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L'absence des deux retardataires ne change rien à la belle ambiance qui règne autour de la table. Les conversations vont bon train : René assomme Pierre avec ses histoires de bon gros militaire à la retraite ; les trois mages racontent leurs mésaventures à Paul qui s'en bat les joyeuses, mais qui hoche parfois la tête en signe de politesse : Agathe est sur le point de conclure avec Jacques qui, apoplectique, la laisse glisser entre ses cuisses, sous la nappe ; Raymond se cuite consciencieusement, goûtant avec délice ces breuvages antiques qu'il ne connaissait pas encore. Tout baigne dans la plus parfaite harmonie, en somme.

Pourtant, seul au milieu du brouhaha, Jésus se tient la tête à deux mains, les coudes appuyés sur la table. Longemps, personne n'y prête attention. Pourtant, son silence devient encombrant. C'est comme un nuage de suie qui tomberait doucement sur la colline, sans bruit, sans la moindre bourrasque. Les mages sont les premiers à réaliser que leur prophète regarde les miettes de pain avec insistance, leur accordant plus d'attention qu'à tout le reste. De quelques coups de coude discrets, ils alertent les autres convives.

Et, petit à petit, les conversations cessent. Même les mouches se disent qu'il est préférable de la fermer et se posent en silence. On n'entend donc plus rien, même plus les mouches, pourtant légions dans le secteur. Malgré tout, il subsiste encore un curieux fond sonore, rapidement localisé. Maintenant que tout le monde se tait, ceci devient presque assourdissant. C'est un peu l'histoire du mec qui, en pleine conversation politique acharnée, pense pouvoir se soulager un peu sans se faire remarquer, vous voyez ? Ben, là, c'est pareil. Quelqu'un dans cette assemblée goumande pensait pouvoir faire sa vie sans gêner personne. Pas de bol.

Tous les regards convergent vers Jacques qui, la tête penchée en arrière et les yeux révulsés, semble toucher par avance au Paradis. Et c'est alors que tout le monde peut distinguer de curieux bruits de succion qui émanent de sous la table...

  • Bordel de merde ! fait René sans trop élever la voix. Me dites pas qu'Agathe est en train de me l'éponger !

Regards désapprobateurs de l'assemblée, ou regards envieux, allez savoir, et René se dit qu'il serait bien de mettre un terme à la chose, mais Jacques prend les devants et s'exclame soudain :

  • Rhâââ, la saloooope ! Comment qu'elle s'y connaît, la chienne !

Puis arrivent une flopée de gargouillis étranges et impossibles à retranscrire ici. Quelques secondes plus tard, Agathe émerge, les cheveux en bataille, et se torchant les lèvres sur la nappe d'un air victorieux.

  • Le saligaud ! Il a tout fait pour me résister, ce p'tit con. Mais personne n'a jamais résisté à Mamy Agathe, la reine toutes catégories de la pipe !

Et elle rit de toutes les dents qui lui reste, c'est à dire deux incisives et une molaire, sans compter les moignons noircis de quelques molaires quasi indestructibles. Les autres, horrifiés (parce que Jésus est là, bien entendu) se cachent les yeux ou regardent ailleurs, craignant la divine colère de leur prophète qui prêche à qui veut bien l'entendre qu'il est interdit de se livrer à ce genre de petits jeux. Surtout en public, l'intimité appartenant encore pour quelques siècles aux humains, au moins entre les quatre murs de leur caverne.

  • Si le Maître voit ça, il va la fumer... murmure Pierre, affolé.
  • Ah bon ? Je croyais qu'on lapidait, chez vous ? demande Raymond, un peu étourdi par le vin au miel.
  • Oui, on fait ça, aussi, mais Jésus aime pas jeter la première pierre. Alors, il carbonise les mécréants, en général, répond Balthazar, toujours aussi savant.
  • Eh ! Ici, y a qu'du sable ! rigole René. Il aurait du mal à lui péter les cervicales, hein !

Mais soudain, Jésus lève la tête, le regard en transe. Il semble en liaison direct avec le ciel, avec son Père, peut-être ? Le visage radieux, il regarde lentement chaque membre de la tablée, adresse même un bref sourire au cuisinier, comme s'il voulait le remercier en particulier. Les autres ne disent plus rien, ne font plus un geste, dans l'attente de la Sainte Parole de leur Maître. L'attention est à son comble ! Même les cinq mille pégreleux, plus bas, ont remarqué que quelque chose de spécial est sur le point d'arriver.

Et Jésus parle...

  • Savez quoi, les mecs ?
  • Euh... Non, Maître ? fait Pierre en s'allongeant presque,en signe de soumission.
  • Eh ben, j'vais vous dire...

Il se lève avec majesté, pose une main sur son coeur, lève l'autre à côté de sa tête, l'index et le majeur dressés, puis délivre son message.
Et, sans prévenir, il lâche la caisse de l'année !
Sa soutane bat comme un drapeau en pleine tempête, provoquant de longs échos dans la vallée qui tremble sous le choc : les feux de joie en contrebas vacillent, certains s'éteignent. La foule se couche, redoutant les effets d'une terrible onde de choc possible. Mais les voies du Saigneur sont impénétrables, et heureusement, puisque personne n'en sort blessé. Et ça dure !
Quand le concert se termine (parce que c'est au moins un concert, en live et en plein air !) Jésus se repose sur sa chaise, l'air content. Plus que content, même : divinement ravi.

  • Maintenant, mon message...

Les autres ne disent rien. En fait, aucun n'ose reprendre son souffle. Sont tous en apnée, ces cons !

  • Faut jamais garder un pet coincé dans son cul. Sinon, ça monte au cerveau, et ça fait des idées de merde !

Comment dire... ça fait une drôle d'impression à tout le monde. Personne ne sait que dire (normal : ils sont presque tous rouge écrevisse à force de se retenir de respirer !)
Alors, c'est Raymond qui sauve la situation, si on peut dire.
Il se lève, magistral, l'air ému comme une communiante à sa première messe. La main droite tendue en signe de fraternité, il regarde Jésus droit dans les mirettes.

  • Alors, là, camarade, chapeau ! D'habitude, je fais des miracles dans ce registre, mais j'avoue que je viens de trouver mon maître. De ce jour, je te jure fidélité !

Puis, il se retourne vers les autres et leur lance :

  • Pour Jésus : il pète, pète, pète...
  • Hourra ! hurlent tous les autres, sans réfléchir.

Après une seconde de flottement, les conversations reprennent petit à petit, avec autant de visages décongestionnés grâce à un apport massif en oxygène qui arrive à point pour sauver les témoins de la déclaration historique. Pour un peu, ils continueraient tous comme si de rien n'était si, sans prévenir, un bruit de pas ne venait troubler la joie des convives...
Une fois encore, tous les regards convergent vers l'obscurité qui porte ces pas.

Et un type malingre et mal rasé, appuyé sur une branche d'olivier, sort de la nuit. Murmures dans l'assemblée. Pierre, Paul et Jacques font soudain la gueule. Les mages, pour faire comme tout le monde, prennent aussi des mines contrites. Le cuisinier remplit les assiettes, au cas où. Jésus pète encore un petit coup. Raymond observe...

- Te voilà enfin, déclare Jésus d'une voix un peu déçue.

- Oui, Maître. Me voici.

- Alors, sois le bienvenu à cette table, Judas...

A suivre....

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