19. Le jeu de l'asile

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Maxime

— Bonne journée, les enfants. A ce soir. Travaillez bien surtout !

— Au revoir, Papa. Tu sais que je travaille toujours bien et que Lili fait de son mieux, répond mon fils, toujours aussi factuel.

Je préfère ne pas répondre et fais un bisou à ma fille en lui chuchotant à l’oreille quelques mots d’encouragement.

— Ne t’inquiète pas, Lili, un jour, tu n’auras plus à écouter ses bêtises ! Tu seras au top et rien ne te résistera, j’en suis sûr !

Je les laisse et reviens à ma voiture où m’attend Miléna. Elle n’a pas l’air très à l’aise, assise sur le siège passager. Je crois que si elle fumait, elle serait en train de s’en griller une tellement elle semble à fleur de peau.

— Ça va ? Tu sais que je viens avec toi ? Tu ne seras pas seule et tout ira bien. C’est juste dommage qu’on soit obligés d’aller à Lille, mais tout se passera bien, promis.

— Je suis désolée de prendre de ton temps comme ça… Ça ne m’aide pas à aller bien de savoir que tu devrais travailler et qu’au lieu de ça, tu joues le chauffeur et le babysitter…

— Je t’ai dit que ça ne me dérangeait pas. Cela me fait du bien de sortir un peu, et pour être honnête, je préfère essayer d’aider une migrante à rester en France plutôt que d’en empêcher d’autres de réaliser leur rêve, tu sais. Et à la Préfecture, je peux t’assurer que je vais leur en faire baver s’ils ne te donnent pas tout de suite un titre de séjour !

— Tu crois que tu pourras faire des miracles ? J’ai un doute, rit-elle. Être beau et intelligent ne donne pas de privilèges, tu sais.

— Tu me trouves beau ? Mais quel compliment ! La journée s’annonce belle si elle commence comme ça ! souris-je. Tu as pris tous tes documents ? On n’a pas besoin de retourner au Château avant de prendre la route ?

— J’ai tout, c’est bon. On peut y aller. Et oui, je te trouve beau. C’est loin, Lille ?

— A cette heure-ci, on devrait en avoir pour un peu plus d’une heure, je pense, dis-je en démarrant. Ce n’est pas la route la plus intéressante possible, mais tu verras, Lille est une jolie ville et la Préfecture est en plein centre.

— J’ai un peu l’impression que le Château est le seul lieu sûr où je peux être, soupire Miléna en s’enfonçant dans son siège. Dire qu’avant j’allais partout sans hésiter et qu’aujourd’hui, j’ai presque envie de rester cachée sous ma couette par peur d’être renvoyée en Arménie…

— Il y a le droit d’asile en France, quand même. Surtout quand on a vécu ce que tu as vécu. Je suis optimiste, moi.

— Je vais essayer de l’être aussi. Maxime, désolée pour hier soir, j’ai réagi un peu fort. Je comprends que ça pose question, mais je t’assure que je ne suis pas mal intentionnée. C’est sans doute pour ça que ça m’a vexée…

— Je sais que tu n’es pas mal intentionnée, j’aurais peut-être mieux fait de garder les remarques de ma mère pour moi, mais j’ai préféré être honnête. En tous cas, je ne t’en veux pas et je suis content de passer cette journée avec toi. Même si c’est pour aller affronter la terrible administration à la française. Je ne sais pas si c’est pareil en Arménie, mais ici, c’est juste horrible.

— Je crois que c’est pareil partout, sourit-elle légèrement. Mais ça rend les choses plutôt stressantes dans ce cas précis.

— Si tu as besoin d’un petit massage décontractant, tu me demandes, hein ? Je me ferais un plaisir de t’aider à déstresser.

— Un massage ? Vraiment ? Je n’aime pas trop ça, je suis trop sensible des épaules et… Je ne sais pas comment on dit en français, mais je ris facilement quand on me touche, tu vois ? Enfin, ça dépend où, me dit-elle dans un sourire.

— J’espère que tu n’es pas si chatouilleuse que ça ! Enfin pas partout, en effet. Peut-être qu’un jour, j’aurai la chance de découvrir ça.

— J’en doute… Je ne voudrais pas que ta mère pense que je me sers de mon corps pour avoir des papiers.

— On s’en fout de ma mère, non ? Mais bon, je ne veux pas te forcer non plus. Je ne voudrais pas que ma mère pense que je t’héberge pour profiter de ton corps.

— Oh, je doute que ta mère pense ça, elle s’imaginera que je t’ai manipulé pour que tu couches avec moi, ne t’inquiète pas pour ça. Enfin, de toute façon, si jamais un jour… C’est que je l’aurais voulu.

Je ne sais pas trop quoi répondre à ça et je fais mine de me concentrer sur la route qui défile. Elle ne m’a pas repoussé, enfin, pas directement. Mais elle n’est pas non plus en train de m’encourager. Et d’ailleurs, qu’est-ce que je veux vraiment de mon côté ? Une aventure ? Une histoire courte ? Juste du sexe ? Mais ce que je ressens, ça va au-delà de ça, non ? Enfin, ce n’est pas possible, pas après si peu de temps. Pourquoi les relations entre un homme et une femme sont-elles toujours aussi compliquées ? Bref, elle a l’air de vouloir passer à autre chose car elle reprend la parole alors que nous traversons la Flandre et qu’on aperçoit au loin les monts où j’aimais aller me promener quand ma femme était encore là.

— Toujours ok pour les travaux dans la suite, au fait ? Si oui, il faut que tu me dises ce que tu veux et où je peux trouver le matériel. Tu sais, je crois que sur ce sujet-là, ta mère a raison. Le Château ferait un très beau Bed and Breakfast, très romantique et accueillant.

— Oui, mais tu sais que je travaille beaucoup et je ne vois pas comment je pourrais tenir ce genre d’établissement avec mon boulot… Mais si ça t’occupe et que tu aimes ça, ça ne me dérange pas que tu essaies de t’y mettre. Tu aurais besoin de quoi comme matériel ? Je n’y connais vraiment rien, tu sais ?

— Au pire, ça pourra servir pour les amis qui viennent te voir ? Ou… Je ne sais pas… Peut-être que tu travailles trop ? me répond-elle avec un sourire en coin. De la peinture, du papier pour le mur, des produits pour le parquet… Les trucs normaux quand on refait la décoration en fait.

Nous continuons notre voyage en discutant de travaux, des meilleurs matériaux à utiliser et je suis stupéfait par tout ce qu’elle connaît. Elle a beau dire ne pas être une spécialiste, elle a quand même l’air de maîtriser le sujet. Et quand nous arrivons à Lille, elle a déjà décidé de la couleur de la peinture dont elle aurait besoin et de la taille des cadres qu’il faudra accrocher. Je n’ai pas vu le temps passer et c’est fou comme nos échanges sont fluides dès lors que nous ne parlons pas de l’attraction qui existe entre nous deux. Je me gare dans le parking sous-terrain entre la Préfecture et le Musée des Beaux-Arts et nous marchons jusqu’à l’annexe de la Préfecture où se situe le service des étrangers.

Lorsque nous arrivons au guichet d’accueil, la dame qui nous accueille a l’air terriblement fatiguée. Je laisse Miléna expliquer son histoire et sa demande et la fonctionnaire essaie d’abord de nous renvoyer sans même vraiment écouter.

— Vous êtes arménienne, c’est ça ? Eh bien, il n’y a pas beaucoup de soucis, là-bas. Vous pensez vraiment que demander l’asile, c’est une solution ? Vous savez que presque toutes les demandes sont rejetées ? Vous voulez vraiment tenter le coup ?

— A part le conflit avec l'Azerbaïdjan qui dure depuis des décennies, vous voulez dire ? lui répond Miléna. Je veux demander l’asile, oui, je suis journaliste dans mon pays et j’ai fâché les mauvaises personnes, Madame, ils ont essayé de me tuer. Des soucis, j’en ai…

— Bien, je note. Allez attendre là-bas, on vous appellera.

Je vois qu’elle a envie de continuer à parler, à se défendre, mais je l’arrête et la tire légèrement par le bras pour qu’elle me suive. Nous nous installons sur des chaises pas super confortables, et une nouvelle fois, je me dis que la France n’est pas vraiment le pays des Droits de l’Homme dont on parle tant. En tous cas, pas pour les étrangers. Nous regardons les fonctionnaires s’activer avec les personnes qui se succèdent devant eux.

— Tu vois, le barbu, sur la gauche, chuchoté-je à mon invitée pour la dérider, je suis sûr qu’il est en train de penser à ses vacances. Oh regarde ! Il montre le prospectus avec les photos de l’endroit où il veut aller !

Miléna fronce les sourcils et regarde le gars en train de montrer un des documents qui lui est présenté à sa collègue. Je continue mes délires, espérant la faire sourire.

— Ah, elle ne connaît pas, tu vois. Elle lui fait non de la tête. Ou alors, peut-être qu’il essaie de la draguer et qu’il vient de lui demander de l’accompagner en vacances ? Ils sont fous, ces fonctionnaires.

— A sa place, je dirais non, moi aussi. T’as vu sa tête ? Je suis sûre qu’il est encore… Mince, comment on dit chez vous ? Je suis sûre qu’il n’a jamais couché et qu’il vit dans le garage de ses parents et joue aux jeux vidéos toutes les nuits, rit-elle.

— Ah oui, il est puceau, c’est sûr. Tiens, voilà leur chef qui intervient. Oh le con, je crois que lui aussi veut coucher avec sa collègue. Mais franchement, ils lui trouvent quoi ? Ils ne se rendent pas compte que la plus belle est à mes côtés ? N’importe quoi ces agents du gouvernement ! Aucun goût !

Je suis content de voir que mes petites bêtises l’amusent et parviennent à la détendre un peu. Elle sourit et semble moins stressée.

— Oui, mais avec elle, ils savent qu’elle couchera pour autre chose que des papiers, tu sais ? Alors qu’avec moi, rien n’est sûr, me dit-elle en me faisant un clin d’œil. Qui sait, je pourrais leur faire un enfant dans le dos, tu vois ?

— Ah oui, tu es comme ça toi ? Je te croyais innocente et toute gentille. Je suis vraiment un mauvais juge de caractère, moi !

— Evidemment que je suis comme ça, ça se voit, non ? Je me suis déjà précipitée dans ton lit en te suppliant de coucher avec moi…

— Ah mince, je devais être ailleurs à ce moment-là. Que c’est bête d’avoir raté ça !

Elle n’a pas le temps de me répondre que le barbu appelle son numéro et nous nous levons rapidement de peur de perdre notre tour. Une nouvelle fois, elle explique sa situation et lui se contente de hocher la tête. Il lui prend son passeport, note plusieurs informations sur son ordinateur, puis lui tend un papier qui indique qu’elle a demandé l’asile.

— Voilà votre dossier. Vous avez vingt-et-un jours pour l’envoyer à l’OFPRA. C’est eux qui vous convoqueront pour examiner votre demande. Tant que vous n’avez pas de réponse, vous devrez venir à chaque fin de récépissé pour le renouveler. Des questions ? demande-t-il, un peu blasé d’avoir trop répété les mêmes paroles et les mêmes gestes.

— Le récépissé, c’est ce papier ? Et… C’est quoi votre jeu vidéo préféré ? On se posait la question, lui demande-t-elle d’un air sérieux.

— Mon jeu préféré ? C’est quoi le rapport avec votre demande ? l’interroge-t-il sans se départir de sa concentration alors que je pouffe à ses côtés.

— Il n’y en a pas, c’était juste de la curiosité. Vous savez, on a le temps de réfléchir et d’observer, de là-bas, continue Miléna en montrant du doigt les chaises. J’espère que vous avez droit à plus de confort. Merci Monsieur, bonne journée à vous !

Il nous regarde partir, perplexe, alors que nous nous pressons de sortir, un peu effrayés qu’il change d’avis et ne reprenne le sésame qu’il vient de nous délivrer.

— Tu sais que tu es folle, toi ? Tu te rends compte s’il avait compris qu’on se moquait de lui ? J’adore ! ris-je alors que nous retrouvons l’air libre devant le bâtiment.

— Moi n’être que petite Arménienne sans refuge, me répond Miléna en accentuant son accent ou en ne faisant pas l’effort de le contrôler, je ne sais pas trop. Moi pas avoir tout compris de ce que toi avoir dit. Toi parler de tes jeux vidéos ? Moi penser que toi parler de Monsieur. Excuse-moi, Monsieur de la préfecture.

J’éclate de rire en même temps qu’elle et passe mon bras autour de ses épaules pour l’emmener vers les rues piétonnes de Lille.

— Allez, viens, petite étrangère trop mignonne. Je vais te montrer la Grand Place et on mangera au Flore. Je vais te faire découvrir le bon goût du Maroilles. Et après ça, on verra si tu rigoles toujours autant.

— C’est quoi, le Flore ? Et le Maroilles ? Je suis Arménienne, tu sais, là j’ai l’impression que tu me parles chinois !

— Eh bien, c’est simple. Le Maroilles, c’est un fromage du Nord qui pue mais qui est trop bon. Et le Flore, c’est un des meilleurs restaurants de Lille où on peut manger plein de fromages ! Et le pire, c’est que non seulement ça pue, mais c’est aussi super romantique. Tu vas adorer, vu comment tu es folle.

— Je n’ai pas d’argent pour le restaurant, je vais t’attendre dans la voiture et regarder un peu ce dossier pendant ce temps-là.

— Tatata ! Tu ne vas pas me laisser manger tout seul comme un imbécile alors que je peux parader avec Miss Monde devant tous ces lillois jaloux, quand même ! Ne me retire pas ce plaisir, s’il te plait !

— Miss Monde ? Rien que ça ? Tu y vas fort pour en plus me payer à manger. Je ne veux pas abuser de ta générosité, je t’assure…

— Allez, ne te fais pas prier et vois ça comme un prêt ou une avance. Qui sait, un jour, ce sera peut-être toi qui me fera découvrir la cuisine arménienne !

— Je ne suis pas près de t’emmener en Arménie, soupire-t-elle en glissant son bras sous le mien. Je ne reverrai sans doute jamais mon pays…

— Il ne faut jamais dire jamais, Miléna. C’est une expression française et le premier pas vers l’intégration ici ! Soyons optimistes et profitons de cette belle journée pour oublier un peu nos problèmes.

Elle daigne m’adresser un nouveau sourire et nous déambulons dans le centre de la ville jusqu’à la Grand Place. C’est fou comme j’apprécie ces petits moments où rien ne nous différencie des autres couples, où ceux qui nous croisent ne peuvent voir que deux personnes qui passent un bon moment ensemble. A nous voir ainsi ensemble, personne ne pourrait imaginer que nous venons de sortir de la Préfecture et que la femme qui m’accompagne a osé défier le fonctionnaire qui avait le pouvoir de lui refuser son document. Une petite victoire certes, mais qui fait énormément de bien et qui donne envie d’en connaître d’autres avec elle. Beaucoup d’autres. Mais pour ça, il faudrait qu’elle puisse rester encore un moment avec nous, et ça, ce n’est pas gagné.

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