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INTERMÈDE

Juillet 1960, Cliffwalk-On-Sea.

Dans le salon, un peu à l’étroit, je commence par énumérer à mon interlocuteur les premiers faits à l’origine de cette affaire. Il écoute d’un air stoïque mon exposé. Lady Alice Wintersley quitte Cliffwalk House dans la nuit du 21 au 22 juillet 1936, elle prend le train pour Londres l’après-midi suivant afin de retrouver son demi-frère déshérité, lord William Theophile Wintersley qui a repris à cette date le nom de famille de sa mère et se fait appeler Theophile Hattier, comme son grand-père. Le frère et la sœur sont soudés face aux abus paternels, et Theo accepte d’héberger Alice dans son appartement. Je vois la mine de l’inspecteur Copper se froisser comme si un détail le contrariait. Il réprime un soupir. Je l’interroge du regard.

« Vous tirez des conclusions hâtives, m’explique-t-il. Liam et lady Alice n’avaient plus aucun contact depuis 1929.

— Lady Alice ? Je suis surprise que vous l’appeliez ainsi malgré votre familiarité.

— Il est vrai que j’étais un de ses proches amis comme je l’étais pour Liam quand nous étions plus jeunes, mais je l’ai toujours appelée par son titre, et je l’appellerai toujours ainsi. Je ne lui enlèverai pas le respect qui lui est dû et que je lui porte, peu importe l’opinion publique et les qu’en-dira-t-on. De ce que je peux vous affirmer, moi qui les ai connus bien avant cette histoire, c’est qu’ils ne s’entendaient pas lorsqu’ils étaient enfants. Il y avait beaucoup de conflit, de rivalités fraternelles, et ils se montraient parfois terriblement odieux l’un envers l’autre.

— Vraiment ? demandé-je surprise. Alors pourquoi lady Alice a-t-elle voulu revoir son frère ?

— Sa démarche étant similaire à celle que lui avait entreprise à seize ans, elle a pensé qu’ils pourraient s’entendre sur le sujet même s’ils ne s’appréciaient pas.

— Et comment s’y est-elle prise, pour le retrouver ? Elle est partie dans l’idée de lui demander de l’aide, non ? Elle n’a pas quand même fait le voyage jusqu’à Londres sans avoir la moindre idée de l’endroit où le trouver ! »

Il baisse la tête et affiche un air coupable. Cette réaction me porte aux combles de l’étonnement. Il marmonne comme s’il regrettait d’avouer :

« Je suis allé lui rendre visite le 21 juillet. »

La date me laisse sans voix. Je le dévisage sans comprendre et bredouille :

« Mais c’est la veille de son départ pour Londres ! Que faisiez-vous là-bas ?

— Vous savez, lady Alice était la petite sœur de mon meilleur ami. Alors, même s’il n’était plus là, elle et moi continuions de nous croiser au village. Il était loin, mais nous étions encore là. Et moi, je pouvais voir comme elle était une enfant solitaire, encore plus depuis le départ de son frère. Nos rencontres le dimanche à l’église l’enchantaient : elle était ravie de trouver quelqu’un avec qui discuter. Je la vis grandir au fil des années. Et changer aussi. Alors, quand j’appris au début du mois de juillet qu’elle avait fait une mauvaise chute, je décidai de me rendre à son chevet. Plusieurs fois, j’y retournai. Ensemble, nous évoquions parfois l’époque où Liam vivait encore à Cliffwalk House. C’est là qu’elle me demanda si j’avais encore des contacts avec lui, et je lui parlai de notre correspondance. Elle avait duré pendant les trois années que Liam avait passées à Eton. Il m’avait tenu informé de son intention de quitter la famille et des démarches qu’il entreprenait pour prendre son indépendance. Je savais qu’après sa répudiation en 1931, il avait quitté Eton et trouvé du travail au Weekly Herald pour subvenir à ses besoins malgré l’argent de son héritage maternel. Je le sentais cependant de plus en plus distant au fil des lettres. Notre correspondance s’interrompit tout net en septembre. Je n’eus plus de nouvelles de lui les cinq années suivantes. Lady Alice avait probablement déjà songé à s’enfuir avant ma visite, mais je crois que c’est à ce moment-là, au cours de notre conversation, qu’elle décida de retrouver son frère. Elle me demanda si je savais où se situaient les bureaux du Weekly Herald. C’était là-bas que j’avais envoyé mes dernières lettres à l’attention de Liam Wintersley. Je connaissais l’adresse et la lui griffonnai sur un papier, mais c’était la dernière information dont je disposais. Il ne m’avait pas donné son nouveau nom avant de disparaître complètement. Pour repartir de zéro, il avait rayé de sa vie tout ce qui le rattachait à son passé, il m’avait effacé comme il avait effacé sa sœur, il ne voulait plus rien avoir affaire avec tout ce qui était mêlé de près ou de loin à son père. Liam Wintersley était mort, Theo Hattier était né. Alors, lady Alice ne fut pas aussi bien reçue que vous le supputez…

— Mais la plupart des témoignages que j’ai recueillis rapportent entre eux une grande complicité !

— Mais la plupart des témoignages que vous avez recueillis ont été recueillis bien après le scandale. Les gens ont diabolisé et exagéré à outrance leur connivence.

— Vous dites qu’ils n’étaient pas complices ?

— Non, je dis seulement qu’ils ne l’étaient pas à l’origine, mais je ne dis pas qu’ils ne peuvent pas l’être devenu.

— On raconte que leur premier rapprochement survint au Café Anglais, où ils ne se reconnurent pas, lui utilisant le nom de Theo Hattier, elle se faisant passer pour Carole Liddell. Vraisemblablement, selon certaines déclarations, ils se seraient embrassés ce soir-là. Mais nul ne sait exactement quand l’inceste fut consommé.

— Le soir même, répondit Mickaël Copper sans hésiter. À la sortie du Café Anglais, ils se rendirent tous les deux au Midnight Flowers où lady Alice logeait. »

J’écarquille les yeux. Cet homme devant moi sait des choses que seuls les intéressés peuvent savoir. Et quelle révélation !

« Vous me dîtes qu’ils auraient commis l’inceste sans en avoir conscience ?

— C’est cela… »

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