrivait-il ?

- Ce n'est pas grave, murmura Amicie en balançant légèrement ses bras vers l'avant, le menton levé en direction des arbres. Votre visite me fait plaisir.

Nous restâmes silencieux pendant quelques minutes, emportés par les tourbillons de feuilles incessants sur notre route. Il faisait doux, et l'espace d'un instant, je me sentis bien. Après avoir fermé les yeux, je me tournai vers Amicie et lui demandai franchement :

- Êtes-vous heureuse, ici ?

Amicie hésita, un petit sourire venant étirer ses lèvres fines et charnues.

- Je suppose que oui, fit-elle distraitement en joignant les mains dans son dos. Le personnel m'a bien accueillie et je fais de mon mieux.

- Je vois qu'on vous accable de travail, fis-je, sinistre. J’en toucherai un mot à votre supérieure.

- Il est vrai qu’elle ne me rend pas la vie facile.

- Vous êtes pourtant si souriante et serviable… comment faites-vous ?

Amicie haussa les épaules.

- Je suis en logée, nourrie, mais surtout… en vie. Je préfère mille fois cela plutôt que de connaître le même sort que ma famille.

- Vous savez… maintenant que mes grands-parents sont là, le risque d’être pris au piège par les Lombards est le même pour tout le monde. De plus, je vous avais promis que cette situation serait temporaire.

Amicie s'arrêta soudainement, me regarda avec une lueur d'espoir, puis finit par secouer doucement la tête.

- Non. Vos grands-parents sont arrivés dans le secret. Si mon identité venait à être dévoilée, elle ferait le tour du personnel. Cela exciterait davantage nos ennemis. Je préfère attendre que la situation se calme.

Alors que je m'apprêtai à répondre, la silhouette d'un vieillard au loin qui se découpait dans la nuit fit son apparition. Les joues d'Amicie rougirent, elle inclina brusquement la tête et s'en alla en courant en direction opposée du monsieur.

J'aimerais tant lui dire qu'avec elle, tout est plus léger, me dis-je avec amertume, les cheveux au vent.

Je la regardais partir avec impuissance, dévasté par sa nouvelle vie qui, selon moi, était insupportable. Être présent à droite à gauche sans jamais cesser de travailler me paraissait insurmontable, bien que la guerre fut une activité physique fort déplaisante. L'homme finit par s'avancer jusqu'à moi, et je pus aussitôt reconnaître le jardinier, le dos courbé par un grand sac de terre.

- Et la v'là partie, grogna-t-il, acerbe.

- Ne lui en voulez pas. C'est moi qui l'ai retenue.

Il me regarda avec dédain, puis leva les yeux au ciel.

- Et donc ? Elle n'a pas obéi aux consignes.

- Mais je suis votre roi, répliquai-je en serrant la mâchoire tandis qu'il avançait lentement.

- Ah ?

Il haussa les épaules puis passa son chemin comme si de rien n'était. Je compris alors qu'à cause de ma longue absence ici, plus jamais personne ne me respecterait, monarque du pays ou non. L'air maussade, je me retournai afin de regagner le château, les mains dans les poches et l'esprit embrumé. J'avais oublié que demain, dès les premières lueurs de l'aube, allait avoir lieu l'enterrement de ma famille ; mon moral fut aussitôt au plus bas et j'oubliai ce court moment de gaieté passé avec Amicie.

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