6.6

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La nuit passe. Le peuple dort. Jésus aussi.
Toute la clique, d'ailleurs, finit par ronfler, en canon.
Le calme est enfin venu, bien décidé à résister jusqu'aux fameuses premières lueurs de l'aube.
Ensuite, fin de contrat pour lui, et retour à la gabegie.

Et, parce que je suis un honnête homme, je vais vous résumer leur longue traversée du désert. Seulement pour vous épargner une subite envie d'étancher une inextanguible soif. Faut dire qu'eux se tapent du quarante-cinq degrés sans protection totale. Pas un pet de vent, ou alors brûlant comme une plaque à induction. Raymond discute longuement avec Jésus. Celui-ci lui apprend les rudiments du protocol divin. C'est une foule de détails à la con, de ceux qui vous mettent la tête à l'envers, mais qu'il convient de connaître sur le bout des doigts, sauf à prendre le risque de passer pour un rigolo.
Or, Raymond veut être à la hauteur de son rôle. Le Pacte passé avec le Nazaréen est important. Jésus lui a confié les rênes du Pouvoir ? Pas de problème ! Il va assurer comme une bête, se dit-il avec confiance.

Seulement, ce n'est pas un simple jeu de rôle, pense-t-il. Alors, il apprend. Curieuse impression de retourner à l'école, mais avec un professeur qui, pour une fois, prend véritablement son job à coeur.

Souvent déconcerté, il râle parfois.
Par exemple : pour bien fasciner une foule, un mec qui veut en imposer doit impérativement garder le sourire, ne pas répondre aux insultes par d'autres insultes, et plein de poses de ce genre. Mais aussi, il faut savoir parler sans jamais se faire comprendre, faute de quoi, précise Jésus, c'est prendre le risque insensé de laisser les autres comprendre qu'on ne dit que des conneries...

Heureusement, il y a les miracles. C'est le truc majeur du beau parleur, l'artifice qui cloue le bec à tous les mous du bulbe, le machin-chose qui transcende les sens, qui rend moins con, mais plus vulnérable. Alors, Jésus confie quelques menus secrets à son remplaçant. Tu comprendras, Camarade lecteur, que je ne peux pas t'en dire plus, coincé que je suis dans les méandres juridiques d'un risque de procès intenté à mon encontre, par Dieu lui-même, si je venais à tout balancer sur la place publique...

Donc, il y a les miracles. Et Raymond pense qu'il devra souvent y faire appel parce qu'il ne sent pas l'âme d'un orateur. Jésus sent bien les réticences de son apprenti, et il fait tout son possible pour le rassurer, mais Raymond persiste à marmonner que le premier con venu qui lui dira une méchanceté verra de quel bois divin il se chauffe.

  • La persuasion commence par un peu de bonne volonté de ta part, mon fils, dit souvent Jésus.
  • Ouais, il paraît. Mais moi, je suis vite arrivé à mon dernier argument, et je suis un as de la convainquance dans ces cas-là ! rétorque le vieux en montrant son poing bien serré.
  • Fais-moi confiance, insiste l'autre. Je rencontre des multitudes de gens qui me prennent d'abord pour un touriste. Et puis, à force de leur parler, je finis toujours par les convaincre que le Jardin d'Eden est encore possible pour celui qui veut y croire.
  • On dirait une promesse électorale, se moque Raymond.
  • Et les promesses n'engagent que ceux qui y croient, je sais, ajoute l'autre en souriant. N'empêche, sans espoir, rien ne les pousserait jamais à voir le jour suivant.
  • Ce qui ferait pas les affaires de ton papa, puisque son petit club de vacances serait vite débordé ?
  • Mettre fin à ses jours est un acte interdit ! s'exclame Jésus. Nul ne peut ni ne doit faire ce choix !
  • Et pourqoi donc ?
  • C'est à mon Père de le faire, c'est tout. Lui seul sait où, quand et comment un homme finit son parcours sur Terre.
  • Et tu me parleras bientôt du libre-arbitre, je suppose ?
  • Ceci ne fait pas partie de notre contrat, fait Jésus en s'éloignant de quelques pas.

Raymond aurait bien aimé continuer la polémique, mais voilà Agathe qui profite de l'instant pour s'approcher.

  • Dis-donc, Ray, tu crois pas que tu t'attaques à trop costaud pour toi ?
  • Sais pas. En attendant, c'est pas en restant au creux de la vallée qu'on grimpe au sommet d'une montagne, tu crois pas ?
  • Fais ce que tu veux, après tout, c'est avec toi qu'il a convenu d'un accord, si j'ai bien compris...
  • Ouais, la mère : avec mézigue. Et si tu veux tout savoir, apprends qu'il me cède sa place quelques temps !
  • Tu crois vraiment qu'il te laissera faire ce que tu veux ? pouffe la vieille. Mon pauvre ami, tu n'as pas le centième du milliardième de la jugeote requise pour ça !
  • Parce que tu crois que tu ferais mieux que moi, peut-être ? rétorque Raymond avec humeur.
  • Je dis pas ça, non. Mais, je me dis que plusieurs têtes réunies pensent mieux qu'une seule.

Sacrée Agathe... Le vieux s'arrête un instant pour la regarder, un petit sourire narquois au coin des lèvres. Sous ses épais sourcils tout gris, il laisse briller un éclat malicieux qui indique à la vieille qu'elle n'a pas perdu son temps en palabres inutiles.

  • Tu veux faire équipe avec moi, c'est ça ? renifle-t-il en lorgnant vers Jésus. Tu sais qu'on aura du boulot sur la planche, et pas question que tu me prennes la tête avec tes bondieuseries de merde, ok ?
  • Tout ce que tu voudras, Raymond ! fait-elle, trop contente de se voir acceptée, elle qui, d'habitude, se fait rembarrer à chaque fois. Mais j'ai une toute petite demande à te faire...
  • Ben, ça commence mal... Raconte toujours, on verra bien. Mais je te promets rien, vu ?
  • Deux têtes, c'est bien. Mais trois...

Raymond ouvre de grands yeux surpris. Il ne comprend pas immédiatement où elle veut en venir, mais la seconde d'après, il murmure :

  • René ?
  • Ouaip, répond-elle, les mains jointes devant sa bedaine, comme une enfant qui viendrait de supplier un cadeau d'enfer à son père.

Le vieillard réfléchit un instant. Juste un instant, une seconde presque. Il ne va pas plus loin dans ses réflexions, d'abord parce qu'il en est incapable, ensuite parce que l'idée lui plaît...divinement !

  • Banco, Agathe ! On roule à trois. Je pense que vous en avez déjà parlé, tous les deux, hein ?
  • Disons qu'on a évoqué un peu la chose, oui, avoue-t-elle sans rougir.
  • Tant mieux. Toujours ça de moins à lui expliquer, au vieux machin.
  • Tu sais ce qu'il te dit, le vieux machin ? tonne René qui est tout sourire, juste derrière les deux comploteurs.
  • Ouais, je le sais. Et je suis bien content de le savoir !

Agathe est heureuse. Vu la situation, foi d'Ernesto Pinambourg, j'oserai même dire qu'elle est aux anges ! Elle vient de signer une première victoire. Elle a une pensée émue pour Simone Weil, son idôle...

  • Allez, les drôles ! On a du boulot, alors sus à Jérusalem ! fait Raymond, soudain tout joyeux de se sentir épaulé par ses amis.

Et c'est d'un pas gaillard qu'il rattrape Jésus, le hélant comme un taxi dans une brousse banlieusarde.

  • Hé, Jéjé ! Faut qu'on aille à Jérusalem en urgence, tu crois que tu peux nous faire un p'tit miracle, vite fait ?
  • Que dalle, pourquoi ? répond l'intéressé de sa douce voix.
  • Comment ? Tu veux pas nous rendre ce menu service, alors que tu te trimbales des milliers de va-nu-pieds depuis des mois, qui font rien qu'à vider tes placards ? s'étonne Raymond, très désapointté.
  • Je répète : que dalle, mon pote ! Je te rappelle que depuis hier soir, je suis Raymond, et toi, tu es Jésus. Alors, pour les miracles, permets-moi de te rappeler qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Tu piges ?
  • Mais comment veux-tu que je fasse ça, bordel de nous-mêmes ?
  • Un jour, mon Père a dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Voilà, démerde-toi avec ça. Moi, je retourne voir mon pote Youssef, un ami de longue date. Il pue un peu des pieds, mais je pense que tu sauras remédier à ça, s'il te le demande, n'est-ce pas ?

Et Jésus se barre sans rien ajouter. Il se faufile et disparaît dans la foule qui les suit de près, enfin incognito. Raymond, quant à lui, reste les bras ballants, la mâchoire entrouverte et les yeux éperdus de surprise.

  • Te fais pas de bile, Raymond, fait René d'une tape sur l'épaule. On va savoir s'en débrouiller de ses énigmes à deux balles. Hein Agathe ? ajoute-t-il, indiquant par là qu'il compte sur elle pour dénouer ce noeud gordien.
  • Trop facile, rétorque-t-elle avec assurance.

A suivre...

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