2.2.4

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Il s’interrompit. La clochette de la porte d’entrée venait de tinter. Une silhouette de femme maigre à la démarche dégingandée s’introduisit dans le pub. Pete cria en sortant de derrière son comptoir :

« C’est fermé !

Porca Miseria ! Il fait une chaleur à crever dehors ! Tu sers déjà ces deux-là et moi, tu ne me sers pas ? C’est qui qui te ramène des clients pour ton business d’en bas ! »

Pete se planta au milieu de l’allée, les mains sur les hanches tandis que la femme avançait, chancelante sur ses hauts talons, dans une tenue débraillée, avec des mèches de cheveux en bataille qui flottaient au-dessus de son crâne. Sa robe portefeuille, courte et légère, mal nouée à l’intérieur, s’ouvrait sur le côté et exhibait à chaque pas un bas de rayonne roulé au-dessus du genou. Elle se planta, tête basse, en face de Pete et lui asséna de toutes ses forces, le bras bien tendu, un coup de poing en plein cœur. Il demanda :

« Il est où ton mioche ? »

Rezia releva sa figure ravagée. Son maquillage en ruine plombait les poches qui ourlaient ses yeux fatigués.

« Je l’ai lâché chez Carmen. »

Pete soupira et se décala pour la laisser passer. Ce fut à ce moment-là qu’elle reconnut Theo et qu’il la reconnut.

« Tiens, le frère prodigue ! J’ai vu ta sœur chez Carmen ce matin. »

Le jeune homme bondit du tabouret.

« Vous ! C’est à cause de vous si elle est restée traîner dehors après minuit ! Vous n’avez plus intérêt à l’approcher ! Je vous préviens, la prochaine que vous l’entraînez dans vos soirées, je vous tue ! Je ne plaisante pas ! Je vous tue !

— Faut vous calmer ! Je ne lui ai pas dit de venir, c’est elle qui a voulu. Elle ne connaît personne, ici, elle n’a rien à fiche de toute sa journée, et vous n’êtes jamais là, à ce qu’il paraît.

— Ça ne vous donne pas le droit de l’emmener boire avec vos clients ! Ce n’est qu’une gamine de seize ans, bon sang !

— Comme vous dites ! Elle a seize ans ! Qu’est-ce vous croyez ? Qu’elle va rester tout le temps enfermée à attendre gentiment que vous rentriez ? Elle en a marre de vous, la petite. Tellement marre qu’elle cherche par tous les moyens à se tirer ! Pas étonnant ! Quand je vous vois, je comprends ! On dirait un maquereau ! »

Ces paroles firent à Theo l’effet d’un coup de poignard dans le dos. D’abord Dickie Dick qu’elle revoyait en cachette, et maintenant ça ! Elle prévoyait de filer en douce de chez lui alors qu’il l’avait accueillie, en dépit des risques qu’il encourait, en dépit des ennuis qu’elle lui causait, il souhaitait seulement l’aider, parce qu’au fond, il espérait, naïf qu’il était, profiter de cette chance que le destin leur offrait pour essayer de rattraper cette relation foireuse qu’ils avaient. Parce qu’il tenait à elle, tout bêtement. Mais ça, elle s’en contrefichait. Elle préférait lui faire un enfant dans le dos avec Dickie Dick. Il agrippa Rezia par le froufrou du col.

« Que vous a-t-elle dit exactement ?

— Hé là ! Bas les pattes, l’animal ! »

Rezia tenta de le repousser, mais il la maintint par le bras.

« Bordel ! Dites-moi ce qu’elle vous a raconté !

— Espèce de taré ! Lâche-moi ! »

Theo la secoua, et Rezia hurla à l’assassin. Les frères Wiggins vinrent à sa rescousse. Elle jurait après lui comme un charretier, pendant que Rob tentait de le convaincre de lâcher l’affaire et de le suivre au sous-sol. Pete resta à réconforter la prostituée éplorée qui, en état de choc émotionnel, lui expliquait avec son sens aigu du tragique à quel point elle avait vraiment besoin d’un bon verre pour se consoler.

Theo tremblait de rage quand il s’enfonça dans le maigre escalier en pierre, dangereusement escarpé, qui débouchait sur une grande salle au plafond bas. Les poutres apparentes qui le quadrillaient reposaient leur charpente sur des piliers de soutènement en pierre. Quatre d’entre eux servaient à délimiter la surface non homologuée du ring à l’aide de cordages tendus d’un bout à l’autre. Des sacs de sable ligotés tout autour d’eux, utilisés comme rembourrage, protégeaient de leurs angles dangereux les pugilistes et servaient à l’entraînement de défouloir. Une toile de jute, tendue raide sur le sol de terre battue, tapissait l’aire de combat. À proximité se trouvait une table où trônait la grosse cloche en laiton fixé sur un support de bois qui donnait le coup de gong des rounds. Le long des solives couraient de multiples câbles électriques, au bout desquels pendait parfois une ampoule nue. La moisissure poussait autour de grandes fissures telles des fleurs noires écloses le long de fines lianes grimpant sur les murs plâtreux. Dans le fond de la salle s’amoncelaient des bancs et des tabourets, empilés les uns sur les autres.

Charlie se tenait juste devant, en compagnie d’un punching-ball rond qui se balançait gaiement au bout d’une corde. C’était un petit brun trapu qui boxait comme ses deux copains en poids moyens. Les jeunes gens se saluèrent d’une poignée de main amicale et commencèrent à échanger quelques banalités tandis que les nouveaux arrivants se mettaient en tenue, sans prendre la peine de se dévêtir dans le local prévu à cet effet qui empestait la fosse d’aisance. Rob ouvrit une grosse caisse et balança à Theo une paire de gants.

« Va te défouler sur un sac, ça te permettra de retrouver des sensations. Après, prépare-toi ! Je t’attends de pied ferme !

— Qui va compter les points ? railla Theo. Je ne le fais pas quand je me bats et toi, je sais que tu triches avec ça !

— Oh ! Oh ! Aurais-tu peur de moi ? fanfaronna Rob en dansotant d’une jambe sur l’autre, la garde déjà prête au combat.

— Dans tes rêves !

— Je peux, moi, fit Charlie. Après, on fait chacun son tour.

— Tu sais compter les points maintenant ?

— Bah, ouais, écoute, il fallait bien que j’apprenne un jour. »

Seulement vêtu de son caleçon et de gants de boxe, Theo frappa à nouveau un sac de sable, comme il ne l’avait plus fait depuis des années. Alice était réapparue dans sa vie et elle avait ramené dans ses valises quantité de souvenirs qu’il pensait enterrés. Son passé lui revenait, sa rage oubliée lui revenait, tout comme la mémoire du geste, cette façon de frapper ancrée dans ses muscles, qui le hantait. Il rejouait encore et encore ce combat, le combat de sa vie, déjà perdu cent fois.

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