Scannée dans la spirale du temps

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Parfois, un souvenir vous sauve la vie, comme ce matin d’hiver, où une douleur intercostale me réveilla. Je me remémorai aussitôt une histoire ancienne racontée par ma grand-mère, un cas de pleurésie qui correspondait à ces symptômes. Mais mon médecin m’affirma, envers et contre tout, que ce n’était qu’une déchirure musculaire. Néanmoins lorsque j’évoquai mon souvenir, il me prescrivit un examen radiologique qui confirma ma suspicion. Je reçus sans attendre les antibiotiques nécessaires à ma guérison. Le praticien réclama en plus un scanner complémentaire.

L’heure de l’examen venue, l’énorme cylindre ronflait comme un avion s’apprêtant à décoller. Difficile de se détendre dans cette machine qui vous avale pendant son investigation. J’écoutai le thérapeute me précisant de bloquer ma respiration à plusieurs reprises. Puis le silence s’installa durant un temps indéfinissable. Je me sentais plonger dans un sommeil abyssal lorsqu’une lumière crue submergea la pièce. J’ouvris mes paupières, agressées par un néon qui grésillait au plafond. J’entendis une femme pousser un cri, et je me redressai le cœur haletant.

— Que se passe-t-il ?

— Je ne comprends pas, j’ai croisé le dernier patient qui quittait l’hôpital avant de nettoyer la salle. Pourtant je n’ai pas oublié de tourner l’interrupteur après mon travail.

J’observais les murs, tandis qu’elle répétait en boucle ses affirmations. L’appareillage électronique avait disparu. Au-dessus de moi, une construction géométrique s’apparentait à une potence en fer, une multiplicité de câbles s’y attachait, d’autres pendaient en vrilles dans le vide. À proximité du lit, une pile de plaques radiographiques datant d’Hérode gisait sur une déserte. L’employée, muette d’incompréhension, crispait les mains sur son tablier blanc qui frôlait ses sabots. Sans justifications, elle s’enfuit dans le couloir où j’écoutai claquer ses godillots. Je m’emparai alors d’une blouse accrochée au portemanteau pour me couvrir, et me dirigeai vers la porte.

J’entendis un brouhaha inexpliqué qui résonnait à l’extérieur. Un cortège de grands pontes s’ébranla dans le centre d’imagerie médicale, où je me trouvai, perclus de pragmatisme. Les praticiens me dévisagèrent des pieds à la tête, puis demandèrent une confirmation à la femme d’entretien.

— Vous reconnaissez cette personne ?

— Oui, elle m’a bien fichu les jetons, j’en ai encore des palpitations.

Un homme aux cheveux grisonnants qui portait une fine moustache s’adressa à moi.

— Madame, déclinez-moi votre identité, je vous prie ?

— Stéphanie Maurin, je suis venue effectuer un scanner, je pense que quelqu’un m’a changé de salle pendant que je m’étais endormie.

— Vous me parlez d’un scanner ? Je ne sais pas à quoi vous faites allusion. Vous vous êtes peut-être égarée dans l’établissement ?

— Vous plaisantez ? J’avais rendez-vous ici à 16h30 pour passer ce fichu scanner.

— Je vous répète que nous ne connaissons pas l’examen que vous évoquez. Vous vous êtes trompé d’endroit.

— Nous sommes bien, le 14 août 2022, n’est-ce pas ?

Des rires gras éclatèrent dans la pièce. Je déchiffrai le nom du médecin inscrit sur sa poche avant de rétorquer.

— Docteur Dolmiery, cette plaisanterie a assez duré, je souhaite récupérer mes affaires et quitter les lieux. Ma fille m’attend à la gare TGV de Lille-Europe, je vais être en retard. J’ai besoin d’urgence de mon iPhone pour la prévenir.

— Madame Maurin, vous tenez des propos incompréhensibles.

La réceptionniste ayant participé à la discussion revint avec son cahier de rendez-vous. Dolmiery parcourut plusieurs pages en secouant négativement la tête.

— Votre nom ne figure pas dans notre registre. Mademoiselle Lefevre va vous aider à retrouver vos vêtements et accessoires. Il s’agit d’un simple malentendu.

Je m’avançai dans le couloir à la suite des médecins qui s’éloignaient à grands pas. Une odeur de chloroforme saturait l’air. Un carrelage vintage remplaçait maintenant le linoléum moderne que j’avais foulé des pieds une demi-heure auparavant. Les lithographies abstraites du 21e siècle qui décoraient les murs s’étaient volatilisées. Le mobilier ergonomique de l’accueil avait cédé place à un comptoir rustique, sur lequel trônait la pièce maîtresse, un téléphone en bois à touches noires. Derrière l’unique chaise, une armoire métallique contenait des répertoires archivés, les étiquettes étaient écrites à l’encre violette. Le dernier registre affichait la période du 1er janvier au 31 décembre 1921. Une sonnerie stridente me fit tressaillir. L’opératrice répondit.

— Madame Lentier, attendez un instant, je prends votre dossier. Voilà ! Votre médecin vous prescrit une nouvelle radio des poumons à réaliser après le sanatorium ? C’est bien cela ? Le précédent cliché date du 2 décembre 1921.

Je restai plantée au milieu du hall, bouche bée, gênant les allées et venues des patients. Mademoiselle Lefevre raccrocha le combiné et m’extirpa de mon cauchemar.

— Vous ne deviez pas aller récupérer vos affaires et quitter l’établissement ?

— Je pense qu’il y a un problème, conduisez-moi à la direction, s’il vous plaît ?

Irritée par mon inaction, elle inspecta le local de radiologie dans les moindres recoins sans succès.

— Il n’y a aucun vêtement ni sac à main entreposés ici. Vous n’êtes quand même pas venue en maillot de corps et bleu de travail ?

— Je porte un jean ainsi qu’un tee-shirt. J’ai retiré ma veste et posé mon fourre-tout avant de quitter la cabine de déshabillage communiquant avec la salle d’examen.

— La cabine téléphonique, vous voulez dire ? Vous me semblez bien confuse. J’ai terminé ma journée, je vais vous conduire chez le directeur. Je ne sais plus à quel Saint me vouer, en pareille circonstance.

— Vous ne croyez pas si bien dire !

Charles Dolmiery, étudiait sous une lampe de bureau un cliché qu’il tournait en tous sens, quand on frappa à sa porte.

— Entrez ! répondit-il d’une voix assurée.

— Docteur, je n’ai pas retrouvé les affaires de la dame qui s’est cachée en radiologie.

— Bon, je m’en occupe !

Je tombai prostrée sur une chaise devant sa table, et le dévisageait l’air perdu.

— Puis-je contacter quelqu’un de votre famille pour vous aider ? Un mari, un frère, un parent ?

— C’est impossible !

— Comment ?

— Le scanner m’a expédié dans les dédales du temps quand ses rayons X m’ont découpé en tranches à l’écran.

— C’est une fixation ce scanner ? Je vous assure que nous n’utilisons pas cette chose inconnue dans mon cabinet de radiologie. Écoutez-moi à présent ! Je n’ai pas envie de contacter la police pour éluder cette énigme à une heure aussi tardive, car j’ai un dîner important ce soir. Je vous propose de vous reconduire à votre domicile.

— C’est d’accord. Puis-je garder la blouse au moins ?

— Bien sûr, suivez-moi !

Sitôt dans la rue, j’entraperçus des fils aériens de tramways. Une motrice signala son arrêt devant l’établissement. Quelques véhicules rétrogrades affichaient des logos comme Delage, Amilcar ou Cottin Desgouttes. Ils crachaient une fumée noire qui me fit tousser. À quelques pas, des ouvriers à vélos klaxonnaient pour prévenir les passagers qui traversaient les rails sans regarder. Plusieurs bâtisses portaient des impacts d’obus, d’autres étaient entourés d’échafaudages. Les piétons se saluèrent en ôtant leur chapeau, des femmes s’étaient dissimulées sous des ombrelles en organdi blanches.

— Ma voiture, c’est la Bugatti décapotable ! annonça-t-il.

Dolmiery s’était retourné, surpris que je reste statufiée par l’affluence habituelle qui régnait à cette heure de la journée.

— D’où venez-vous ? Bon sang !

— J’habite à une dizaine de kilomètres d’ici, à Mons-en-Pévèle, lui répondis-je.

— Ah, ce n’est pas la porte à côté ! J’ai une bonne demi-heure de trajet.

Tandis que nous roulions, j’observais la voie ferrée qui longeait la route. Un garde-barrière s’activait à tourner la manivelle. Une locomotive à vapeur ralentit à l’entrée de la gare de Lesquin. Je me retournai sur le monstre d’acier qui crachait de plus belle. Dolmiery me jeta un œil discret, gêné par mon air hébété. Nous atteignîmes enfin mon village, mais des champs à perte de vue occupaient le quartier où j’habitai.

— Chère madame, ma patience a des limites. Vous constatez comme moi que nous sommes environnées de pâtures.

— Je vous répète que ce foutu scanner m’a expédié dans les limbes du passé ! Qu’allez-vous faire, maintenant ? m’enfermer à l’asile ?

— Réfléchissez bien ! Il y a bien une personne sur cette Terre qui puisse vous accueillir.

— Oui, mon arrière-grand-mère, Hortense. Elle habite à Thumeries.

— J’aime mieux ça, c’est à côté, en route !

Je reconnus la fermette de mamy Hortense que nous visitions avec mes parents dans mon enfance tous les quinze jours. J’adorai attraper les sauterelles dans son immense jardin. Elle décéda à l’âge de quatre-vingt-treize ans en 1995, alors que je n’étais qu’une adolescente. Si mon calcul était exact, elle était âgée de vingt-deux ans. J’étais donc son aînée de dix-huit ans.

Dolmiery gara son cabriolet devant l’unique porte cochère et m’invita à le précéder. Je heurtai la poignée en laiton, le cœur haletant. Une jeune femme châtain d’un mètre soixante-dix environ, toute de noir vêtue, vint nous ouvrir.

— Bonjour, madame, monsieur, à qui ai-je l’honneur ?

— Je… je suis Stéphanie, Stéphanie Maurin, un membre de votre famille.

— Comment ? Mais nous n’avons jamais été présentées.

Un grand silence suivit notre échange. Charles Domiery s’immisça alors dans la conversation.

— Je constate que vous portez le même patronyme. La ressemblance physique est indéniable. Stéphanie est-elle votre mère ?

— Vous plaisantez ? Elle est décédée le mois dernier d’une pleurésie. Mon père, Clotaire, est secrétaire de mairie, peut-être qu’il pourra vous aider ? Il participe en ce moment à une réunion d’agriculteurs.

— Enfin madame, faîte preuve de compréhension, il est passé vingt-heures. Je dirige un cabinet de radiologie et je vais arriver en retard à mon dîner d’affaires.

— Je vous assure qu’aucune Stéphanie n’appartient à ma famille.

Dolmiery sortit un billet de cinq cents francs de son portefeuille pour couper court au débat.

— Voici un dédommagement pour héberger cette personne qui vous ressemble comme deux gouttes d’eau. Si vous me permettez, je reviendrai dimanche après-midi pour connaître le fin mot de l’histoire.

— Merci pour l’argent, mais cette femme quittera ma maison dès votre retour.

— Bien le bonsoir, mesdames Maurin, nous salua-t-il, en ôtant son chapeau.

Dès que le médecin eut repris la route, mamy Hortense me jeta un regard inquisiteur.

— Je me sens mal à l’aise en votre présence, je n’ai pas souvenance d’une tante affublée d’un tel prénom. J'essaye de me remémorer, mais je ne trouve pas de réponse logique. Un oncle paternel s’est bien exilé en Amérique en 1880. Hélas, mes parents ont perdu tout contact avec lui quelques années plus tard. Seriez-vous sa fille ?

J’étais trop épuisée pour lui expliquer mon voyage dans le temps. Sans doute, m’aurait- elle flanqué dehors malgré notre ressemblance. Hortense portait le deuil, et je ne souhaitai pas la choquer davantage.

— Vous avez deviné juste !

— Si j’ai bonne mémoire, il s’appelait Lucien. J’aperçois mon père au bout de la rue. Il va m’éclairer à ce sujet.

Hortense partit à sa rencontre. Tous deux s’arrêtèrent à une cinquantaine de mètres pour discuter en faisant de grands gestes. Augustin, mon aïeul, s’avança vers moi d’un air interrogatif.

— Pourquoi Lucien envoie-t-il sa fille nous rejoindre, plus de quarante ans après sa disparition ?

— Euh… il est décédé en début d’année.

— Je vous présente mes condoléances, mais que venez-vous faire ici ?

— Mon père a fait de mauvais placements en bourse aux États-Unis, je suis actuellement sans revenus. J’ai utilisé le reste de l’argent pour payer la traversée maritime. Ma mère est morte en couche à ma naissance.

— Fichtre, il ne manquait plus que ça, s’égosilla Augustin. Mon frère s’est désintéressé de nous pendant quatre décennies, voilà maintenant que sa fille nous met le grappin dessus.

— Je suis désolée de vous importuner à pareille heure. Je vous promets de résoudre cette situation inconfortable au plus vite.

— Puisque votre protecteur nous dédommage financièrement quelques jours, Hortense va vous conduire jusqu’à votre chambre. Demain, vous l’aiderez aux travaux d’entretien, à la place de ma défunte épouse. Ma fille prépare en ce moment un examen pour devenir institutrice.

— Bien sûr, avec plaisir.

Je reconnus les sept chambrées à l’enfilade, et les hauts lits aux couvertures matelassées violettes. Je m’installai dans la troisième, à côté de celle de mon arrière-grand-maman. Hortense frappa à la porte quelques instants plus tard, et me prêta une chasuble grise ainsi qu’un tablier.

— Je pense que cette tenue serait plus respectable. Vous portez un bleu de travail comme les journaliers de ferme. Pour une femme de votre âge, c’est ridicule.

— J’en conviens, mais je n’ai pas les moyens de m’offrir une nouvelle garde-robe.

— Dans ce cas, je vous la donne. Ma mère était plus forte que vous, prenez cette ceinture pour resserrer la taille ! Pardi, vous êtes coiffée comme Louise Brooks, ce n’est pas très féminin.

Je rejoignis au dîner mes aïeux, habillée comme une paysanne. Chacun buvait sa soupe au cresson en silence, les yeux baissés. Après s’être essuyé la bouche avec une serviette à carreaux, Augustin bourra sa pipe, l’air soucieux, puis me questionna à nouveau.

— Dans quelle ville, Lucien, a-t-il posé ses valises ?

J’avais en mémoire, un voyage scolaire effectué aux États-Unis dans ma jeunesse, où je fus hébergée dans une famille du Maryland.

— À une centaine de kilomètres de New York, à Baltimore.

— Dans ce cas, les autorités administratives vous ont donné un certificat de décès.

— Oui, mais les préparatifs de l’enterrement ont été précipités. J’ai transmis ce justificatif aux pompes funèbres qui l’ont exigé. J’ai oublié de leur réclamer avant mon départ.

— Dès demain, je rédigerai un courrier en anglais pour le récupérer. Dans un mois, vous recevrez ce document indispensable, opina Augustin.

— Je vous remercie de vous préoccuper de mes affaires, néanmoins je souhaite m’en charger personnellement.

— Comme secrétaire de mairie, je suis habilité pour obtenir cette preuve indiscutable, conclut-il.

Je lui adressai un sourire forcé, puis je saisis une poire dans la corbeille que me présentait Hortense.

Sitôt le souper terminé, Augustin s’installa au salon pour lire son journal et Hortense parcourut un livre de grammaire. Le chien, un fox-terrier, vint me tenir compagnie tandis que je tombai de fatigue.

— Stéphanie, vous devriez aller vous coucher !

— Tout à fait, je vous souhaite une bonne nuit !

Un craquement dans l’escalier me réveilla vers sept heures le lendemain. Je contemplai la chambre dont la décoration n’avait pas changé d’un iota, sauf que le papier peint damassé s’était terni, ses médaillons dorés s’étaient effacés au fil des décennies. Le portrait de la mère d’Hortense me jeta un coup d’œil suspicieux, je m’inquiétai des conséquences de ma téléportation, quand Augustin découvrirait que Lucien était inconnu à Baltimore.

Après avoir procédé à mes ablutions avec les moyens de l’époque, je rejoignis le rez-de-chaussée où la bouilloire sifflait. Augustin coupait des tranches de pain tandis qu’Hortense sortait trois tasses du buffet aux vitres orangées. Ils me saluèrent alors que je m’asseyais à table.

— Stéphanie, les haricots verts sont à cueillir avant dix-heures, ensuite vous les équeuterez. J’ai entreposé des pommes de terre dans la réserve, vous préparerez un repas pour nous trois, conclue-t-elle, sans aucun tact.

Constatant ma maladresse à manipuler la cuisinière, elle m’adressa un reproche.

— Vous n’avez pas mis souvent la main à la pâte, Lucien, possédait-il des domestiques ?

— Nous ne nous servions pas de ce fourneau en Amérique, je suis désolée.

— Le principal c’est d’apprendre à l'utiliser.

La semaine s’égrena au rythme des corvées et j’aspirai au retour de Charles Dolmiery. Malgré les liens du sang, nos échanges restaient glacials. Ils me considéraient plus comme une bonne à tout faire qu’à un véritable membre de leur famille.

Le jour dominical, Dolmiery se présenta vers quinze heures. Il s’acquitta des politesses d’usage avec un bouquet de fleurs, destinée à Hortense, puis demanda à me parler en privé.

— Vous paraissez encore plus miséreuse, vêtue de la sorte qu’à votre arrivée. Les retrouvailles n’ont pas été celles que vous attendiez ?

— Je vous ai dit que j’ai été téléportée un siècle plus tôt. Je suis née en 1982.

— Écoutez Stéphanie, j’ai contacté les asiles alentour, aucun signalement vous concernant n’a été diffusé. Je crains que vous ne souffriez de mythomanie.

— Alors, notez bien ces dates. Le 25 octobre prochain, la guerre civile russe prendra fin. Trois jours plus tard, Mussolini deviendra président du conseil en Italie. Marcel Proust va mourir le dix-huit novembre. Voyez-vous, je suis professeure d’histoire et je peux prédire votre futur. Un deuxième conflit mondial éclatera en 1939, faisant soixante millions de victimes. La France triomphera de l’Allemagne au bout de cinq ans grâce au général de Gaulle. Les Américains lâcheront deux bombes atomiques sur le Japon en 1945, tuant deux cent mille personnes. Le président John Kennedy sera assassiné à Dallas en novembre 1963. Une nouvelle maladie, le Sida, détruisant le système immunitaire, sera décelée en 1984 par le professeur Jean-Luc Montagnier qui obtiendra le prix Nobel de médecine. L’ingénieur britannique Godfrey Housfield concevra le scanner ou tomodensitométrie en 1972. Ces preuves vous suffisent-elles, ou dois-je continuer ?

Dolmiery, fronça les sourcils, puis leva les yeux au ciel.

— Comment Dieu est-ce possible ? Le meilleur affabulateur ne pourrait affirmer de telles choses.

— J’ai dû mentir à mes arrière-grands-parents, lesquels pensent que je suis la fille d’un oncle disparu aux États-Unis en 1880. Augustin a écrit à la mairie de Baltimore pour réclamer l’acte de décès. Dans un mois, les autorités administratives américaines lui révéleront le pot aux roses. Dans ces circonstances, je ne peux pas résider plus longtemps chez eux.

— Je comprends votre malaise. Cela dit, je suis l’heureux propriétaire d’une villa d’architecte située boulevard de l’Hippodrome dans la banlieue lilloise. Accepteriez-vous d’y loger quelques semaines, avant de trouver une solution pérenne ?

— C’est généreux de votre part, mais je ne souhaite pas imposer ma présence à votre famille sans contrepartie.

— Soyez rassuré, je vis seul dans cette grande bâtisse avec quelques domestiques. Ma femme a demandé le divorce après la guerre, me reprochant d’être mariée avec la clinique. Mon fils unique, âgé de vingt-huit ans, travaille à mes côtés. Il réside à La Madeleine avec sa jeune épouse depuis deux ans. Je serai grand-père l’année prochaine.

— J’accepte votre offre avec joie. Mes aïeux vont être ravis d’apprendre la nouvelle.

Je m’installai aussitôt à Lambersart dans la banlieue chic. Je passai d’un confort spartiate à un luxe inimaginable pour l’époque avec salle de bain privative. Charles Dolmiery quittait son domicile tôt le matin pour ne rentrer qu’après vingt et une heures. Il me questionnait alors sur la géopolitique mondiale et les inventions futures jusqu’à une heure avancée de la nuit. Une idée lui vint soudain à l’esprit. Le recteur de l’académie de Lille, Georges Lyon, était le beau-père d’Antoine, son fils. Il lui soumettrait ma candidature au titre de professeure d’histoire.

Cependant, aucune femme n’enseignait à l’époque. Les circonstances jouèrent en ma faveur, car l’agrégé en lettres qui officiait dans l’établissement se cassa la jambe. J’effectuai son remplacement pendant un trimestre. Les premiers jours furent exténuants face aux insinuations des étudiants qui doutaient de mes capacités. Les visages juvéniles m’évoquaient celui d’Eva qui ne quittait pas mes pensées. Je lui infligeai une tristesse infinie. La conviction que son père l’épaulait dans cette tragédie m’empêchait de m’effondrer. Si j’avais pu voyager dans le passé, l’inverse était envisageable. Quel scientifique pouvait concevoir un scanner, sachant que son inventeur était né en 1919 ?

J’affrontais aussi quelques déconvenues avec Antoine, qui apprit mon installation à la villa Pompéi. Charles n’accepta pas les remontrances de son fils, et leurs relations furent tendues jusqu’à la fin de mon contrat.

Antoine sermonna Charles dès son arrivée au bureau.

— Tu as perdu la tête ? Papa. Cette campagnarde est folle, elle n’a probablement pas été diagnostiquée mythomane. J’ai pris quelques renseignements auprès du curé de Thumeries. Elle ne possède ni fortune ni mari, nous devons veiller avant toute chose à entretenir la réputation de la société. De plus, tu as eu l’indécence de contacter mon beau-père afin qu’il l’embauche à l’Université, sans même me prévenir. J’attends tes excuses, la révocation de cette femme, et son expulsion immédiate des lieux.

— Aux dernières nouvelles, je suis encore maître chez moi et gérant. Ma clientèle n’a que faire des commérages de villages.

— As-tu pensé un seul instant à Ludivine ? Elle accepte de financer la transformation du cabinet en clinique. Nous évincerons ainsi notre principal concurrent.

— La comtesse de Robersart exige en échange que je l’épouse. Elle est d’un ennui mortel, empêtrée dans des convenances du 19e siècle. Je n’ai pas répondu à son invitation concernant l’inauguration de sa roseraie. Je solliciterai plutôt une banque d’affaires pour calmer ton inquiétude à ce sujet.

— Tu n’es plus de première jeunesse, cher père. Je n’ai pas envie de rembourser ce crédit faramineux à ta place si tu venais à rendre l’âme. Mon premier enfant naîtra en début d’année prochaine. Redescends sur Terre, bon sang ! À moins que l’égoïsme t’étouffe.

— Pour l’instant, tu bénéficies d’un salaire plus que convenable, malgré ton manque d’expérience. Postule chez un confrère si tu t’estimes lésé, insista Charles.

— J’espère que tu vas changer d’avis. En tout cas, le contrat de travail de ta protégée ne sera pas renouvelé malgré la prolongation de l’arrêt-maladie du professeur d’histoire.

— Antoine, notre conversation est terminée. Je dois démarrer mes consultations sans attendre.

— Bonne journée ! Docteur Charles Dolmiery, ne commettez pas d’imprudences qui pourraient vous être dommageables, ricana Antoine, l’air menaçant.

À la villa Pompéi, je passai en revue les savants de l’époque qui pourraient m'aider, après mes heures de cours. Le soleil couchant qui projetait l’ombre du portemanteau sur le sol m’évoqua la tour de Wardenclyffe. Nikola Tesla, son concepteur, venait d’échouer avec ce projet, et ses investisseurs l’avaient abandonné, alléchés par les propositions moins humanistes des concurrents lobbyistes. L’expiration de ses brevets le plongea dans l’indigence, alors qu’il en avait déposé plus de deux cent cinquante. Cependant, il résidait aux États-Unis. Charles accepterait-il de me prêter l’argent nécessaire pour effectuer la traversée jusqu’à New York ?

Ce soir-là, il rentra plus tôt que d’habitude, craignant qu'Antoine ne l’accable à nouveau. Nous dînâmes en silence, je constatai qu’il manquait d’appétit malgré la délicieuse tarte Tatin préparée par Maria, sa cuisinière.

— Quelque chose vous tracasse Charles ?

— Un différend familial sans importance. Je pense que vous êtes plus à plaindre que moi, privée de votre fille et époux.

— Oui, j’essaye d’imaginer Eva, soutenue par son père pour surmonter ce désastre. Nous nous sommes séparés dix ans après sa naissance, mais c’est un papa aimant. La résilience fera son œuvre peu à peu. J’ai appris aujourd’hui que l’université ne reconduisait pas mon contrat, malgré les bons résultats des étudiants.

— Je suis désolé, Antoine ne vous porte pas dans son cœur. Il espérait que j’épouse la Comtesse de Robersart qui me cède sa fortune pour agrandir mon établissement. Je n’aime pas cet arrangement négocié par Antoine à mon insu.

— Votre fils me considère-t-il comme une rivale ?

— Tant mieux ! J’ai survécu à la dernière guerre avec cinq blessures par balles, je ne vais pas me soumettre maintenant aux caprices d’un adolescent attardé. Peut-être qu’il devrait quitter l’entreprise familiale pour se débrouiller seul.

— Je ne souhaite pas m’immiscer dans cette situation délicate. D’ailleurs, j’ai un projet qui me tient à cœur. Il pourrait même vous réconcilier avec votre fils.

— Précisez votre pensée ?

— L’inventeur du courant alternatif, Nikola Tesla, a déposé une foultitude de demandes de brevets. Une d'entre elles pourrait certainement me renvoyer dans le futur ?

— J’espérais passer une bonne soirée en votre compagnie, mais j’avoue que cette idée me bouleverse. Je me suis habituée à votre présence, vos connaissances me fascinent. Vous n’êtes pas une scientifique, je comprends que vous cherchiez un moyen de revoir votre fille. Néanmoins, la mise au point d’une telle trouvaille réclame des années, voire plusieurs décennies. Je suis partagé entre l’envie de vous encourager et celle de vous réfréner.

— J’aimerai rencontrer, Nikola Tesla, qui réside de l’autre côté de l’atlantique. Il lui reste une vingtaine d’années à vivre, lui seul est capable d’inventer une machine à voyager dans le temps.

— Dans ce cas, nous irons ensemble. Je n’ai pas pris de congé depuis dix ans. C’est l’occasion de mettre à l’épreuve mon fils.

Le matin suivant, Antoine perdit son sang-froid dès qu’il apprit la nouvelle, et insulta son père devant les salariés. Cependant, Charles ne changea pas d’avis, il lui claqua la porte au nez en guise de réponse. Aussitôt, il s’enferma à l’intérieur de son bureau pour écrire ses consignes avant notre départ.

Vingt-quatre heures plus tard, nous rejoignîmes Paris en train jusqu’au Havre, où nous attendait le paquebot transatlantique, France I. Il s’imposait sans concurrence sur les quais, arborant fièrement ses quatre cheminées comme une décoration militaire. Surnommé, « Le Versailles des Mers », il offrait aux passagers de première classe, principalement des hommes d’affaires américains, un luxe moderne. Piscine, cours de tennis, et pistes de danse jouxtaient un salon de réception sous verrière, à l’effigie de La Mazarine, prestigieuse bibliothèque de France. Un ascenseur reliait les différents ponts, chose impensable à l’époque. Chaque chambre disposait d’eau chaude et d’une salle de bain. Une marqueterie florale ornait les meubles de ma cabine. J’effleurai les draps en soie glacée qui recouvraient la literie. Un frisson me parcourut l’échine. J’avais oublié un instant la peine qui me ravageait le cœur, j’imaginai à présent le visage d’Eva inondé de larmes. Pour couper court à cette vision, je rejoignis le salon de réception où Charles contemplait le portrait de Louis XIV, un verre de whisky à la main.

— Notre bon Roi-Soleil a retrouvé ses lettres de noblesse, cent trente ans après la révolution, mais les indigents occupent toujours la troisième classe. Néanmoins, la tragédie du Titanic a changé la donne, les canots de sauvetage peuvent maintenant accueillir l’ensemble des passagers et membres d’équipage.

— Malheureusement, la prochaine catastrophe aura lieu en 1987. Le Dona Paz, aux Philippines, causera mille cinq cents décès. Quinze ans plus tard, celle du Joola décimera près de deux mille personnes. Si j’ai bonne mémoire, cinq naufrages ont endeuillé les mers du globe depuis un siècle.

— Je suis rassuré concernant notre traversée, aucun incident n’a été relayé par la presse.

Je lui adressai un sourire de connivence. Nous peinions à nous délecter des mets qui sortaient des cuisines, le nombre d’employés qui effectuait le service en salle frôlait l’indécence. Pour la troisième classe, c’était soupe de riz et pommes de terre bouillies avec bas morceaux de viande.

Les fraîcheurs de l’automne ne nous permirent pas d’arpenter le pont, nous gagnâmes alors La Mazarine, abandonnée des passagers qui s’aventuraient sur les pistes de danse. Charles s’excusa d’un dégoût des mondanités.

— Peut-être, souhaitiez-vous valser dans mes bras ?

— Je n’ai aucune exigence, hormis celle de rencontrer Nikola Tesla. Je suis ravie d’effectuer ce voyage en votre compagnie. J’espère pouvoir vous dédommager des frais que vous avez engagés à mon encontre.

— Vous êtes mon invitée, Stéphanie. Vous ne m’êtes redevable de rien.

D’ailleurs, je ne me souviens pas d’avoir été si heureux jusqu’à présent.

— Charles, je ne sais pas de quoi demain sera fait. Dans l’éventualité ou Tesla inventerait une machine capable de me réexpédier au 21e siècle. Vous renouerez avec vos habitudes…

Il s’empressa de me répondre, blessé par mes propos.

— Ce n’est qu’une hypothèse pour l’instant. Profitons de cette semaine de traversée. Appréciez-vous la musique ? Ce piano me fait de l’œil. Laissez-moi vous interpréter un poème du compositeur allemand Ludwig Van Beethoven.

« Déjà du lit, les idées se pressent vers toi, mon immortelle bien aimée. De temps en temps, joyeuses, puis de nouveau, tristes, attendant du destin de savoir s’il nous écoutera. Vivre, je ne le puis que totalement, avec toi ou pas du tout ».[1]

Il ne me quittait pas des yeux en le récitant. Mon cœur cognait dans ma poitrine, je lui infligeai une douleur infinie. Anéantie, je prétextai une migraine pour rejoindre ma chambre. Il me raccompagna en gentleman puis gagna la sienne en silence.

Dès le lendemain, nous participâmes aux activités proposées. Charles tirait au pigeon d’argile sur l’un des ponts supérieurs tandis que j’expérimentai le jeu de palet. Les soirées s’enchaînaient avec concerts de musique et récitals de cantatrices célèbres. La tentation nous tourmentait, malgré notre volonté de l’ignorer.

À l’aube du cinquième jour, nous aperçûmes La Statue de la Liberté qui nous glaça le sang. Bien que nous fûmes arrivés à bon port, la traversée nous avez rapprochés plus que nous ne l’admettions. Une brume recouvrait d’un voile gris l’effigie de Bartholdi comme nos esprits. Quand le paquebot fût amarré à quai, Charles m’aida à descendre mes bagages, sans m’adresser le moindre sourire. Nous nous dirigeâmes ensuite en taxi vers Bryant Park, situé 42e rue Ouest. C’était un lieu apprécié de l'inventeur qui avait pour habitude d’y nourrir des pigeons, mais l’heure matinale était peu propice à ce genre d’activité. Nikola demeurait huit-cent mètres plus loin à l’hôtel Saint Régis, dans laquelle il soignait des oiseaux blessés. Le réceptionniste grimaça à l’évocation du savant.

— Ses volatiles salissent les appuis de fenêtre. Nous dépensons une somme colossale pour nettoyer les fientes sur dix-huit étages. De plus, Monsieur Tesla nous doit trois mois de loyers. Si vous êtes son ami, conseillez-lui de changer de résidence.

— Nous rendons visite au professeur Tesla à titre professionnel. Je suis désolé des dégradations causées au bâtiment, mais nous ne sommes pas concernés par ce problème, lui signifiai-je.

L’homme à l’accueil nous répondit sèchement, les yeux baissés sur son registre.

— La chambre 819 est située au 15e étage, l’ascenseur se trouve à votre droite.

Mon cœur palpitait dès que j’atteignis son palier. Je doutais tout à coup de mon enthousiasme à convaincre Nikola. J’entendis des roucoulements derrière la porte puis sonnai à deux reprises. Un soixantenaire de faible corpulence, le visage émacié, nous ouvrit.

— Hi, Lady, Sir, the fortune-teller’s apartment is located opposite, bye.

— Attendez s’il vous plaît ! Nous ne venons pas consulter une voyante, mais le professeur Tesla, rétorquai-je.

— Vous avez l’accent français, que diable faites-vous ici ?

— Je cherche une explication à mon voyage dans le temps qui m’a renvoyé un siècle dans le passé.

Sans exiger d’autres précisions, il nous invita à entrer.

— Excusez-moi du désordre, je travaille sur ma dernière invention tout en veillant sur mes protégés. Ce pigeon blanc s’est cassé une aile. Regardez bien, j’ai confectionné cette attelle pour le guérir. À présent, asseyez-vous, je vous prie, et racontez-moi votre expérience inédite.

Nous eûmes l’impression qu’il visualisait la scène au fur et à mesure de mon récit, comme s’il s’était substitué à moi. Affublé de tics nerveux, il clignait des yeux et se tordait les mains tout en fixant le mur. Soudain, il nous confia sa version des faits.

— Variation de tension très rapide, arrachement de l’énergie des tachyons, intrication des capsules temporelles.

Tesla se tut un long moment, laissant l’horloge sonner midi. Charles et moi nous regardions l’air hébété.

Il se mit à placer symétriquement ses crayons sur la table et reprit la discussion.

— Le 14 août 1911, j’ai présenté mon antitéléphone tachyonique, la veille de l’exposition universelle bruxelloise. Je réussis ma démonstration qui consistait à modifier dix allumettes brûlées, en régressant de cinq minutes dans le temps. Aussitôt, la machine a explosé dans le bureau du commissaire général, déclenchant un incendie et l’annulation de l’évènement. Les animaux d’une ménagerie ont tous péri, c’est effroyable. Il n’y a pas eu de pertes humaines, mais cette catastrophe a desservi mes intérêts par la suite. Je n’ai pas obtenu la place de conférencier au congrès international, malgré mon amitié avec le roi Albert 1er.

Charles fronça les sourcils et lança une hypothèse.

— Vous suggérez qu’il existe un lien entre cette démonstration et la téléportation de Stéphanie ?

— Ce temporiscope associe plusieurs champs magnétiques pour entrouvrir une brèche temporelle. Le scanner du 21e siècle a communiqué avec mon invention par intrication. Votre expérience prouve l’interaction entre la mécanique quantique et la théorie de la relativité.

Une image me revint à l’esprit alors qu’un éclair de Tcherenkov se produisit pendant l’examen.

— J’ai vu cinq allumettes qui tourbillonnaient à l’intérieur du cylindre. J’ai cru à une hallucination puis je me suis endormie.

— Les radiographes de votre époque les ont sans doute retrouvées après votre disparition. À Bruxelles, la moitié de ces objets a réapparu après l’expérience. Je suis désolé que les tachyons, ces particules supraluminiques, aient chamboulé votre existence.

Charles secoua les épaules, saisi à son tour d’un tic nerveux.

— Si j’ai bien compris, vous êtes responsable, à votre insu, de cette catastrophe. Mon amie est séparée de ses proches, sa fille lui manque. Que comptez-vous faire pour réparer cette anomalie ?

— Hélas, l’antitéléphone tachyonique a été détruit dans l’incendie. Je peux le fabriquer à l’identique en quelques mois. Cependant les données temporelles de sa construction ont changé. Certes, Stéphanie sera téléportée à une époque postérieure à 1922, mais plusieurs siècles peuvent s’écouler au cours du voyage.

Je fis une chute de tension et perdis connaissance. Quand je rouvris les paupières, des voix caverneuses semblaient surgir de l’enfer. Deux visages ondulaient au-dessus de moi, puis je retrouvai la mémoire. Nikola Tesla me proposa un verre d’eau, tandis que je me redressai sur la table. Il clignait des yeux à nouveau en se tordant les mains.

— Buvez Stéphanie !

Je m’exécutais sans sourciller puis lâchai un soupir. Charles s’adressa au professeur.

— Dans l’hypothèse où vous construisiez un autre appareil, vous aurez besoin d’un local approprié.

— Mon dernier employeur, la Westinghouse Electric and Manufacturing, me verse actuellement une retraite de cent vingt-cinq dollars par mois. Il m’est impossible de louer un atelier dans ces conditions, d’autant plus que je suis incapable de payer mes loyers.

Charles se frotta la moustache un instant puis lui répondit.

— Je vous invite à rentrer en France avec nous. Mon habitation dispose d’une dépendance suffisante pour entreprendre vos recherches. Qu’en pensez-vous, professeur Tesla ?

— Votre proposition est alléchante, mais mes pigeons ont besoin de moi.

— Aucune loi n’interdit de leur faire traverser l’océan atlantique. Nous allons acheter le nombre de cages nécessaires pour le voyage. En prime, vos protégés bénéficieront d’un jardin de mille mètres carrés.

Un sourire s’esquissa sur le visage du chercheur rongé par l’anxiété.

Deux jours plus tard, nous embarquions sur le même paquebot. Nikola Tesla s’installa en troisième classe pour surveiller ses pigeons. Des marchandises remplaçaient les migrants européens qui n'avaient pris qu'un aller simple. Nous descendîmes les étages afin de lui tenir compagnie. Il eut les larmes aux yeux quand il se remémora sa première traversée en 1883, à l’âge de vingt-sept ans. Thomas Edison l’avait invité à le rejoindre aux États-Unis, suite au peu d’intérêt qu’avait suscité son moteur à induction à Budapest, sa patrie d’origine.

Alors qu’il observait la pénombre prendre ses quartiers, il soupira.

— Mes rêves se sont évanouis comme le soleil couchant qui se dissout à l’horizon. J’espère que demain, sa renaissance accompagnera la mienne.

Je tentai de le rassurer.

— Je connais votre futur, vous n’aviez plus aucun avenir à New York. Les lobbyistes vous ont tourné le dos quand vous leur avez présenté votre projet humaniste. Offrir une énergie gratuite et illimitée à la population mondiale, disponible dans l’ionosphère, était contraire à leurs principes.

— Vous savez quand je suis décédé ?

— Oui, en 1943, après avoir été victime d’un accident de la route. Un véhicule vous a renversé, puis l’hôpital vous a prodigué des soins et renvoyé à l’hôtel The New-Yorker, où vous avez rendu l’âme, seul dans votre chambre, quelques jours plus tard.

— Stéphanie, je vous remercie de m’avoir apporté ces précisions. La malchance m’a poursuivi tout au long de mon existence. Hier, j’ai modifié l’ordre de l’univers par l’invention du premier temporiscope. J’ai pour mission de réparer ma faute, mais les particules supraluminiques sont dotées d’une intelligence supérieure. Accepteront-elles un retour aux sources ?

Charles me prit la main et la serra dans les siennes, bouleversé par la sincérité de Nikola.

Nous demandâmes aux cuisiniers de servir des menus identiques à ceux des premières classes au professeur. Il mangeait sans appétit, obsédé par son futur prototype qu’il visualisait dans son esprit, sans besoin d’esquisser le moindre plan. Les pigeons grossissaient à vue d’œil, gavés par les restes des repas.

La veille de notre arrivée au Havre, Charles me raccompagna devant ma chambre. Il hésita un instant puis se pencha vers moi. Nos lèvres se frôlèrent puis il m’emporta dans ses bras jusqu’au lit. J’entendis sa respiration saccadée, tandis qu’il s’appliquait à détacher mes bas des jarretières en dentelle. Son étreinte se fit plus ferme et il plongea son visage dans mon cou. Le hublot s’éclairait des couleurs de l’aube quand nos corps se séparèrent.

Notre paquebot s’invita au port du Havre dans un concert de sirènes. Des silhouettes gesticulaient en attendant les voyageurs sur le quai des abeilles. Soudain, quelques roucoulements s’élevèrent de l’embarcadère nous signifiant que Nikola était descendu. La compagnie ferroviaire refusa de transporter les cages des volatiles. Nous prîmes alors un train de marchandises qui convoyait du blé jusqu’à la gare lilloise. Le savant s’appliquait à assembler en diagonale des brins de paille aussi silencieux qu’un moine cistercien. Nos vêtements étaient poussiéreux à l’arrivée. Charles offrit un triple pourboire au taxi qui nous accepta à bord avec les pigeons.

Nikola découvrit la villa sans émettre le moindre avis. Cependant, il choisit de s’installer au sous-sol avec ses oiseaux. Charles dressa un lit de camp tandis que Tesla ouvrait ses bagages pour retirer des coussinets en caoutchouc qu’il glissa sous les quatre pieds. Victime d’hyperacousie, un simple craquement le réveillait malgré le port de bouchons d’oreilles. Il accepta ensuite de déjeuner en notre compagnie, mais semblait émerveillé par les formes abstraites qui apparaissaient et disparaissaient sur le parquet, au gré des rayons du soleil traversant les rideaux. Le professeur divisa en trois parties le contenu de son assiette avant de saisir sa fourchette de la main gauche. Dès qu’il eut terminé son repas, il nous salua d’un hochement de tête, impatient de replonger dans ses calculs.

Charles m’entraîna dans sa chambre sans ressentir le besoin de fumer une dernière cigarette. Il fit couler un bain et je me glissai dans la mousse parfumée à la rose. Sans prendre la peine de se déshabiller, il se laissa tomber à l’eau. Nous oubliâmes le dîner, avides l'un de l'autre. Nous entendîmes le compteur d’électricité qui continuait de tourner dans la nuit.

Le lendemain, Charles m’apporta mon petit-déjeuner au lit. Il me demanda solennellement de l’épouser.

— Stéphanie, veux-tu être ma femme ?

— Je le désire autant que toi, mais il m'est impossible de choisir entre toi et ma fille.

— Offre-moi déjà le présent, personne ne connaît l’avenir.

— Tu accepterais de me laisser partir dans quelques mois, si Tesla réussit à me réexpédier dans mon époque ?

— Oui, tu as ma parole.

Charles rejoignit son cabinet de radiologie en sifflotant en milieu de matinée. Antoine blêmit en apprenant notre futur mariage. Il s’offusqua sans retenue.

— Bon pauvre papa, tu deviens sénile. Tu t’es laissé embobiné par cette mythomane attisée par l’appât du gain. Je te préviens, si tu l’épouses, je quitte la société.

— Arrête ce chantage, fils ! Tu vaux mieux que ça.

— Notre principal concurrent vient d’agrandir sa clinique. Pourtant Ludivine de Robersart t’offrait l’opportunité de le surpasser.

— Je n’ai jamais eu cet objectif en tête, tu te sers juste de moi pour réaliser tes ambitions.

— Je suis pragmatique, qualité indispensable pour réussir dans le monde des affaires.

— Je ne cautionnerai jamais ton plan minable, tu es libre de partir sans préavis.

Antoine claqua la porte sans protester. Il rompit aussitôt toutes relations avec son père et brilla par son absence à notre mariage. Un mois plus tard, Charles apprit par une connaissance qu’Antoine était devenu l’amant de Ludivine, de vingt-ans son aîné, qui exigea en retour qu’il quitte son épouse la veille de l’accouchement. La vie oisive de châtelain, offerte sur un plateau, lui convint à merveille, entre parties de chasse et repas somptueux.

À la villa, Nikola Tesla travaillait vingt heures par jour. Ses pensionnaires guéris avaient bâti leurs nids dans un marronnier face à son atelier. Leurs roucoulements apaisaient son angoisse existentielle.

Au printemps 1923, la machine à voyager dans le temps était terminée. Nikola Tesla lui avait donné la forme d’un cylindre métallique qui s’apparentait à celle d’un scanner. Après explications, c’était un générateur d’ondes scalaires qui avait pour fonction de courber l’espace-temps et d’y créer une brèche. Trois boîtiers noirs, de la taille d’une poche, nous permettraient de commander à distance le processus. Je m’étonnai que Tesla ait conçu un système pour téléporter plusieurs personnes. Il était obsédé par le chiffre trois, peut-être était-ce l’unique raison de ce choix ? Le professeur m’informa qu’il expérimenterait son invention, mais qu’un deuxième candidat devait nous rejoindre. Charles qui se rongeait les sangs s’enthousiasma quand Tesla lui offrit l’opportunité de partir. Charles rédigea son testament à contrecœur dans lequel son fils hériterait si l’entreprise échouait où s’il ne revenait pas. Il transmit ses directives à son bras droit, afin que les salariés du cabinet de radiologie ne soient pas livrés à eux-mêmes en son absence.

À l’aube, nous nous tenions prêts face au cylindre qui bourdonnait. Tesla nous donna les boîtiers puis s’équipa du troisième. La machine monta en intensité puis les fenêtres se mirent à vibrer comme lors d’un tremblement de terre. Un éclair bleu frappa soudain le générateur et je vis une spirale qui tourbillonnait devant moi. Des zébrures balayaient mon champ de vision de droite à gauche.

J’entendis tout à coup des pas qui s’approchaient, puis des voix graves qui répétaient en boucle les mêmes phrases. J’ouvris les yeux et fixais deux visages inconnus, celui d’un homme et d’une femme, jeunes, penchés sur moi. Ils s’exprimèrent plus clairement.

— Madame, que faites-vous ici ? Cette salle est interdite au public.

Je redressai la tête et cherchai autour de moi mes compagnons.

— Deux autres personnes ont été retrouvées dans des scanners défectueux qui étaient entreposés au sous-sol de la clinique. Vous êtes de connivence ?

— Oui, nous avons fait le voyage ensemble.

— Vous vous êtes introduit illégalement dans l’établissement. Que comptiez-vous faire avec ce matériel qui part à la casse la semaine prochaine ?

Sans un mot, je me levai pour quitter la pièce.

— Pas si vite ! vous nous devez des explications.

— Nous nous sommes trompés d’endroit, excusez-nous du dérangement, leur répondais-je.

— Vous allez rejoindre vos camarades dans le bureau des vigiles. Je crains que votre version ne suffise pas à nous convaincre, conclut l’un des praticiens.

Charles et Nikola m’attendaient à l’accueil, entourés de deux agents de sécurité. Un épais brouillard m’empêchait d’apercevoir le paysage à travers les fenêtres. Des patients qui quittaient le bâtiment s’équipaient de masques faciaux. Nous nous regardâmes l’air étonné. J’interrogeai le premier homme sur la date exacte.

— Nous sommes le 14 août 2034, et vous avez violé la loi en pénétrant dans les locaux.

Charles s’immisça aussitôt dans la conversation

— Je suis moi-même radiologue et j’ai postulé à un emploi au sein de l’établissement. Mes collègues ont souhaité m’accompagner, nous nous sommes égarés dans les couloirs.

Je remarquai un bouton d’alarme à incendie fixé sur le mur, derrière moi. Aussitôt, je m’appuyai dessus. La sirène nous creva les tympans, et nos cerbères nous ordonnèrent d’attendre tandis qu’ils sortaient s’enquérir du problème. Nous profitâmes de la situation pour nous sauver discrètement.

Dehors, le brouillard était si dense que nous n’arrivions pas à voir à vingt mètres. Chacun se mit à tousser tandis que des gens portant un équipement respiratoire nous observaient en silence. Ils marchaient vite comme si un danger les menaçait. Nos yeux irrités pleuraient et nous suffoquions de plus en plus. Une estafette octogonale, sans conducteur, s’arrêta devant la clinique, nous montâmes aussitôt à bord. Des masques à oxygène tombèrent des plafonds, nous les collâmes sur notre visage. J’entendis une machine vocale qui annonçait les prochaines stations. Mon cœur palpita dans ma poitrine quand elle prononça celle où j’habitais avant ma première téléportation.

Nous n’avions aucune notion de l’heure, le soleil avait disparu. Je cognai le heurtoir contre la porte en me bouchant le nez. La serrure se déverrouilla automatiquement, une femme d’une trentaine d’années se présenta à travers un sas translucide. Ses cheveux grisonnaient déjà et des cernes durcissaient ses traits. J’hésitai un instant puis prononça le prénom de ma fille.

— Eva ?

— Oui, c’est bien moi, mais où sont vos masques ?

— Tu ne me reconnais pas, ma chérie, crachotai-je, le souffle coupé.

— Maman ? Mais… tu es portée disparue depuis douze ans.

— Entre vite, vous aussi !

Nous tombâmes dans les bras l’une de l’autre. Mes yeux rougis me brûlaient tandis qu’elle sanglotait.

— Bon sang, que t’est-il arrivé ?

Je lui racontai mon odyssée incroyable qu’elle écouta bouche bée. Elle me répondit ensuite l’air soupçonneux.

— Tu as perdu la tête ? D’abord comment es-tu encore vivante malgré les directives du ministère de la Santé. Et puis, tu n’as pas pris une ride, c’est incompréhensible.

— Pourquoi serais-je décédée ? Explique-moi ?

— Le volcan de Yellowstone a explosé sans prévenir l’année dernière. La moitié du territoire des États-Unis a été rayé de la carte ainsi que bon nombre d’êtres humains. Le gouvernement a attribué à chacun un masque pour sortir. Les maisons ont été équipées d’urgence d’un filtrage d’air. Sans ces précautions, l’espérance de vie serait limitée à un mois. Dans ces conditions, aucun nécessaire de survie ne vous sera délivré.

— Sois plus précise !

— Les fabricants rencontrent des pénuries de composants. Les pluies acides ont détruit les cultures, créant des famines. Les personnes âgées de plus de cinquante ans ont été exclues du plan de sauvetage, elles sont toutes décédées à ce jour. Sans cette procédure, l’humanité entière aurait été condamnée à court terme. L’hiver volcanique va durer encore cinq ans. Concernant ma situation familiale, je suis en couple avec Julien depuis dix ans. Il travaille comme ingénieur de maintenance des centrales d’aération, et nous avons un fils de quatre ans, Siméon, voici leur photo. Le bus scolaire ne va pas tarder à le déposer à la maison. Il ne doit pas te trouver ici. Les jeunes enfants ne savent pas tenir leur langue, si l’état apprend que je cache des condamnés, nous risquons d’être arrêtés.

— Je comprends tes craintes, mais je suis soulagée de voir que tu as fondé une famille. Nous n’allons pas t’importuner longtemps, rassure-toi !

— Excuse-moi d’être aussi distante, mais la tragédie nous oblige à être sur nos gardes. Peu m’importe la version acadabrante des faits que tu m’as donnée, elle ne va pas changer le cours des choses.

— Je n’ose pas te demander des nouvelles de ton père, Martin.

— Il est décédé soixante-quatorze jours après le drame, à l’âge de cinquante-trois ans. Aucune exception n’a été faite à la règle.

— Ma chérie, je suis tellement navrée.

Nikola s’adressa soudain à Eva, les yeux fiévreux.

— Ce volcan, je peux l’empêcher d’exploser.

— Vous plaisantez ? s’égosilla Eva.

— Non, nous allons retourner en 1923. J’ai bon nombre de connaissances parmi des personnalités influentes aux États-Unis. La terre est sensible à des variations électriques d’une certaine fréquence, comme un diapason l’est à certains sons[2], c’est juste une histoire de conversion d’une énergie en une autre, après tout. Je transformerai en centrale géothermique les volcans pour aider gratuitement l’humanité entière.

— Je suis infirmière et non physicienne, mais j’ai lu vos exploits, professeur Tesla. Votre exposé crédibilise ce voyage dans le temps. Alors, sauvez-nous avant qu’il ne soit trop tard. J’ai peur que nous ne survivions pas à cet hiver volcanique. Nous avons reçu des tickets de rationnement pour l’eau et la nourriture. Chaque mois, les quantités diminuent. D’ici peu, les gens âgés de quarante-ans seront condamnés, puis les trentenaires.

Tesla sortit le boîtier de sa poche puis plongea son regard dans le mien, l’air grave. Charles, prononça alors d’une voix émue, les mots que je refusai d’entendre.

— Stéphanie, je pense qu’il est temps de saluer Eva. Évitons de lui causer des ennuis.

Je pris son visage tourmenté entre mes mains, puis l’embrassai sur le front. Elle se força à me sourire en plissant les coins de sa bouche. Le professeur demanda à ma fille où se trouvait le compteur électrique. Sans attendre, nous nous dirigeâmes vers le garage. J’envoyai une myriade de baisers à Eva puis appuyai sur le boîtier. Son image se déforma puis disparut. Des jets de lumière éclatèrent dans mon champ de vision me causant des névralgies insupportables. Je perdis connaissance.

Des roucoulements m’extirpèrent d’un sommeil comateux. J’ouvris les yeux sur un plumage immaculé. Le pigeon favori de Nikola dodelinait de la tête en m’observant. Je reconnus la voix de Charles.

— Stéphanie, tu nous as fait une sacrée frayeur. J’ai cru un instant que tu avais été électrocutée pendant notre tentative de téléportation.

— Je ne comprends pas ? De quoi parles-tu ?

Nikola s’immisça soudain dans la conversation.

— Un court-circuit s’est produit dans la machine, une salve d’éclairs a ensuite bombardé l’atelier. Vous êtes la seule à vous être évanouie. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les dix allumettes que j’avais craquées lors de l’exposition de Bruxelles de 1910 sont réapparues. Les voici.

Je secouai la tête, réfutant sa version des faits.

— Mais nous revenons tous les trois du futur, ne me dites pas que vous avez oublié Eva ?

— Stéphanie, vous avez reçu une forte décharge électrique.

— Non, je vais vous remémorer ce qui s’est réellement passé.

Nikola Tesla, époustouflé par mon récit, décida de rentrer aux États-Unis. Il fut accueilli par le président américain qui l’autorisa à canaliser l’énergie du Yellow Stone. Plusieurs centrales géothermiques virent le jour, l’année suivante. Néanmoins, son combat ne faisait que commencer, les lobbyistes s’étaient octroyé l’exclusivité d’exploiter ce nouveau filon d’or.

[1] Les lettres à l’immortelle Bien-aimée, document autobiographique de Ludwig Van Beethoven (6-7juillet 1812)

[2] L’autobiographie de NIKOLA TESLA ; 1856-1943 ; éditions ETHOS

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