Dans la cave

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Roulée en boule dans un coin de la cave, j'ai peur. Mon cœur martèle dans ma poitrine et mes doigts sont gelés. Une fois de plus, je pleure toutes les larmes de mon corps. Les murs semblent se refermer sur moi, envahir mon espace pour m'écraser. Ils sont encore venus me chercher. Ils m'ont fait du mal avec toutes leurs seringues et leurs produits. Je ne sais pas ce qu'ils m'ont fait. Tous les jours, ils viennent me voir, ou m'emmener dans leur laboratoire. Je suis un rat, un rebut de la société, un cobaye pour la « science ».

Ils m'ont attrapée, il y a trois ans environ. Ils m'ont ramenée dans leur salle d'opération et là ils se sont emparés de tous mes souvenirs. Je ne me souviens de rien, pas même de mon propre prénom ou du visage de celle qui m'a enfantée.

La pièce est humide et exiguë, pas plus de trois mètres sur trois, un parfait carré qui me sert de prison, insalubre et froid. En face de moi, tout le long du couloir, des cellules semblables à la mienne.

Pourquoi suis-je ici ?

Parce que je suis albinos, j'ai les cheveux blancs et les prunelles rougeâtres. Dans ce monde, ce qui sort de l'ordinaire est exclu, rejeté de la société comme le sont les rats. C'est comme cela que je me suis retrouvée ici, cobaye humain. Je suis K0-8, je n'ai pas d'autre nom que celui-ci : un numéro d'identification.

Ils me font avancer jusqu'à un siège à sangles. Un frisson remonte le long de mon dos. Je suis habituée à être attachée, seulement il est rare que la chaise se trouve dans la petite pièce du fond. Certains exclus y ont déjà laissé la vie. Sans m'en rendre compte j'ai arrêté d'avancer, les talons enfoncés dans le sol. Non, non je n'irais pas mourir là dedans ! Alors que j'essaie de me dérober à la main gantée de blanc, celle-ci me frappe violemment entre la dixième et la onzième vertèbre. Ma respiration se coupe et je titube de quelques pas.

J'observe Doc, assis à son petit bureau immaculé. Doc, le cerveau de toutes ces expériences révoltantes. Doc, celui qui décide de récompenser ou de sévir. Doc, celui qui nous hante la nuit et qui nous terrifie le jour. Il ne me regarde pas, le nez plongé dans ses papiers. Je n'existe pas, je ne suis qu'un numéro anonyme aujourd'hui. En cet instant je voudrais qu'il me regarde et qu'il sente toute la haine que je ressens et tout le dégoût qu'il m'inspire. Mais il ne me regardera pas, il ne me regarde jamais avant d'avoir été attachée, humiliée.

Ils sont trois pour me faire avancer. Ils se servent même de l'aiguillon électrique. Mais malgré les brûlures je tiens bon.

Puis enfin il me regarde. Non, en réalité c'est bien plus que cela : il m'observe. Penchant légèrement sa tête sur le coté droit, il épie mes faits et gestes sans même s'en cacher. Je ressens à nouveau la brûlure électrique me traverser de part en part. Je ne réprime pas le cri de douleur qui déborde de mes lèvres.

– Allez y doucement...

Je lui lance un regard véhément. Il ne faudrait pas abimer la marchandise n'est ce pas ?

Je suis assise de force, mais je ne quitte pas Doc des yeux, lui non plus. Je lance un dernier assaut à l'encontre des sangles mais trop tard, la porte se referme dans un claquement humide, celui des joins qui maintiennent cette pièce parfaitement hermétique. Ma respiration est saccadée. Je vois descendre du plafond le robot automatique des injections. Son œil rouge projette un quadrillage sur la peau au creux de mon bras, sélectionne un point précis puis attend la confirmation de la commande. De l'autre coté de la vitre, un spectacle muet, une dispute semble animer la pièce. Puis un des gardiens confirme l'envoi du produit. Je vois Doc se tendre, et les muscles de sa mâchoire se contracter de frustration. Je l'aiguille transpercer ma peau avec la rapidité et la précision d'un aigle. Je n'ai même pas le temps d'avoir mal.

J'attends quelques instants mais il ne se passe rien. Enfin je l'entends, l'aspiration, la bouche grillagée qui me vole tout mon air. Ils vident la pièce, ils retirent l'oxygène, et moi je suis là, à essayer vainement de briser mes liens.

La voix calme de Doc me parvient depuis le haut parleur :

– Calme toi K0-8, tout va bien se passer. Si tu continues de t'agiter nous seront obligé de recommencer l'ensemble des tests.

Je cesse de bouger, je n'en ai plus la force. Je suis épuisée par le moindre geste. L'air commence à me manquer et je respire péniblement. Je ressens des engourdissements aux mains et aux pieds. Réprimant une vague de nausée je tente de me calmer, mais c'est impossible. Ils sont là, en train de me regarder mourir, mais qu'est ce que j'ai fais ! Je peine à garder les yeux ouverts. La tête, comme dans un étau de fer, me fait douloureusement souffrir. Ma vision se brouille, mes oreilles bourdonnent.

Quand j'ouvre les yeux je suis toujours attachée à ma chaise. Seulement je ne suis plus seule et l'air est revenue. Je respire de grandes goulées, me délectant de cette sensation perdue. Doc me projette des rayons de lumières dans les yeux et je détourne la tête.

– Bon, ça suffit pour aujourd'hui, reconduisez la. Ensuite monsieur Charles, vous pourrez faire vos valises. Je ne vous garderais pas à mon service.

Je sens un puissant point de pression sur mon bras, mais je suis tellement fatiguée que je ne crie même pas.

J'ai terriblement mal aux poignets, là où la sangle m'a brûlé la peau. Chaque fois c'est la même chose, mais je continue de me battre, d'espérer qu'on me laissera tranquille.

–K0-8, c'est l'heure de ta gélule.

Chaque jour, je suis sous médicaments, en ce moment c'est une gélule rouge vermillon deux fois par jour, et à chaque fois c'est la même bataille. D'ailleurs, ils le savent très bien puisqu'ils ne me la tendent même plus. Ils entrent directement et se mettent à trois pour me la faire avaler comme on gave une oie.

– Vas-tu être une gentille fille ?

Je me recule dans le coin de la cave, geignant. Je ne veux plus. Plus jamais de gélules dont personne ne sait si c'est la maladie que l'on nous implante ou le traitement. Plus jamais de cachets pour préparer une opération. Plus jamais de drogues pour oublier ce qu'ils ont fait subir à notre corps.

Je ne résiste pas longtemps, à peine quelques minutes. Je suis si fatiguée. Je déteste ces hommes en blanc, ces gardiens de malheur. Leurs longues mains gantées sont à elles seules des instruments de tortures.

– Hé alors ! On est fatigué, on dirait. Quelle heure est-il ? Quatre heures, tu es déjà passée en salle d'opération, c'est pour cela, tu as donné toute ton énergie là-bas...Eh bien, c'est super, je vais pouvoir finir plus tôt comme ça.

Je déteste le ton condescendant qu'ils prennent avec nous. Je déteste ma vie, je déteste ma maladie. Ils ont coupé mes cheveux ras pour les opérations, moi qui les avais jusqu'en bas du dos. J'ai si froid et si peur. Je ne veux pas finir comme cela, mourante dans une cave humide et glacée. Parfois des rats meurent et on voit leurs corps se dessiner dans les grands sacs noirs. Personne ne sait ce qu'ils deviennent ni même si tout cela est légal. Certes ça n'arrive pas souvent, mais ça arrive tout de même.

– K0-8 ? Tu m'entends ?

La voix douce et apaisante calme aussitôt mon esprit. C'est mon amie GP-2, c'est un don que je ne connais chez nul autre. Elle a de magnifiques yeux vairons. Je suppose que cela aussi constitue un crime. Elle est arrivée, il y a deux semaines. Elle non plus ne se souvient de rien. Tout de suite, le courant est bien passé entre nous. Calme et délicate, elle n'est pas faite pour un monde aussi rude.

– Je suis là.

J'entends un soupir de soulagement. Hier, j'ai été assommée. Les hommes en blanc n'arrivaient pas à me faire prendre ma gélule, alors ils m'ont fracassé la tête contre le mur. GP-2 s'était beaucoup inquiétée. GP-2 s'inquiète toujours beaucoup, du moins pour les autres.

– Alors ? Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?

Cela me fait du bien de parler avec elle, il n'y a qu'elle, et ça occupe le temps.

– Ils m'ont emmené dans la pièce du fond, celle qui est hermétique . Ils m'ont fait une injection puis ont retiré tout l'air de la pièce. Ils étaient là à me regarder mourir. Puis j'ai perdu connaissance quelques minutes, je suppose que c'est à ce moment-là que l'expérience a pris fin. Tu sais à quel point je déteste cette vie. Parfois j'ai envie de... de...

Je laisse ma phrase en suspens, trop en colère pour la terminer. Mes mains mimant la strangulation d'un corps invisible.

– Oui, je sais...

– Et toi ? Tu y es déjà allée ?

Nouveau soupir dans le silence pesant des caves.

– Non pas encore. Je ne sais pas ce qu'ils me réservent. Tu sais, tu devrais arrêter de lutter, tout se passe beaucoup mieux quand on se laisse faire docilement.

C'est l'un de nos points de divergence avec GP-2, elle est aussi douce qu'un agneau alors que moi je suis une véritable lionne. Je ne sais pas comment elle fait pour se soumettre à de telles atrocités. Je n'en sais rien, me laisser faire reviendrait à dire que l'on est d'accord. Qui peut être d'accord avec ça ?

– On en a déjà parlé, tu sais que je ne me laisserai jamais faire. GP-2, nous ne sommes pas des animaux et même à des animaux, il serait cruel de leur faire ce qu'ils nous infligent. Pourquoi devrait-on leur faciliter les choses ?

– Parce qu'ils seraient plus doux avec toi. Et moins méprisants aussi.

Même si elle ne peut pas me voir depuis la cellule d'à côté, je secoue la tête, navrée. GP-2 est le genre de personne à qui l'on ne peut pas donner d'âge. Elle est à la fois une petite fille et une centenaire, un visage à la fois lisse, soucieux et mature.

– Je mourrai plutôt que de me laisser traiter de cette façon.

J'entends s'élever de la cave voisine un chant doux et triste. Une chanson sans mots, juste une musique fredonnée du bout des lèvres. GP-2 fait toujours ça quand elle est angoissée. Je la connais par coeur.

Je me laisse bercer par la douce mélodie, allongée à même le sol de pierre et sombre dans un sommeil peuplé d'hommes en blanc, gardiens des geôles d'une forteresse inattaquable.

Je me réveille en sursaut, paniquée. Mais tout est en ordre. Je suis toujours enfermée dans ce réduit, personne ne parle, personne ne bouge. Il n'y a que le silence qui règne en maître. Je m'autorise à respirer. L'air glacé me brûle le nez à chaque respiration. Plaçant mes mains en coupe devant mon visage j'expire l'air chaud de mes poumons pour essayer d'apaiser cette terrible sensation. Des pas se mettent à raisonner par-delà le couloir. C'est un son que chaque « rat » connaît, on vient chercher l'un d'entre nous pour les examens. Je ne risque plus rien puisque j'y suis déjà passée, mais ce n'est pas le cas de tout le monde dans ce corridor. Ils viennent pour GP-2, je le sais. Leurs regards, dénués de toute humanité, s'accrochent aux barreaux de leur victime bien avant que la clef n'entre dans la serrure. Quand elle sort, je passe ma main entre les barreaux et sers sa menotte du plus fort que je peux. C'est un moyen de nous rassurer et à la fois de nous faire nos adieux. Parce qu'on ne sait jamais si l'on va rentrer des examens journaliers. On nous laisse faire. Je la regarde partir, la joue écrasée contre les barreaux en acier de ma cellule. J'ai l'impression de la voir pour la dernière fois, j'ai cette impression-là à chaque fois que je la regarde partir.

J'attends son retour dans le froid mordant, inquiète. Je tourne en rond comme un lion en cage. J'ai tellement peur pour elle. Si quelqu'un ici ne mérite pas d'être là c'est bien elle. Nous n'avons aucune idée de ce qu'elle était dans sa vie passée mais sa douceur et sa docilité sont toujours là. Le chagrin me prend aux tripes et me donne la nausée. Chaque jour, c'est le même calvaire, la terreur de ne plus jamais l'avoir à côté de moi. Je sais à quel point elle est terrifiée, je sais qu'elle aussi a mal malgré sa docilité, qu'elle sait qu'elle pourrait ne jamais rentrer.

Les minutes semblent interminables comme si Chronos resserrait son étreinte autour du sablier pour en ralentir l'écoulement du sable. Je pars en contemplation des veines du mur. Je le connais par cœur pourtant les reliefs semblent s'effacer avec le temps comme si mes larmes avaient pu en polir la surface. Je caresse du bout des doigts les sillons entres les pierres grises. Des heures plus tard les pas reviennent. Je me précipite à la grille espérant apercevoir le regard bicolore de mon amie, mais m'apprêtant à voir aussi un sac sombre dissimulant sa frêle silhouette.

Une fois encore, ce sont bien ses prunelles qui s'impriment sur ma rétine. Je lâche un profond soupir de soulagement. Aussitôt balayé par le visage blême de GP-2. Je ne l'ai jamais vue si pâle. Même le petit cœur carmin de sa bouche est d'un blanc crayeux.

– GP-2 ? GP-2 est-ce que tout va bien ? Qu'est-ce que vous lui avez fait ? GP-2 réponds-moi ! Espèces d'ordures qu'est-ce que vous lui avez fait ?

Un frisson incontrôlable remonte le long de ma colonne vertébrale. Elle semble éteinte. La lueur de son regard a disparu derrière un épais voile de tristesse.

– On se calme l'albinos tout va bien. Elle est un peu fatiguée voilà tout.

Je déteste quand on m'appelle par le nom de ma maladie. C'est humiliant. Je tends la main vers mon unique amie. Elle ne me rend même pas la pareille. Ce n'est pas elle. GP-2 n'est pas comme ça. Elle arrive à sourire même pendant les pires épreuves. Elle est le soleil incarné et j'ai l'impression d'être face à une enveloppe charnelle dénuée de vie. Les hommes en blanc, aussitôt débarrassés de leur fardeau, s'en vont chercher leur prochaine victime.

– GP-2 ? Je t'en supplie, réponds-moi. Mon Dieu, que t'ont-ils fait ?

Elle ne répond rien, je ne l'entends même pas bouger de l'endroit où elle se trouve. Instinctivement, je me mets à me ronger la peau autour des ongles. Je n'ai pas fini de dévorer ma première main que j'entends un sanglot depuis la cellule voisine.

– K0-8, ils ont pris mes ovaires. Je me sens tellement vide... J'ai mal, tellement mal!

Je ne comprends pas. J'ai beau chercher à comprendre je n'y arrive pas.

– Ils ont pris tes ovaires... Tu en es certaine ?

– Je les ai entendu en discuter, comme si je n'étais même pas là.

Un frisson glacé remonte ma colonne vertébrale. Ils sont répugnants. Je l'entends gémir, de l'autre côté du mur. Ma douce GP-2, si calme et inoffensive. À ce que l'on dit il arrive que l'on retire des membres à des Exclus quand ils ont besoin de faire une greffe. Il y a une semaine environ un « rat » s'est fait retirer un rein pour une opération, je suis certaine que ce n'était pas parce qu'il fonctionnait mal.

Le soir venu, je dévore ma bouillie d'avoine. Nous n'avons que cela à manger, deux fois par jour.

– Hé, tu vas mieux ?

Je suis toujours inquiète pour mon amie. Et si elle faisait une infection ? Si elle s'affaiblissait ? J'ai si peur de la perdre.

– Je n'arrive pas à croire qu'ils m'aient fait cela, à moi. Pourtant, j'ai toujours été gentille avec eux. Je ne comprends pas.

Sa voix monte dans les aigus, entrecoupée de sanglots.

– C'est fini maintenant, ça va aller, tu verras. Demain c'est la journée de la promenade, ce sera super, on pourra se voir, et on aura trente minutes pour discuter de tout cela face à face.

J'essaie de lui faire voir le côté positif de la chose, même si je suis quelqu'un qui voit tout en noir.

– Je n'ai pas très envie de sortir.

– Allez GP-2, ce sera super bien tu verras. Et puis il y aura peut-être RC-4 ?

Je venais de sortir mon argument de choc. RC-4 est un homme d'une trentaine d'années atteint de nævus géant congénital. Je sais qu'elle a un faible pour lui et je les ai déjà vus bavarder ensemble, même si elle ne l'avouera jamais.

Dans ce laboratoire, il y a toutes sortes de maladies. De l'acromégalie, des gens atteints de macrostomie ou d'hypertrichose. Nous avons aussi une paire d'hommes-arbres. Il y a aussi deux personnes atteintes du syndrome d'Arlequin, en passant par les encéphalocèles, les méningocèles, le syndrome Treacher Collins ou celui de Sturge Weber. Bref, il y a ici toute une collection de rebuts de la société. Généralement nous ne nous adressons pas trop la parole quand c'est la journée de la sortie. Parfois des bagarres éclatent pour pas grand-chose, un regard de biais ou une langue qui a fourché. Alors que beaucoup l'appréhendent, je suis de celles qui considère cette journée comme une libération. Notre seule chance de voir le ciel et de toucher la terre. L'air emplissant les poumons abîmés, c'est un véritable délice.

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