2.2.1

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XVII

Depuis le premier août, le secrétariat de miss Kelly avait été assailli par tout le personnel du Weekly Herald. Certes, la bouilloire électrique et la boîte à biscuits constituaient toujours une excellente raison de s’y inviter, mais le poste de TSF, cette fois, l’emportait largement. Les Jeux olympiques qui se déroulaient à Berlin, en plein territoire fasciste, préoccupaient la gent masculine. Ils espéraient non seulement des médailles de la délégation britannique, mais s’inquiétaient aussi d’Hitler qui présidait l’évènement et en discutaient avec animation. Leur faconde insupportait miss Kelly. Elle les entendait du matin au soir avec en bruit de fond, le bourdonnement de la radio qu’elle ne pouvait absolument pas éteindre sans provoquer aussitôt une insurrection.

Autant dire qu’elle n’était pas au mieux de sa forme ces derniers temps. Ses sablés disparaissaient en totalité de leur boîte avant même qu’elle ait le temps de la réapprovisionner. Les chaises et les tabourets encombraient tant la pièce qu’elle ne pouvait même plus circuler pour aller récupérer ses dossiers. Il y avait même des petits malins qui stockaient des bières dans ses casiers. Aussi se croyait-elle métamorphosée en serveuse de pub quand on lui hélait : « Hey miss Kelly, n’auriez-vous pas vu l’ouvre-bouteille ? » avec un accent cockney. C’était le pompon, mais les hommes du Weekly Herald savaient la suborner. Quelques mots doux, des flatteries sur sa nouvelle coiffure, sa belle gorge, un peu de conversation sur des histoires de cœur, suffisaient à la faire fondre. Il faut dire qu’elle souffrait de célibat depuis trois mois et ne s’y habituait pas. Avoir plus d’une dizaine d’hommes, de tout âge et de tout genre, aller et venir sans cesse dans son secrétariat et papillonner autour d’elle, constituaient pour son cœur de jeune femme une source d’émoi intarissable.

Le public dans la majorité déchantait beaucoup face au résultat décevant de leurs compatriotes. Seul Dickie Dick exultait. Les victoires de Jesse Owens, d’Archie Williams et de John Woodruff, trois coureurs afro-américains, exaltaient la victoire raciale du peuple africain sur l’aryanisme nazi et, par procuration, le couronner de gloire. Il se pavanait comme grand vainqueur de ces Jeux olympiques. C’était pénible, il faut l’avouer, pour l’ensemble des Anglais ici présents qui se désespéraient d’obtenir une médaille. Les Allemands par ailleurs répondirent aux attentes de leurs nombreux supporters à domicile en s’illustrant dans les épreuves d’athlétisme et de gymnastique. Ce n’était pas fini, mais ils tenaient déjà le haut du podium au grand dam des hommes du Weekly Herald, pour la plupart antifascistes, qui voyaient dans chaque succès allemand, un succès nazi. Aussi, beaucoup soutenaient les Américains, seuls véritables challengers des Germains, dans la course aux trophées.

Dickie Dick espérait encore le triomphe de l’équipe indienne de hockey sur gazon, sensationnelle selon ses dires, tandis qu’O’Neill suivait par habitude les épreuves de natation. Theo leur tenait compagnie par consensus social. Ses attentes étaient basses, son dépit haut. Au vu de la compétition, plutôt que de s’énerver d’un énième échec contre lequel il ne pouvait rien, il aurait préféré tout bonnement retourner travailler. Enfin, les collègues ramenaient deux grosses cruches pleines de bière du pub d’à côté. Finalement, il y avait du bon dans les Jeux olympiques. Comprenez, il fait chaud en été, surtout en complet, parqué dans la même pièce que dix ou douze forcenés. Affalé dans sa chaise, la veste suspendue au dossier, les jambes écartées, avec le jour extérieur qui lui cuisait l’entrecuisse à l’étouffée, le jeune homme se sentait mourir de déshydratation. Il s’inquiétait de savoir si sa sœur avait pensé à déposer le linge sale à la blanchisserie. Il avait oublié de le lui rappeler. Elle aimait trop flâner dans Londres toute la journée pour s’en soucier. Installer le téléphone, en voilà une bonne idée.

« Psit, Theo ! Voulez-vous un cookie ? lui demanda miss Kelly. Ils viennent de mon sac. Du fait maison. Je ne les remettrai pas dans la boîte sinon ces goinfres vous tout dévorer en un rien de temps. »

Au sourire pimpant qu’elle lui adressait avec ses pommettes toutes gonflées, il accepta d’emblée de peur de la vexer, mais il espérait surtout un peu de cette bière qu’O’Neill, toujours serviable, était en train de distribuer. D’un coup d’œil implorant, il appela sans un mot le géant écossais à sa rescousse.

« Tous les gobelets ont été utilisés. Je vais voir si quelqu’un a fini son verre sinon il faudra que tu attendes », lui lança O’Neill.

Il revint quelques secondes plus tard armé d’un contenant et servit à Theo sa ration. Dickie Dick les rejoignit d’un pas sautant, son verre à la main.

« Bien, on a fini premier de la poule en cent mètres dos, informa O’Neill. Après la finale du quatre cents mètres nage libre aura lieu tout à l’heure, mais j’ai des doutes, les Japonais sont forts…

— Theo, tu ne suis pas la compétition de boxe ? s’enquit le jeune métis.

— C’est les Jeux olympiques, répondit-t-il d’un ton las. Puis nos boxeurs sont loin d’être bons cette année. Donc, je ne me fais pas trop d’illusions.

— C’est vrai ! Les Américains n’ont même pas envoyé Joe Louis. Je ne suis pas fan de boxe, mais lui je l’aime bien.

— Parce qu’il est noir et qu’il a terrassé Schmeling ? Soit, il est bon, je te l’accorde, mais c’est un pro et on n’envoie pas de pro aux Jeux olympiques… Et puis, soyons honnête : il aurait mieux valu ne pas aller du tout en Allemagne pour exprimer notre désaccord avec le régime nazi. Mais au lieu de ça, on est là, à se désespérer de les vaincre sur leur propre terrain. Dans les faits, c’est humiliant !

— Où est donc passé ta combativité ? s’étonna O’Neill.

— Je crois que j’ai un peu trop puisé dans mes réserves ces derniers temps…

— C’est vrai qu’en ce moment, tu as l’air fatigué, observa Dickie Dick.

— Sûrement une fille ! suggéra, les yeux brillants, miss Kelly.

— C’est Baby qui t’éreinte comme ça ?

— Pas vraiment.

— Ne me dis pas que tu t’es trouvé une nouvelle fille !

— Non, j’ai simplement quelques soucis… de famille.

— Oh ! La famille, ce n’est jamais facile à gérer. Tu veux en parler ?

— Pas pour le moment, mais merci, Dickie Dick.

— Comme tu voudras ! Je remonte à l’étage finir diligemment mon travail. Je voudrais être chez moi pour le match de hockey. Et j’espère retrouver une charmante demoiselle pour le thé. Au besoin, tu sais où me trouver. »

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