2.3.3

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Liam affronta son père, mais dès les premières secondes, les sautillements habiles de ce corps adulte et musclé en face de lui le déconcertèrent. La différence de taille entre eux l’impressionnait. Jamais son père ne lui parut si colossal. Les chances de le toucher au visage étaient quasi nulles, quant au buste, une garde maintenue plus basse que d’ordinaire le protégeait. Incapable de savoir où frapper, il se médusa, et après quelques secondes d’observation perplexe, il risqua enfin un premier assaut : il frappa, le duc esquiva d’un pas, il recommença, le duc aussi. Son père le promena ainsi, en reculant simplement sur le tapis : il décrivait des cercles sur la surface rouge et or du ring, faisait tourner en rond son fils et s’en amusait. Il disait : « Raté ! » à chaque tentative infructueuse et ricanait. Le jeune lord s’énervait, et à mesure frustration augmentait, son rythme accélérait. Il enchaîna les coups de plus en plus vite, et même avec les deux bras à la fois, si bien qu’il s’épuisa en trente secondes. Ses poings ne frappèrent plus, ils tombèrent seulement. La première reprise se déroula ainsi : le fils tendit son bras de toute ses forces vers son père sans jamais le toucher, il était toujours un millimètre trop loin d’y parvenir, exactement comme Dieu et Adam, sur le mur de l’entrefenêtre juste en face de lui, séparés pour l’éternité d’un blanc infime, mais éloquent.

Le jeune lord n’avait pas complètement récupéré du premier round que le second commença, mais il avait mis à profit ce laps de temps pour clarifier ses idées et réfléchir à une stratégie. Cette fois-là, il ne se précipita pas, il feignit de frapper d’un côté, pour frapper de l’autre et enchaîna des attaques latérales à ses habituels assauts frontaux. Cette nouveauté eut pour effet d’obliger le duc à émailler un peu sa technique défensive, il ne se contenta plus d’esquiver, il bloqua aussi. Durant cette reprise, Liam travailla ses mouvements et proposa quelques essais ingénieux, mais la position de son corps trahissait ses intentions. Son père l’observait attentivement et critiquait :

« Tu es trop lent ! Qu’est-ce que c’est que c’est que ces guiboles de coton ? Allez remue-moi un peu tout ça, mon grand ! »

Et le fils apprenait à imiter le jeu de jambes du modèle paternel, il gagnait en vitesse et en agilité. Le duc continuait de corriger sa technique :

« Ton poing, dans l’axe de l’épaule ! Une fillette frapperait mieux que toi ! Ne te penche pas comme ça ! Tu vas embrasser le tapis. »

Ce qui ne manqua pas d’arriver. Le duc fit un bond en arrière pour esquiver son fils qui, emporté en avant par son propre élan, se vautra par terre. L’éminent aristocrate éclata de rire, un rire sonore et franc comme il en avait rarement.

« Est-ce donc là, tout ce dont tu es capable, fiston ? »

Liam se releva péniblement. Les mains appuyées sur ses genoux, il haletait, incapable de se redresser tant les forces lui manquaient. Il avait tout donné, il s’était surpassé, et pourtant…

« Tiens-toi prêt. Le dernier round va débuter. C’est ta dernière chance. Ne la laisse pas filer. Et n’oublie pas, ce n’est pas le tapis qu’il faut viser. »

Cette raillerie irrita le jeune lord et ranima sa combativité. La frustration le faisait écumer de colère, et les lèvres retroussées, les dents serrées, le menton rentré, il respirait d’un souffle ronflant et fixait son père, les yeux révulsés, attendant comme un chien enragé, le coup d’envoi de cette dernière reprise. Lorsque le combat recommença, Liam s’élança avec tant de fureur que son père, en l’esquivant comme un torero de corrida, l’envoya s’encastrer dans les coussins du salon de cuir rouge. Le duc ne put s’empêche de s’esclaffer devant cette tentative absolument grotesque.

« Que nous fais-tu là ? Tu te prends pour un taureau ? Allez, du nerf ! Ce n’est pas le moment de faire une sieste dans le canapé. »

Ces bravades répétées usaient à petit feu les nerfs du jeune garçon. C’était des coups sournois que son père assénait à son moral, auxquels s’ajoutaient ses échecs répétés et l’heure inexorable qui tournait. Le tic-tac de l’horloge résonnait, la pression montait. Liam consomma ses dernières ressources mentales. Il n’affrontait plus son père mais la fatalité tout entière. Il se battit, ou plutôt, se débattit tel un forcené, avec l’énergie du désespoir comme seul allié. Il ne fut plus question de frapper avec intelligence, la raison lui manquait, il fallait envoyer autant que possible de volées. Ses mouvements redoublèrent en nombre, en force et en vélocité, mais faiblirent en précision et en dextérité. Ses coups fulgurèrent dans tous les sens, ils assaillirent leur cible de part et d’autre, mais ses bras maigres ne rencontraient que le vide, sa rage de vaincre brassait de l’air, il s’emportait pour rien. Au moment où il pensait enfin pouvoir l’atteindre, la puissante main paternelle bloqua son front et le rejeta en arrière.

« Stop ! C’est fini, coupa le duc. Une minute de repos. Au prochain round, tiens-toi prêt, je ne me contenterai plus de défendre, j’attaquerai. »

Liam, exténué à l’issue de cette troisième reprise, vacillait sur ses jambes lorsque le combat reprit. Son père se tenait face à lui, avançant, reculant toujours aussi fringant qu’au début. Tous ses sens en alerte, le fils s’attendait à un assaut imminent, il viendrait oui, mais de quel côté ? La multiplicité des possibilités rendait fou d’angoisse son esprit imaginatif. Impossible pour lui de se décider à bouger dans un sens ou dans l’autre, alors il ne songea même pas à attaquer le premier. L’incertitude le plongeait, corps et âme, dans une de ces attentes où l’on sait pertinemment ce qui va se produire, sans jamais oser s’en persuader tout à fait, et comme en pareil cas, quand la chose survient enfin, on trouve encore le moyen de s’en étonner. Quand le coup surgit, le coup le surprit, et pourtant, il arriva de face : double jab du gauche à l’épaule, puis un lead du droit dans les côtes. Simple mais efficace, le jeune garçon tomba au sol et ne se releva pas. Les yeux exorbités de leurs cavités livides, il suffoquait en position fœtale. La violence du choc lui avait coupé le souffle, la douleur prit quelques secondes des nerfs au cerveau, puis elle se concentra en boule palpitante dans son abdomen et irradia tout son corps.

« …neuf, dix ! KO ! Bien, il est encore vingt ans trop tôt pour toi, fils. Mais tu es fort, tu t’en remettras. »

Le duc sortit de la pièce et abandonna son fils gisant sur ce grand tapis rouge sang. Ses yeux vitreux, cernés de noirs, ruisselaient de larmes. La sueur trempait son front et agglutinait sur ses tempes ses cheveux bruns. Sa bouche spumescente béait de douleur, le ronflement rauque et saccadé de sa respiration s’en épanchait, la souffrance l’étouffait. Le médecin arriva quelques dizaines de minutes plus tard et il fit conduire Liam au Southampton General Hospital. Il avait trois côtes fêlées et une contusion pulmonaire. Le jeune garçon ne retourna pas à l’école pendant un mois. L’année scolaire venait à peine de débuter. Il apprit peu après que son père, grand amateur de boxe, avait pratiqué cet art martial au collège, puis à l’armée. C’était un pugiliste aguerri.

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