14. La babysitter réussit son examen

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Miléna

J’ouvre le réfrigérateur pour la troisième fois en soupirant. Je ne sais pas quoi préparer pour le dîner. Lili est sous la douche, et Tom a préféré rester dans sa chambre pour ne pas être seul avec moi. Il lit un livre et m’évite. L’après-midi s’est relativement bien passé. Lili a été cool, elle a seulement fait une remarque quand j’ai voulu désherber les bacs du potager qui étaient remplis de mauvaises herbes. C’est le boulot de Papa. Alors je l’ai laissée faire à la place de son père, et je me suis assise à côté de Tom qui la regardait, et m’a fait subir un interrogatoire monumental sur ce que je faisais avec les petits voisins quand je m’occupais d’eux. Et puis, une fois cette série de questions terminée, il a commencé à m’interroger sur l’Arménie, sur ma vie là-bas. J’ai autant apprécié lui parler de mon pays et de mon enfance, que j’ai détesté me remémorer ma vie d’adulte. Mais le voir s’intéresser à ma culture, et à moi en quelque sorte, m’a fait plaisir. Lili écoutait et nous jetait des regards en coin, et cette gosse bourrée d’empathie a clos la conversation pile au bon moment en prétextant avoir faim, alors que son frère venait de me demander pourquoi j’étais partie.

Je regarde autour de moi et souris en approchant de l’une des étagères près du garde-manger. Je récupère le premier livre de cuisine qui me saute aux yeux et l’ouvre pour le feuilleter. J’espère ne pas faire de bourde en choisissant le gratin de pommes de terre aux lardons et poireaux, mais je crois que c’est la seule recette où j’ai vu tous les ingrédients à disposition ici. Je fouille dans les placards pour trouver les plats et les ustensiles nécessaires, et m’installe sur un tabouret pour éplucher les pommes de terre. Lili ne tarde pas à me rejoindre, dans une jolie chemise de nuit jaune pâle, et est suivie de Tom qui s’est rhabillé. Il tient son livre à la main et s’installe sur son tabouret pour le lire, tandis que sa sœur s’assied à côté de moi.

— Tu veux m’aider à les éplucher ? Tu l’as déjà fait ?

— Oui, des fois j’aide Mamie.

Je lui souris et lui tends l’éplucheur. Elle ne se fait pas prier et se met au travail, tandis que je vais rincer les poireaux et les découpe avant de les mettre à revenir avec les lardons. Tom, de son côté, est plongé dans son livre. Il jette parfois un coup d’œil dans notre direction, et les redirige immédiatement vers ses pages dès que nos regards se croisent. Son côté curieux et avide de connaissances a laissé place à une certaine timidité, je crois. Ou un malaise ? Je n’arrive pas à cerner ce garçon, c’est fou. Il est adorable, mais complexe. Lili est plus facile à comprendre. Elle est timide, c’est sûr, et manque de confiance en elle. Elle se défend en embêtant son frère, elle mord avant d’être attaquée, je crois.

— Est-ce que vous savez si vous avez une machine pour couper les pommes de terre ? Sinon, il va falloir les couper nous-même.

— Je ne crois pas. Je sais pas, il faut regarder dans les placards.

Me voilà de nouveau en train de fouiller, et je ne trouve malheureusement pas mon bonheur, alors je commence à les découper à la main en tentant de faire de fines tranches. C’est Vahik qui cuisinait à la maison, bien loin du rôle de l’homme dans notre culture. Oh, je l’aidais à ma façon, bien sûr, mais c’était lui, le cuisinier de notre couple, et j’adorais le regarder faire.

— Miléna ?

Je me tourne vers Lili qui m’appelle et me rends compte que j’étais totalement perdue dans mes pensées. Depuis que j’ai quitté l’Arménie, je ne vois plus que le positif de tout ce que j’ai vécu avec Vahik. Je crois que mon cerveau cherche à oublier les disputes, les menaces de séparation et les nuits qu’il a passées dans notre chambre d’ami. Ou les reproches qu’il me faisait sur mon travail.

— Je suis là, désolée, je réfléchissais. Tu voulais quelque chose ?

— J’ai fini d’éplucher les patates. Qu’est-ce que je fais ?

— Les patates ? Oh… Les pommes de terre ? D’accord. Je crois que tu as fait tout ce que je pouvais te laisser faire sans risque. Vous mettez la table ?

— Je peux le faire ? demande Tom, timidement.

— Oui, tu peux, bien sûr. Avec ou sans ta sœur ? lui demandé-je, contente qu’il sorte de sa bulle.

— Tout seul, Lili ne sait pas aligner les couverts comme je le fais. Il n’y a que moi qui sais bien le faire !

— D’accord. Tu voudrais bien me montrer comment tu fais ?

— Tu veux que je t’apprenne, c’est ça ? me demande-t-il, surpris, alors que sa sœur lève les yeux au ciel.

— Oui, j’aimerais bien voir comment tu fais. Tu veux commencer à monter le gratin, Lili ? Je viens t’aider quand j’ai fini avec ton frère. Et on aura même le temps de faire un jeu de société pendant qu’il cuit, si vous voulez.

Il y a longtemps que je n’avais pas autant parlé. Ça me fait bizarre, mais surtout du bien. Même si c’est avec deux enfants.

— Je veux bien pour le gratin, mais ça veut dire quoi, monter le gratin ? Tu veux que je l’amène dans ma chambre ? Et tu vas voir, pour les couverts, il est vraiment maniaque, Tom. Bon courage !

Je lui souris et dépose le plat devant elle avant de commencer à déposer des tranches de pommes de terre au fond.

— Il faut que tu mettes la moitié des pommes de terre comme ça dans le fond, et tu m’attends pour la suite, ok ?

Tom est déjà parti dans la salle et je laisse Emilie, appliquée à sa tâche, dans la cuisine pour le rejoindre. Effectivement, son frère est très appliqué et passe un temps fou à me montrer comment bien aligner les couverts. Il pourrait dresser les tables d’un grand restaurant sans problème, et il se montre plutôt patient avec moi, sous le regard attentif de sa sœur qui finit par nous rejoindre. Nous sommes interrompus dans notre dressage par le bruit de la voiture de leur père qui se gare devant le Château. Tom redresse les serviettes quand la porte d’entrée claque, et dépose les dessous de plats alors que Maxime entre dans la salle à manger.

— On a commencé à préparer à manger, Papa, mais tu rentres trop tôt, lui dit Lili en allant l’enlacer.

— Trop tôt ? Si c’est comme ça, je retourne travailler, hein ? Parce que moi, je trouve que j’ai déjà assez fait pour un samedi.

— On a commencé à préparer le repas trop tard, m’excusé-je. Il fallait trouver quoi faire. Je vous aurais bien préparé un plat de chez moi, mais il n’y avait pas ce qu’il fallait et je ne suis pas une très bonne cuisinière, alors on a suivi une recette. Je vais finir de préparer, je vous laisse en famille. Vous avez le temps de vous détendre, il faut quarante-cinq minutes de cuisson, je vais mettre le gratin au four, là.

Je sors de la salle et vais terminer ma tâche, rapidement rejointe par Lili qui veut m’aider. Je vois Maxime du coin de l’œil nous observer faire, et le sourire de la jeune fille lorsque nous mettons le plat au four me fait plaisir.

— Eh bien, c’était une journée manuelle, aujourd’hui, ris-je en récupérant la vaisselle pour la laver. Merci de ton aide, Lili. Et merci pour le cours de… Enfin, pour m’avoir montré comment mettre la table, Tom.

— Papa, elle apprend mieux que toi, Miléna. Regarde comme c’est beau, la table !

— Je vois ça. Miléna, maintenant que vous avez tout préparé, il faut rester avec nous, je pense. Quelqu’un qui a le droit à des compliments de la part de Tom mérite de rester avec nous. Enfin, si vous voulez, ne vous sentez pas obligée non plus.

— Oui, Papa, tu as raison, ajoute Lili. Elle m’a aussi appris à monter le gratin. Avant, je ne savais même pas ce que ça voulait dire.

— Peut-être que vous ne dites pas comme ça en France, et dans ce cas je t’ai appris une bêtise, ris-je.

Je suis touchée par leurs mots, mais n’ose pas le montrer. J’ai l’impression d’avoir appris à monter un mur autour de moi ces derniers mois, à ne surtout pas afficher mes émotions et mes faiblesses. Deux mois de voyage et de rue, ça marque.

Nous nous installons finalement pour un Trivial Pursuit, Tom ne voulant jouer qu’à ce jeu, et Maxime se joint à nous. Evidemment, le gosse est impressionnant et je me sens un peu stupide. Je comprends pourquoi sa sœur ne voulait pas trop jouer. J’imagine qu’ils ne doivent pas le faire souvent pour éviter qu’elle finisse par abandonner, fatiguée de perdre.

Lorsque nous nous asseyons à table, j’ai l’impression à la fois agréable et un peu dérangeante, d’une petite famille dans son quotidien. Je crois que je me sens vraiment bien ici pour la première fois depuis que je suis arrivée. Sans honte, sans gêne. J’ai aidé, je ne suis pas seulement l’invitée à qui on offre la charité, et ça fait du bien.

Maxime avait raison, il est rentré tard, et il monte rapidement coucher les enfants à peine le repas terminé pendant que je débarrasse. Je suis en train de terminer la vaisselle lorsqu’il entre dans la cuisine en baillant.

— On dirait que votre journée a été longue et fatigante, souris-je. Gros problème au port ?

— Oui, on a un groupe de migrants qui a réussi à pénétrer dans un container et l’un d’entre eux a dû être hospitalisé car ils ont failli tous y passer en raison du manque d’air. Ils ont profité d’une faille dans la sécurité et il a fallu que je trouve le moyen d’y remédier. Je ne sais pas pourquoi tous ces gens essaient comme ça d’aller en Angleterre et surtout pourquoi on les bloque ici… Franchement, ils ne devraient pas risquer leur vie comme ça, ça ne fait que causer des problèmes, commence-t-il avant de se rendre compte qu’il parle à quelqu’un dont la situation est très similaire à celle de ceux qui lui causent tant de soucis.

— L’avenir en Angleterre semble plus prometteur qu’ici… Même si tout ça est plutôt décourageant. Vous imaginez que des gens vivent dans ce camp depuis des mois ? C’est juste… C’est inhumain, tout ça. Personne ne quitte son pays et sa famille par plaisir.

— Oh, j’avais oublié que vous y étiez il y a encore quelques jours… Désolé si j’ai manqué de tact, c’est juste que de vous voir là, parmi nous… Ce n’était pas contre vous, mes propos, j’espère que vous le savez, et je respecte votre projet…

— Je ne sais pas si je l’ai, ce projet. Je ne sais pas quoi faire, en fait… J’ai toujours aimé la France, de loin. La cuisine, l’histoire, les monuments, les paysages. C’est un pays qui fait rêver par sa diversité. Mais la France ne veut pas de nous.

— Il ne faut pas dire ça, voyons. Je n’y connais pas grand-chose, mais si vous le souhaitez, vous pouvez demander à rester, non ?

— Je ne sais pas trop. Je suis partie assez précipitamment, en fait, je n’avais pas pensé que… Que je devrais fuir mon pays. Je n’ai pas fait de recherches particulières. Je devrais peut-être demander à Tom, je suis sûre qu’il est plus informé que n’importe quel citoyen français. Très intelligent, votre fils. Et très curieux aussi, souris-je.

— Je suis moi aussi un peu curieux, j’avoue. Pourquoi avez-vous dû fuir l’Arménie ? me demande-t-il sans prendre de précaution. Tom n’est pas là et je ne connais rien à la situation du pays. J’aimerais un peu mieux comprendre ce qui vous a amené jusqu’à notre petite famille…

Je me referme immédiatement sur moi-même, soupire et lui tourne le dos pour finir d’essuyer la vaisselle silencieusement. Est-ce que je suis prête à me confier ? Je ne pense pas. Qui sait ? Il pourrait me remettre à la rue s’il savait qui il héberge… Ou peut-être qu’il me prendrait en pitié ? Je ne sais pas ce qui serait le pire. Je déteste être jugée et je déteste induire de la pitié. Voilà pourquoi il m’a été si difficile de demander de l’aide au prêtre, cela ne me ressemble pas du tout de me mettre à nu comme ça. Est-il possible pour moi de me confier ? Maxime, dans sa petite vie bien rangée, pourrait-il me comprendre ?

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