7.3

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Raymond pensait que la ville était grandiose, au moins à la hauteur de sa réputation. Mais il découvre avec stupéfaction que c'est juste un grand village bordélique, avec une multitude de ruelles étroites et truffées d'escaliers inégaux qui tentent de suivre la topologie compliquée des lieux. Les murs sont presque tous aveugles, seules de petites fenêtres haut perché éclairent les intérieurs des habitations. Il y a une foule terrible qui encombre l'espace surchauffé, lourd de senteurs malodorantes.

  • Mais y a que des traîne-savates, ici ! grogne-t-il.
  • C'est vrai que tu trouveras peu d'or dans le coin, confirme l'émir, mais rarement tu croiseras un soldat romain ici, tu peux me croire.
  • Dis-donc, tes maisons, là, elles risquent pas de s'écrouler ? fait René qui considère l'architecture locale avec critique.
  • C'est fréquent. Mais une maison se reconstruit en quelques jours à peine, alors ça permet de rester dans des logements neufs ! pouffe leur guide.
  • Je commence à la sauter, vraiment grave, fait Agathe qui se fout pas mal de la tronche des pierres du pays.
  • Nous sommes arrivés, te fais de pas souci ma belle, dit Raymond pour la calmer.

En effet, après un dernier virage, ils pénètrent dans une ruelle calme pour s'arrêter à l'entrée d'une baraque un peu trop penchée pour René, mais d'où émanent les odeurs attirantes d'une cuisine en train de se faire. Agathe, dont l'estomac a pris les commandes, bouscule les autres et se jette sur la grande porte constellée de clous dorés.

  • Ouvrez-moi cette porte à la con tout de suite, ou je fais un malheur ! beugle-t-elle.

L'Histoire bascule souvent à partir d'un fait anodin pour se transformer en gros merdier pas possible. Demandez à tous les historiens que vous connaissez : ils seront unanimes sur ce point.
Et à cet instant précis, Agathe aurait mieux fait de se contenir encore quelques minutes, parce qu'à partir de cette menaçante exclamation, le monde semble effectivement basculer. Mais la vieille n'en a pas conscience. Enfin, pour quelques secondes encore, parce qu'après...


Pour le moment, Agathe crève tellement la dalle qu'elle se rue sur la porte close du clapier du beauf de l'émir. Toute énervée, elle balance de furieux coups de sa jambe de bois dans la lourde. Mais celle-ci est bien plus solide que sa prothèse. Faut dire que le cèdre, c'est du costaud.
Donc, Mamy Leg-of-wood se coince la guibole artificielle entre deux planches de cèdre et reste accrochée comme une connasse, la cuisse à l'équerre. La bouche grande ouverte de surprise, elle roule des yeux farouches. Les trois autres ferment leur claque-merde de peur de se prendre quelques marrons égarés. Et puis, faut aussi admettre qu'ils ne sont pas loin d'exploser de rire à voir la malheureuse.
Paniquée à l'idée de rester plantée là, elle commence à se démener dans tous les sens pour retrouver une attitude plus conventionnelle. Heureusement pour elle, il n'y a personne dans la ruelle. De toute manière, elle encombre celle-ci de son énorme popotin faisandé. Bref, la situation semble bloquée quand, à bout de souffle, Agathe semble renoncer à courir après la porte, si l'on peut dire.

Pendant ce temps, Raymond se gratte la tête ; René se gratte les couilles ; l'Emir se gratte rien, par manque d'inspiration peut-être. Le premier s'approche de la vioque pour lui proposer de l'aide :

  • Alors, ma colombe ? Tu veux un petit coup de main ? Tu sais que je suis doué pour toute sorte de solution quand tout paraît perdu, non ?
  • Ouais... Et tu me proposes quoi, cette fois-ci ? fait la vieille, méfiante tout plein. Je te rappelle qu'ici tu ne disposes d'aucun chalumeau pour me faire roussir la couenne...
  • Pas de problème, ma caille. Si tu pouvais te mettre un peu sur le côté, là, je pense que je pourrais pratiquer une ouverture entre ces deux planches et...
  • Ne faites pas ça ! s'interpose l'émir. Si vous touchez une fibre (il peut pas dire un cheveu) de cette porte ancestrale, le monde risque de tomber en miettes !
  • Qu'est-ce que c'est encore que cette connerie ! soupire René qui s'attendait pas à un truc pareil.
  • J'te jure, mon ami ! Par la barbe d'Allah, si vous cassez cette porte, alors les pires fléaux s'abattront sur la ville et nous mourrons tous dans d'horribles souffrances. C'est écrit !
  • Où ça, peau de balle ? Vous savez écrire, déjà ? fait Agathe qui se rebiffe.
  • Je te précise, mon amie, que nous avons inventé l'écriture, nous !
  • Et le zéro, on sait, confime René. En attendant, pour la fin du monde écrite dans ta gazette locale, permets-moi de douter un peu !
  • Bon, semble capituler l'émir, si vous pétez cette lourde sacrée, moi, je me transforme illico presto en djihadiste et je vous préviens que je ne connaîtrai la paix qu'après vous avoir lapidés tous les trois !

Raymond arrondis ses sourcils de surprise en entendant cette pré-décalration de guerre. Il cogite rapidement qu'en cas de conflit, ils seront pas près de bouffer. Or, lui aussi, il la saute dangereusement. Il est donc utile de négocier.

  • Bon, admettons qu'on pète pas ta porte. Tu enterres ta hache de guerre ?
  • Alors, là, d'accord. Mais faites gaffe ; je vous ai à l'oeil.
  • Dis-moi, Raymond, demande soudain René. Tu comptes t'y prendre comment pour la libérer sans défoncer ces planches pourries ?
  • Admire... rétorque Raymnd qui se tourne vers l'émir. Mon cher Abel, comment s'appelle ton beauf, déjà ?
  • Hônthon. Il s'appelle Hônthon !
  • Et c'est un émir aussi, je suppose ? sourit René d'un air entendu
  • Exact ! C'est l'émir Hônthon, le plus grand cuisinier de toute la ville ! fait Abel avec fierté.
  • Ok. L'émir Hônthon, répète Raymond pour bien mémoriser le blaze du beauf.

Il s'éloigne de quelques pas, mate la façade de la baraque, l'air pensif. Puis, il repère une lucarne sur le côté qui paraît convenir à ses desseins.

  • Impec ! Restez pas là, vous deux, fait-il soudain à l'intention des deux hommes. Toi, Agathe, tiens-toi prête, d'accord ?

La vioque le regarde, l'air éperdu, et va pour demander à quoi s'attendre, mais Raymond porte soudain ses deux mains en conque à sa bouche et hurle sans attendre :

  • Hônthon de mes couilles, sors de là si t'es un homme ! Je vais te péter le fion si tu sors pas !

Les trois autres le regardent, horrifiés, stupéfaits, sidérés.

  • A mon avis, ça va chier dans pas longtemps, frémit l'émir.
  • Pourquoi donc ? demande René.
  • Hônthon est le fils cadet d'une longue lignée de lutteurs de compétition. Il revient justement d'un long séjour à Byzance. Il s'est perfectionné à la lutte avec une troupe de Turcs spécialisés dans l'art de foutre ses doigts dans le cul des adversaires pour contourner le fait qu'ils sont tous huilés comme des frites.
  • Et ?
  • Et il a défoncé le cul de tous ces turcs à la con ! Les doigts dans le nez !
  • Faudrait savoir ! riposte René avec un grand sourire.
  • Ouais, bah t'inquiète pas : vous risquez de savoir ce que ça fait, et dans moins longtemps que tu crois !

Raymond a tout entendu. Il corrige donc le tir sans perdre de temps :

  • Emir Hônthon, espèce de sodomite de mes deux, c'est moi, ton beau-frère Abel ! Et je te mets au défi de sortir de ton taudis pourri !

Abel devient immédiatement vert dégueulis. Il roule des yeux terrorisés, et ses mains se tordent comme seuls les boas savent le faire.

  • Mais... vous êtes tarés ou quoi ?
  • T'inquiète pas, mon ami, le rassure Raymond. Si mon plan fonctionne, on va bientôt se retrouver peinards autour d'une table, et Agathe sera libre comme le vent.

Mais l'émir ne l'écoute pas. Il tremble comme une feuille. René le considère avec curiosité. Peut-être la fin du monde commencera-t-elle vraiment dans ce quartier pourri ?
Un terrible silence pèse maintenant dans la ruelle. Quelques bestioles affolées, du genre à quatre pattes et longue queue se carapatent le long des murs lézardés par les brûlures du ciel. C'est joliment dit, mais c'est sûrement le signe qu'un truc majeur risque de se produire dans pas longtemps, voire moins que ça

Et ça commence peut-être par les bruits saccadés de pas lourds dans un escalier de l'autre côté de la façade. Et il conviendrait aussi d'ajouter les sons rauques et autres grognements sourds d'une personne lancée à toute allure dans lesdites marches dudit escalier...
Le doute serait encore possible pour espérer une conclusion paisible, mais quand un énorme" īlʿan dīn 'ummek !" retentit dans l'atmosphère, l'air dévasté de l'émir Abel suffit à convaincre Raymond qu'il vient de faire une connerie de plus. Et le cyclone se déclenche soudain...

A suivre...

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