5.6

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Jésus se place au sommet de quelques gros rochers puis, après un ou deux toussotements discrets, s'adresse à son Peuple.

  • Bon, les mecs, on y va !

Gros murmure d'approbation de la foule. A croire qu'elle a les crocs...
Jésus ferme les yeux, lève le menton en direction du ciel pour implorer la clémence de son Père, puis commence une étrange danse avec ses mains. Pour un peu, il finirait par s'emmêler les bras. Il ressemble à un de ces chamanes barbares qui traînent dans les régions perdues d'Asie.
Pourtant, alors que le ciel commence déjà à changer d'aspect, Jésus baisse soudain les bras et se retourne vers Raymond, l'air un peu penaud.

  • Tu sais qu'il avait pas tort, ce con ? fait-il en reprenant son souffle.
  • Qui ça ? demande Raymond avec des yeux ronds.
  • Bah, ce poireau de Pierre, tout à l'heure ! Il parlait des poissonniers, tu te rappelles ?
  • A peu près, ouais... Et alors ?
  • Perso, les poissonniers, j'me les carre au fion. Pas besoin d'eux, tu vois ? pouffe Jésus. Par contre, j'ai quand même besoin d'un vivier pour les poissons...
  • Et tu viens de réaliser qu'on est en plein désert, c'est ça ?

Jésus ne répond pas, mais il ouvre les bras devant l'immensité devant lui, opinant du chef.

  • Hé, tu vas ramer pour leur caler les molaires, se moque René.
  • Pff... siffle le jeune dieu. Me faudrait quoi : un lac ? Trop facile. T'as une couleur préférée ?
  • Tu te fous de moi ?
  • Pauvre mécréant... dit Jésus sans le regarder.
  • A mon avis, pour te sortir de là, va falloir faire dans le grandiose.
  • Ok... Alors, prends-en de la graine et picore, mon pote ! dit brusquement Jésus.

Il tend soudain les bras devant lui, les doigts écartés et psalmodie quelques trucs à voix basse. Voilà que le ciel devient tout bizarre, tout noir. Le soleil se cache pour pas voir, faut croire. Puis, au loin, un autre nuage se forme rapidement, mais au niveau du sol. Celui-là ressemble à de la poussière. Il se concentre rapidement à quelques centaines de mètres de la foule ébahie. Le truc est immense, de plus en plus compact. On dirait une brique géante ! Puis, cette brique quitte le sol pour s'élever dans les airs, avant de s'immobiliser.

  • Alors ? fait Jésus en retournant vers René. Tu crois toujours que je fais dans le minable ?
  • Non, pour sûr ! fait Réné. Mais c'est quoi, un poisson pané géant ?
  • Pauvre truffe. C'est mon premier miracle de la journée.
  • Parce qu'il y en aura d'autres ?
  • Silence, et admire la suite !

Jésus gonfle le torse, puis s'adresse un court instant à ses ouailles.

  • Hé, les bouseux ! Reculez un peu ! Et sortez les savons, z'allez pouvoir nous soulager les narines dans un instant... finit-il à sa seule intention.

Alors, les yeux rivés vers la brique, Jésus prend sa grosse voix de méchant loup, puis déclare avec une emphase qui ferait pisser de dépit tous les meilleurs orateurs romains :

  • Par la barbe de mon père et les moustaches de ma mère, ou l'inverse, que l'eau soit !

Et il baisse les mains en direction du sol. La brique semble résister un instant, puis elle s'effondre sur elle-même, se transformant en eau claire. Le "splash" phénoménal qui en résulte s'entend à des kilomètres à la ronde, et le déplacement d'air est si puissant que les malheureux qui sont restés trop près sont balayés comme des grains de poussière !
Le tumulte et la panique qui en résultent durent quelques minutes, pendant lesquelles l'eau en profite pour former un joli lac rutilant. Le tout sous les rayons du soleil qui se grouille de rejoindre l'horizon, comme pour prendre un bain, lui aussi.
Au bout de pas longtemps, les choses se calment, les miséreux aussi, et tout paraît revenir à la normale, à un lac près. Un dernier craquement énorme dans le ciel, une foudre venue de nulle part, et le miracle est terminé.

  • Et maintenant ? fait Jésus. Tu piges ce que je peux faire, si tu me piles encore les joyeuses ?
  • Ben... Vrai que je vais faire gaffe à pas te les piétiner tout de suite, concède René, très impressionné.
  • C'est pas trop tôt ! renifle le prophète. En attendant, faut encore que je leur pète quelques milliers de poissons, à tous ces cons.

Et il recommence son manège, moins vite, toutefois, parce qu'il est visiblement exténué.

  • Il est pas croyab', ce mec, quand même. Deux miracles en moins d'une minute ! s'exclame Raymond qui regarde tout autour de lui.

Mais l'intéressé ne les entend pas. Maintenant en état de transe, il raconte des trucs et des bidules que personne ne pourrait comprendre. Du langage divin, à tous les coups. Le lac se creuse de longues vagues, mais à part ça, rien d'autre. Jésus s'impatiente un peu, conscient que les résultats tardent à venir. Et la foule aussi, déjà oublieuse du précédent miracle...

  • Ma pârole, il se fout de nôt' gueule, ce soir ? fait un mec barbu à n'en plus pouvoir.
  • T'as raison, mon frère. J'crois qu'il est rincé-vidé, répond un autre, un peu plus loin. Au moins, avec nos autres dieux, on pouvait compter sur eux pour des miracles en rafale. Avec celui-là, je crois qu'on va devoir apprendre à bouffer une semaine sur deux.

Raymond entend et reste confondu de la méchanceté des hommes. Mais soudain tout le monde la ferme : au beau milieu du lac, une lueur monte du fond des eaux. D'abord faible, elle se fait de plus en plus intense, au point que la foule ne tarde pas à se masquer les yeux. Saufs les aveugles, il y en a quelques uns dans le tas, qui tirent sur les manches de leurs voisins pour avoir un reportage en direct. Et comment décrire le maëlstrom qui crache soudain vers le rivage des milliers de poissons frétillants ? Foi d'Ernesto Pinambourg, je manque de mots pour le faire. Alors, je vais rien décrire : je vous laisse imaginer. Sympa, hein ?
Jésus continue de danser sur le sable, les yeux clos, mais tout le monde s'en fout, maintenant.
La foule, après un beau moment de sidération, réalise que la bouffe vient d'être livrée et qu'il n'y a plus qu'à se baisser. Ils ignorent donc le type qui, là-haut sur ses rochers, se démène pour leur bonheur.

  • Regarde-moi ces enfoirés, murmure Raymond. Ils sont accrochés à ses basques, juste pour la bouffe. Une armée d'estomacs, rien d'autre, ajoute-t-il, désabusé.
  • Faut comprendre, répond René. Dans ce monde, si t'as pas de pognon, tu crèves la dalle, et y aura jamais personne pour te filer un coup de paluche.
  • N'empêche, intervient Agathe, c'est à te dégoûter de faire des miracles. Moi, à sa place, je les enverrais se faire empapaouter.

Le prophète en a fini. Titubant presque, il revient à petits pas vers Raymond et ses amis.

  • Alors ? Vous en pensez quoi ? fait-il en s'asseyant sur le sable.
  • Ben, pas sûr qu'ils méritent tout ça, affirme Agathe, les mains croisés sur sa laiterie.
  • Je confirme. Tous ces mecs te suivent pour vivre un jour de plus sans bosser, ajoute Raymond.
  • Raymond... Ne sois pas aussi dur. La Vie n'est pas simple pour eux. Ils ont perdu le peu qu'ils avaient à cause de la voracité de quelques démons sur pattes.
  • Bah, qu'ils se remettent au chagrin ! (2) C'est pas en regardant un magicien qu'on le devient !
  • Tu ne sais pas quelles calamités les poursuivent, pour la plupart.
  • Non, je sais pas. Et j'veux pas savoir.
  • Tu changeras bientôt d'avis. En attendant, je dois terminer le boulot...

Jésus se retourne une dernière fois vers la foule puis, autre miracle gratos, allume quelques milliers de feux de joie. Jésus observe sans rien dire, satisfait.

  • Vous voyez ? Il suffit de si peu pour rendre les hommes heureux.
  • Ouais, fait Agathe sans réfléchir. Moi qui pensais que les pipes n'avaient pas leur égal...
  • En attendant, oublie pas leur bouteille de vin. Demain leur semblera plus enviable, grogne René.
  • La vache, tu as raison ! J'allais oublier.

Encore quelques gesticulations et les convives sont comblés. Le calme revient dans la vallée.

  • Dis-moi, Jésus, commence René en s'approchant tout près, tu fais souvent ce genre de petite sauterie en plein air ?
  • Non, pas trop. En fait, je fais tout ça parce que j'ai parfois le sentiment que je dois les impressionner pour qu'ils me fassent un peu confiance.
  • Tu les achètes, en quelque sorte ?
  • Bien sûr. Mais avoue que ça me coûte pas trop cher ! rigole Jésus.
  • Et tout ça pour quoi ? demande Agathe.
  • La Gloire de mon père ! Mon Papou se fait chier tout seul dans son Paradis. C'est vrai, il rumine des trucs pas cool à force de tourner en rond dans son chateau de nuages.
  • Et pourquoi qu'il viendrait pas un peu ici ? Comme s'il venait passer quelques jours en vacances, tu vois ? Et puis, on aurait de quoi l'occuper...
  • Au beau milieu du genre humain ? rétorque Jésus avec une moue dégoûtée. Et puis quoi, encore ?
  • Bah, et toi, tu fais quoi ici ? demande Raymond, piqué au vif.
  • Je chante la messe tous les jours à une bande de pégreleux ! Ceux qui hésitent entre mon père et une bande de dieux antiques qui ne sont plus bons à rien.
  • Et ils te croient ?
  • La preuve, regarde ! Ne sont-ils pas admirables de foi et de piété ? Ne s'agenouilleront-ils pas devant moi quand je leur demanderai ? Tu verras, encore quelques petits efforts et ils continueront de me vouer un culte comme à aucune autre divinité ! Même si je mourrais ! pouffe Jésus.
  • Les dieux peuvent mourir ? demande Agathe, stupéfaite. Je pensais qu'on ne pouvait que les oublier.
  • Nan, même mon dabe pourrait crever, s'il le voulait, renifle Jésus d'un ton soudain acide. Mais ce vieux con veut pas céder sa place. Il estime qu'il a encore de grandes choses à faire pour vous.
  • Hé, il prend son temps, hein ? fait Raymond avec ironie.
  • Nous parlerons de ça une autre fois, si vous voulez bien. Pour le moment, j'ai encore une chose importante à faire. Ne vous ai-je pas promis un repas, à vous aussi ? Alors.... à table ! coupe Jésus en faisant soudain apparaître une table couverte de mets fumants.

Les trois amis se consultent du regard, surpris.

  • Et je n'ai pas oublié le vin ! fait le Christ, les yeux pétillant de joie.
  • Dis donc, si je compte les assiettes, on a des invités surprise, non ? demande Raymond.
  • Exact.
  • Impec. Plus on est à table, plus on rigole...

A suivre...


(1) Pour ceux qui, comme moi, ne parlent pas le Japonais, "kamikaze" signifie "vent divin".
C'était juste pour le jeu de mots.

(2) Se mettre au chagrin : se mettre au travail.

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