42. Double vie en Arménie

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Miléna

Je m’installe dans le canapé en éteignant la télévision. Les enfants sont montés dans leur chambre se préparer pour aller au lit en laissant tout allumé ici, comme s’ils avaient besoin de laisser trace de leur passage. J’allume l’ordinateur portable de Maxime, sur lequel nous enregistrons la traduction du grimoire, et profite qu’il soit parti chercher le courrier pour regarder mes mails. Pas de réponse de mon amie arménienne, avec qui j’échange un peu de temps en temps. Ça me fait plaisir de reprendre contact avec mon pays, de lire de l’arménien, de savoir comment vont les personnes que je connais. Elle me raconte un peu sa vie et je l’envie de pouvoir poursuivre la sienne comme si de rien n’était alors que j’ai dû m’exiler pour survivre. Pour autant, je ne regrette qu’à moitié. Ce que j’ai trouvé ici est formidable.

Un sourire se dessine sur mes lèvres en apercevant Maxime en train de traverser le pont à pied par la fenêtre alors que la luminosité de ce début de soirée donne une aura particulière à tout le domaine. J'adore comme le ciel coloré de notes orangées rend l'ambiance plus douce et délicate.

Plus le temps passe et plus je trouve mon blocage ridicule et totalement illogique. Ce n’est pas le côté sexuel qui devrait bloquer mais l’affectif, et pourtant, je suis clairement en train de tomber amoureuse de Maxime. Pourquoi l’acte en lui-même est-il plus compliqué à vivre que les sentiments que je développe pour lui ? Peut-être est-ce parce que je n’ai connu ça qu’avec Vahik et que j’ai peur de ne pas être à la hauteur ? Je m’interroge toujours plus à ce sujet, ça m’épuise. J’aimerais tellement que les choses viennent plus naturellement. Surtout que j’en ai envie. Sauf que j’ai aussi peur de le repousser une fois encore et je doute qu’il le supporterait. Maxime a été très compréhensif, je ne voudrais pas abuser davantage.

— Eh bien, tu es chargé en courrier, ris-je en le voyant débarquer, plusieurs enveloppes à la main.

— Oui, il y a ces deux lettres qui sont à ton nom. Mais je ne te les donne que contre des bisous, tu t'en doutes bien !

Je souris et me redresse lorsqu'il approche pour glisser ma main derrière sa nuque et déposer plusieurs petits baisers sur ses lèvres avant de lui voler les enveloppes, un sourire satisfait sur le visage.

— Merci, monsieur le châtelain. Votre paiement vous convient-il ?

— C'est une bonne avance, je prendrai le solde plus tard, répond-il, amusé et visiblement charmé. Je vais aller dire bonne nuit aux enfants et je reviens vite pour le reste du paiement.

Je profite encore de la félicité du moment alors qu'il m'embrasse sur le front et sort du salon. J'observe un moment mon courrier avant d'ouvrir la première enveloppe, la plus épaisse, dans laquelle se trouvent plusieurs articles au sujet de la Mafia et du démantèlement du trafic de femmes. Je suis fière de voir que mon article aura au moins servi à ça, à défaut de m'apporter la visibilité que je souhaitais de manière positive. Il y a malgré tout quelques lignes à mon propos et même un lien vers mon site internet. Il est dit que personne n'a eu de mes nouvelles depuis que ma maison a été saccagée en début d'année. Le premier article que je lis ne parle même pas de Vahik, et je poursuis ma lecture alors que Maxime revient s'installer à mes côtés.

— Tu veux lire ? lui demandé-je sérieusement en déposant sur ses genoux l'article que je viens de terminer.

— J’aimerais bien, mais je ne sais pas ce que c’est, toutes ces lignes et ces courbes. Ça ressemble à ça, l’arménien ? C’est joli, mais à part les photos, je ne comprends rien, tu sais ? Et ça, c’est ta maison ? m’interroge-t-il en me montrant une photo.

— Oui. Enfin, c'était mon chez-moi. Et ici, dis-je en montrant un autre article, c'est où je travaillais.

— On dirait qu’ils ont bien abîmé la façade, dis-donc. Ce ne sont pas des rigolos à qui tu t’es attaquée.

— Non, je ne serais pas là si c'était des rigolos, j'imagine… Je vais lire les articles, tu veux que je te les traduise où tu te remets dans le grimoire ?

— On a le temps pour le grimoire. Dis-moi ce que tu trouves dans ce qui t’a été envoyé, même si je n’ai pas besoin que tu me traduises tout.

J'acquiesce et me plonge dans les articles suivants en lui donnant le peu d'informations que j'apprends, même si honnêtement, il n'y a pas grand-chose à en dire.

J'hésite sur la conduite à tenir lorsque je tombe sur un article qui parle de l'attaque chez moi. J'imagine que Vahik va y être cité et Maxime a bien conscience que c'est le blocage qui nous empêche d'avancer tous les deux. Il passe d’ailleurs un bras protecteur autour de mes épaules et me serre contre lui. J'inspire profondément en commençant à lire, évitant soigneusement de regarder la photo qui nous montre, mon fiancé et moi, à une soirée chez des amis quelques mois plus tôt.

— Cet article a dû paraître avant qu'ils ne relient l'attaque à la Mafia, ils n'en parlent pas. Ils disent que ce serait un cambriolage qui aurait mal tourné.

— C’est lui, ton petit ami ? me demande Maxime en pointant Vahik à mes côtés. Il était vraiment très beau…

— Oui, c'est vrai. Heureusement qu'il était plus que juste beau, ris-je. Effectivement, ils ont tout saccagé d'après l'article. Et ils confirment que Vahik est mort sur le coup. Au moins, il n'aura pas souffert…

— Tu es sûre que tu veux continuer ? Ce n’est pas trop compliqué pour toi de revivre tout ça à travers ces articles ?

— Disons que la curiosité l'emporte. Il faut bien que je le fasse pour savoir lesquels faire traduire et ajouter au dossier, non ?

— Oui, d’après ce qu’avait dit l’avocat, il faut tout mettre de toute façon. Pour ton dossier, c’est bien d’avoir eu tout ça, ça va t’aider. Et ça aussi, ça peut t’aider.

Il saisit mon menton entre les doigts de sa main droite et tourne ma tête vers lui avant de déposer ses lèvres chaudes contre les miennes. Je me rends compte à cet instant que mon corps tout entier s’était refroidi et qu’il parvient à me sortir de mes pensées mélancoliques tout en me réchauffant par sa sollicitude et sa proximité.

— C'est tout de suite moins difficile, c'est vrai. Merci.

Je l'embrasse à mon tour et niche mon nez dans son cou un moment avant de baisser à nouveau les yeux sur l'article que je continue de lire en silence.

— Super, je suis décrite comme "la journaliste" sur tout l'article. Au moins, c'est un article à son sujet… Jeune chef d'entreprise, travailleur et indépendant, blablabla. Et la journaliste.

— C’est bien ce que tu es, une journaliste, non ? Pourquoi ça te surprend ?

— Oui, oui… Enfin, j'étais un peu plus que ça quand même, j'ose espérer, marmonné-je, presque vexée que notre relation ne soit pas un peu mieux représentée.

— Ah, je vois, répond-il, un peu gêné. C’est vrai que c’était ton fiancé quand même et que c’est dommage que ça ne figure pas dans l’article. Mais bon, tu pourras l’utiliser quand même, j’espère.

J'espère aussi, même s'ils parlent de fait de ma maison et pas de la nôtre, rien ne prouve dans cet article que nous étions ensemble. Du moins pas ce que j'ai lu, pour le moment, ce qui me pousse à me replonger dans l'article en tentant de repousser la tristesse qui m'envahit au fur et à mesure que les mots s'enchaînent.

— Le journaliste s'est totalement planté sur la fin. Il écrit “Le chef d'entreprise laisse derrière lui une femmes éplorée et deux enfants en bas âge alors que la police cherche à expliquer les raisons de sa présence chez la journaliste”. Du n'importe quoi, soupiré-je en posant le papier à côté de moi.

— Oui, c’est étrange, car le reste de l’article a l’air plutôt bien fait, selon tes traductions. Ils ont dû mélanger leurs sources.

Je pose les yeux sur le document suivant et fronce les sourcils avant même de commencer à le lire. La photo de l'article montre en effet Vahik avec une jolie brune, une petite fille devant eux alors qu'il tient un bébé dans les bras. Le titre est plutôt classique, mais totalement incompréhensible pour moi.

— “Séda Avetissyan cherche un acquéreur pour l'entreprise de son défunt mari”, murmuré-je sans parvenir à comprendre le sens des mots que je prononce. C'est quoi ce bordel ?

C'est bien Vahik sur le cliché, et son entreprise d'informatique qui est citée. Je sens Maxime se redresser un peu pour mieux voir le papier, et je commence à parcourir l'article. Ce que je découvre au fur et à mesure est totalement invraisemblable, et j'ai du mal à assimiler.

— Selon cet article, Vahik était marié à cette Séda… Et il avait deux enfants. C'est fou, dis-je en feuilletant les articles suivants avec précipitation, les mains tremblantes.

— Tu es sûre que c’est le bon Vahik dont il est question ? Il était fiancé avec toi, ce n’est pas possible qu’il ait été marié à une autre en même temps, quand même ?

Je trouve un autre article qui parle de son entreprise et retrace sa vie dans une revue spécialisée dans l'informatique. J'hallucine littéralement en constatant, une fois encore, que la femme qui est associée à Vahik soit Séda et que mon nom ne soit cité nulle part.

— Bien sûr que c'est lui, je n'ai pas encore perdu la tête, lui dis-je un peu vivement avant de fermer les yeux et de souffler pour me calmer. Quoiqu'avec ces articles, je vais commencer à avoir des doutes sur ma santé mentale.

— Mais alors, ça veut dire qu’il menait une double vie, non ? Enfin, j’essaie de suivre et de comprendre, mais tu n’étais pas au courant qu’il était marié ?

— Au courant ? Mais… C'est impossible, Maxime. J'ai passé presque dix ans de ma vie avec lui, comment j'aurais pu manquer ça ? Ce n’est pas possible, n’est-ce pas ? J’aurais vu des choses, eu des doutes, non ? balbutié-je, le regard dans le vide.

— Dix ans ? Mais les enfants sont tout petits, là, sur la photo. Ce n’est pas possible que ce soit le même Vahik !

— C'est son entreprise, son nom, sa tête, Maxime. Il n'a pas de frère jumeau enfin ! Je veux dire… Pas que je sache, du moins. Je ne sais plus rien, apparemment…

Maxime ne me répond pas, ne sachant sans doute pas quoi dire, mais il continue ses petites caresses sur mon bras et j’attrape sa main pour m’y accrocher fermement. J’ai besoin de cette stabilité pour affronter la réalité des choses qui est en train de faire surface au plus profond de moi. Vahik m'a totalement leurrée pendant presque dix ans, alors ? Au moins trois ou quatre, assurément, vu la taille de la gamine.

— J'y crois pas… Comment peut-on… J'étais quoi, sa maîtresse, alors ? Comment ai-je pu manquer ça ? Comment est-ce qu'il a pu me faire ça ? C'est… Je n'arrive pas à y croire, c'est surréaliste !

La pièce semble tourner autour de moi, j’ai vraiment du mal à assimiler ce que je suis en train d’apprendre. Le seul point d’ancrage qu’il me reste, c’est ce contact avec Maxime. Tout le reste semble être entré dans une folle farandole, où mensonges et dissimulation riment avec duplicité et tromperie. Tous les mots se bousculent dans ma tête. Vahik, marié. Vahik, papa. Vahik avec une autre femme. Vahik qui s’absente pour aller “travailler”...

— Tu crois que c’est possible ? Dix ans avec lui et tu n’as jamais rien vu qui puisse te faire croire que tout ceci est vrai ?

— Je n’en sais rien. Je… Je croyais bêtement qu’il m’aimait, qu’il travaillait beaucoup, qu’il… Qu’il voulait faire sa vie avec moi, murmuré-je avant de soupirer. C'est vrai qu'il était absent une semaine sur deux mais… C'était pour son entreprise. Il partait souvent en déplacements, il travaillait beaucoup. Du moins, c’est ce que je pensais.

Plus j'y réfléchis et plus je me rends compte que c'est possible, que tout ça n’est pas un cauchemar, mais une réalité que j’ai totalement ignorée, que je n’aurais jamais pu imaginer. Vahik disait ne pas avoir de famille, je n'ai rencontré que quelques-uns de ses collègues… Sans parler de ses nombreux appels pour le travail, le soir.

— Comment ai-je pu être aussi stupide ? m'exclamé-je en sentant ma gorge se nouer.

— Je ne sais pas quoi te dire, Miléna. Je suis désolé pour toi… Avec tout ce qui t’est déjà arrivé, tu ne mérites pas ça en plus…

Je me lève brusquement et m'éloigne en direction de la fenêtre alors que je sens les émotions me submerger. Ce n'est même pas la tristesse qui prédomine, quoiqu’elle est bien présente. J’ai la sensation que toute ma vie avec lui n’a été qu’un mensonge énorme, qu’il m’a dupée et a profité de ma crédulité. Et puis, il y a cette colère qui grandit en moi. Parce qu’il a sali mes souvenirs, mon premier amour, mon monde, qu’il vient de tout faire dégringoler, moi avec. Et une rancœur certaine contre cet homme que j'ai aimé et qui a passé des années à jouer sur deux tableaux, à me promettre monts et merveilles alors qu’il construisait une famille dans mon dos. Je n'arrive pas à croire que mon instinct ne m'ait jamais fait me poser de questions sur ses absences. Il était assurément le roi du mensonge. Elle est bien belle, la journaliste, bernée tout au long de sa relation, incapable de démêler le vrai du faux. Je me suis plantée comme jamais avec Vahik. Et dire que, par loyauté envers lui, je refuse de m'impliquer avec Maxime ! Pour un mensonge. Ma vie est décidément un foutoir sans nom.

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