Crédulité morbide
L'employé de mairie se racla la gorge et prit le temps de jeter un coup d'oeil à la pathétique petite assemblée présente devant lui. Tous étaient très tristes. Normal, pour un enterrement. De ce qu'il avait compris, ce type (un certain Marie-Levain) était une sorte de héros dans sa famille, et cela expliquait sans doute pourquoi des personnes aux liens très éloignés étaient tout de même venues assister à ce dernier hommage, ce qui constitutait finalement un groupe relativement conséquent.
Cette analyse n'ayant duré qu'une poignée de secondes, l'employé baissa les yeux et s'apprêta à lire la déclaration posthume du défunt. Il sursauta en croyant entendre un générique. Mais tout était silencieux et il commença.
« Ma chère famille,
Je me doutais que ce jour viendrait, sans que vous vous y attendissiez. J'espère que l'usage du subjonctif imparfait vous plaît. J'espère aussi qu'il n'est pas arrivé trop tôt non plus (ce jour, pas l'usage du subjonctif). Mais avec la nouvelle vie que j'avais désormais décidé de mener, cela était inévitable. Ou c'était inévitable, je crois que c'est moins maladroit. S'il vous plaît, ne m'en voulez pas. Pour la vie que j'avais décidé de mener, pas pour la tournure maladroite et pas non plus pour la répétition. Bref. Revenons-en au triste sujet qui nous rassemble. Enfin qui vous rassemble, mais bref.
Je vous remercie pour votre soutien, il fut ma première source d'inspiration. Je n'en attendais pas moins de vous, de la même manière que vous n'en attendiez pas moins de moi, même si je vous cause du chagrin aujourd'hui. Profitez de ce paragraphe, il est le seul à être à peu près normal, exception faite de mes explications à son sujet qui en font à présent la moitié, ce qui est fort décevant quand on y regarde à deux fois. Voilà, là ça fait pile la moitié.
Nous pensions être une famille ordinaire. Nous pensions que rien de glorieux ne pouvait nous arriver. Les exemples ne manquent nullement parmi nous, et j'aimerais profiter de ce moment que, j'en suis sûr, vous employez à vous recueillir, pour honorer la mémoire de certains de nos chers proches partis trop tôt. Ils auraient été fiers de voir ce qu'il m'est advenu, de voir que quelqu'un, enfin, a su prouver que les rêves que l'on nous vend sont possibles et que nous n'avons aucune raison de ne pas faire pareil.
Mais il faut bien admettre qu'avant moi, notre famille essuya des revers fatals, que nous allons aborder sans plus attendre. Je sais, c'est triste. mais après tout, si vous êtes venus pour moi, alors soyez déprimés un peu pour eux aussi. Un peu de gentillesse. Et puis au fond il avaient assez tort de faire tout ça, comme vous vous en rendez compte maintenant.
Tenez, rappelez-vous donc ma cousine Rosette. Rosette avait absolument tenu à sauver une fillette et son chien du plus grand incendie que l'Amazonie ait jamais connue, il y a de cela trois ans (personne n'avait été fichu de le prévoir, à part un pauvre type que personne n'avait écouté). Eh ben elle était morte. la pauvre, elle pensait qu'à la dernière seconde, quelque chose se passerait et la sortirait des flammes. Elle avait sacrément surestimé la durée de suffocation moyenne d'un individu adulte, pour sûr. Qu'on ne m'avise plus (enfin qu'on ne vous avise plus plutôt, vu qu'on ne risque plus de m'aviser quoi que ce soit) de dire que l'héroïsme altruiste paie.
Alphonse ! Alphonse, ce cher oncle qui me raccompagnait toujours à la maison dans son flambant bus scolaire ! il me disait toujours que son bus était tout ce qu'il avait, et qu'il ne le laisserait jamais tomber. Il aurait pourtant dû, quand une série d'événements fortuits provoqua sa chute dans un ravin. Certes, Alphonse avait eu une ou deux minutes, mais il avait certifié à ses quelques passagers paniqués que quelqu'un viendrait le sauver. Un hélicoptère, un camion, bref, n'importe quoi qui pût préserver son bus de la ruine. Enfin, au moins Alphonse put à cette occasion honorer sa parole. D'une certaine manière, il fut celui qui réussit le mieux à parvenir à ce rôle.
N'oublions pas ce noble Jean-Gérard qui à l'occasion d'une soi-disant histoire d'espionnage international décida d'aller lui-même dans des locaux d'une base militaire en « mission secrète ». Il avait étudié le désamorçage des bombes et des mines avec un copain geek. Dommage, ça n'a pas suffi face aux défenses élémentaires d'entraînement du terrain environnant la base. Jean-Gérard... Ton petit-fils, ne t'oublie pas.
Cela dit, son frère, mon grand-oncle Jules-Jules n'était pas mal non plus, et ses espoirs se réalisèrent alors qu'il s'y atendait le moins ; comment pouvait-il avoir un différend avec la mafia ? Souvenez-vous de son courage indicible face à ses poursuivants sur une petite route escarpée du littoral. Enfin justement, il était pas vraiment face à ses poursuivants. Quoiqu'au fond, eux étaient face à lui, vu que leur face était dans sa direction, mais pas lui qui ne les regardait pas donc, euh... Enfin, ils se faisaient à moitié face, quoi. Bref. Face ou pas face, ça l'a pas empêché de finir en tonneau et surprise, il est mort. Fichu coup du sort, il fallait que ça arrive. Et pourtant, les gens réussissent toujours ce genre de choses ! Certes, pas à garder la voiture indemme, non. C'était prévu ça. Mais ne pas survivre à ce genre d'accident ? Etre capturé, à la rigueur. Voire même subir un petit séjour à l'hôpital, mais mourir sur le coup ? Incompréhensible. C'est surtout le pied que les poursuivants mafieux de Jules-Jules se soient révélés être des touristes maliens qui s'étaient perdus et qui ne voulaient pas perdre de vue la voiture française. Il était mort pour rien, comme les autres.
Germaine-Candice avait elle aussi tentée de s'octroyer un tant soit peu d'extravagance. Ma petite soeur avait trouvé une maison reculée dans les tréfonds du Limousin sauvage, et plus exactement dans un marécage. Persuadée de mettre au jour un monstre hantant ces lieux maudits (si l'on en croyait sept minutes trente de recherche Internet), Germaine-Candice s'était aussitôt rendue sur les lieux avec un ami qu'elle avait chargée d'attendre à l'extérieur. Ne la voyant pas revenir, il finit par s'aventurer dans le taudis inquiétant au petit matin, ma soeur s'y étant rendue de nuit pour mettre toutes ses chances de son côté (chances de quoi au juste, voilà quelque chose à méditer en attendant la fin de mon digne enterrement). Le corps de Germaine-Candice fut retrouvé deux mètres sous le plancher pourri et en l'occurrence détruit de la mansarde, ce qui ôta tous les espoirs de grandeur posthumes de ma chère soeur.
Suzy enfin. Ma bonne vieille tante par alliance. Sa tentative à elle fut éclatante de courage et d'originalité. Elle destinait son enfant à de grandes choses, et elle était prête à tous les sacrifices pour cela. Pressentant qu'un danger immense allait s'abattre sous peu sur elle, comme par exemple le cumul de termes opposés en une pauvre phrase, Suzy prit son nouveau-né et le déposa sur le champ sous un buisson (il était temps, car le cumul revenait) de la forêt voisine, espérant qu'une bonne âme le sauverait, ou même que des animaux le prennent en amitié. En cela elle fut doublement déçue, car d'un côté le cumul de mots se révéla sournoisement inoffensif pour elle et donc pour son gosse, mais aussi et surtout parce que la charmante famille de renards qui vivait près du buisson précité laissa avec une curiosité circonspecte le bébé décéder de froid (nuits fraîches en janvier). C'est ainsi que Suzy, rongée par le remords, décida de mettre un terme à ce qu'elle pensait n'être qu'un personnage secondaire, au vu du sort dramatique de ce qui devait être le personnage principal. Eclairage bienvenu pour ma famille que j'aime : le personnage principal c'était le bébé. Le personnage Suzy. Et je dis bien c'était car elle alla s'exiler au Kamtchatka et y trépassa rapidement de froid elle aussi (nuits fraîches même en avril).
Et après tous ces malheureux, moi. Je ne peux pas réellement prendre la grosse tête face à vous, ma chère famille, d'une part parce que je suis mort, et d'autre part parce que je ne suis pas à proprement parler en face de vous, mais plutôt en face des oiseaux, enfin si des oiseaux volent en ce moment. Mais force est d'admettre que j'étais l'élu, le choisi, le désigné quoi. C'est fou quand on y pense. Et dire que je n'avais rien fait de spécial pour en arriver là. C'est la providence qui m'a fait ce don, alors que j'aurais dû mourir ! C'est la preuve que toutes leurs tentatives étaient plus que foireuses, sans vouloir être offensant. Si je l'ai été, restez chers membres de notre famille. Le lecteur de mes paroles doit rester en bonne compagnie. Bref, toujours est-il qu'il m'est arrivé quelque chose d'incroyable, vous le saviez.
Et c'est pour cela que j'ai décidé de mener cette vie pleine de dangers. J'espère que les exploits qui auront mis en émoi la populace, la presse et les autorités vous empliront de fierté quand vous réaliserez que derrière ce héros, il y avait moi, Marie-Levain. Tandis que tous les membres de notre famille avaient péri lamentablement en tentant d'accomplir des actes dignes de considération, je fus épargné alors même que je ne demandais rien à personne.
Alors ne me pleurez pas trop. N'oubliez jamais qu'avant de sucomber lors de je ne sais quel combat ou sacrifice, j'aurai su être ce que personne dans notre malchanceuse famille n'était : un héros au sens le plus commun du terme. Bon certes, j'ai commencé par passer des mois à l'hôpital, mais tous les personnages importants ont des revers, au début de leurs héroïques aventures.
Tout de même, avoir survécu après avoir été foudroyé par un éclair lors d'un orage, fallait le faire. C'était bien la preuve que j'étais destiné à détenir des supers-pouvoirs en rapport avec l'eau et l'electricité, non ? »
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