2.5.1

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XX

L’incertitude et le manque de confiance en soi causaient depuis de toujours à ce jeune homme des angoisses chroniques. Aussi décontracté paraissait-il, aussi tourmenté était-il au fond. Le doigt pointé sur son plus vieux cauchemar, sa sœur avait mis en évidence ce qu’il redoutait : il devenait de plus en plus comme leur géniteur. En son for intérieur, il le savait. À force de craindre quelque chose, elle finit par arriver. Tous ceux qui avaient connu le duc plus jeune lui avaient dit combien ils se ressemblaient, combien cette similitude était frappante, combien il était bien le fils de son père. Mais il avait toujours vécu dans la dénégation viscérale de ce fait, il n’avait jamais pu l’admettre sans se sentir aussitôt privé de sa propre existence et de sa personnalité, il avait rejeté sa filiation comme si sa vie en dépendait afin d’acquérir son individualité. Autrement, il n’arrivait même pas à se voir comme un être humain, mais seulement comme un homoncule de cet homme, ou plutôt de ce monstre, un monstre de monstre, en somme. Et elle, elle l’avait forcé à contempler ce noir portrait, à affronter ce qu’il était, à plonger son regard dans les abysses de son âme, alors qu’au bord du précipice, devant ses ténèbres insondables, il risquait, pris de vertiges, d’y sombrer à jamais…

Elle savait pourtant mieux que personne, cette effrontée de petite sœur, qu’il valait mieux ne pas le provoquer, mais elle l’avait quand même rejeté face à ce monstre qu’il craignait, ce monstre que son père avait fait grandir, nourri de haine, de colère, de frustration, de tous les sentiments négatifs qu’il avait générés en lui. Cette bête avait le visage terrifiant de cet homme quand il le battait. Theo la gardait sous clef enfermée aux tréfonds de son être. Il la dissimulait à la vue de tous, et surtout à la sienne, se cachant d’elle comme il se cacherait de son père, mais même emprisonnée ainsi, même sous sédatifs, la bête continuait de le dévorer de l’intérieur. De temps à autre, il la sentait s’ébrouer, pousser un hurlement terrible et lui arracher un morceau de son humanité. Nul doute que lorsqu’elle l’aurait entièrement consommé, il ne subsisterait de lui que son créateur. Il en serait alors un double parfait.

Il avait réussi à fuir ce père en lui toutes ces années jusqu’à l’arrivée d’Alice. Elle le renvoyait à cette époque qu’il pensait révolue, déterrait des souvenirs, rappelait d’entre les morts Liam Wintersley, réveillait le monstre endormi en lui. Et ce faisant, elle faisait vaciller sa réalité présente, ce monde parfaitement équilibré qu’il avait structuré autour de l’identité de Theo Hattier. Comme un grain de sable dans l’engrenage qui faisait tout dérailler, Alice défiait sa logique, ébranlait les fondements de sa pensée et remettait en question tout ce en quoi il croyait. Il se heurtait à cet être exogène, si différent de lui, qui le projetait, ouvrant une à une des portes insoupçonnées, dans un monde plus grand et fluctuant, infiniment changeant. Tout cela alimentait une source intarissable d’anxiété qui lui renvoyait une image de lui-même moins rassurée et moins rassurante. Il découvrait des choses sur lui qu’il n’aurait pas suspectées si elle n’était pas venue les lui révéler. Ses barrières morales qu’elle l’amenait à outrepasser, il les avait développées par nécessité pour sa sécurité, alors franchir l’une d’entre elles, c’était comme sauter dans le vide : un acte suicidaire et dénaturé.

Prostré comme il était, après cette regrettable dispute, il cherchait encore à comprendre comment ils en étaient arrivés à s’embrasser. Pour comble d’épouvante, tandis qu’il repassait cette scène cauchemardesque dans sa tête, il éprouvait quand même de la douceur à y resonger. Pourtant, il s’était comporté comme une vraie brute, il n’aurait pas souhaité maltraiter ainsi même la dernière des putains, alors elle… Certes, elle n’était pas innocente, et elle l’avait aguiché plus d’une fois, mais elle restait sa petite sœur de seize ans, un âge qu’il était aussi prompt à oublier que leur lien de parenté dès qu’il laissait son regard un peu trop traîner. Enfin, ils n’étaient plus des enfants, aucune raison ne pouvait justifier une bagarre aussi puérile. Tout avait démarré lorsqu’il l’avait aperçue en compagnie de Dickie Dick. Il s’était senti trahi, encore plus après ce que Rezia lui avait dit. Elle voulait s’en aller, et il s’était aussitôt demandé si elle projetait de s’enfuir avec son ami. Avec elle, même une idée aussi grotesque lui semblait plausible. Encore à l’instant, les desseins inconnus d’Alice et l’incertitude persistante sur la nature de sa relation avec Dickie Dick le tourmentaient. Il n’avait pas obtenu d’elle les éclaircissements escomptés, ou bien il n’avait écouté qu’à moitié ; enfin, il décelait dans ce baiser un début de réponse qui le satisfaisait.

Theo mit un nom sur ce qu’il éprouvait. C’était de la jalousie. Oh, il avait toujours été plus ou moins envieux de Dickie Dick. Le métis possédait une assurance, une candeur et une positivité qui lui échappait. Toutes ces qualités permettaient à son ami d’avancer dans l’échec et dans l’adversité avec un sourire niais, alors que lui, trébuchait au moindre problème, s’énervait contre lui-même, se frustrait, se minait au final et ne surmontait qu’à grand peine ses difficultés. Il doutait sans cesse de lui-même. C’était pour cette raison inavouée qu’il avait arrêté ses études à peine son baccalauréat obtenu, et par cette même logique, il restait avec Baby, bien qu’il sût pertinemment leur relation condamnée. Pourtant, les filles ne manquaient pas, les occasions non plus, mais il n’aimait pas se lancer dans l’inconnu quand il avait déjà une relation stable dans laquelle il se sentait en confiance. Même les aventures d’un soir lui tombaient dessus sans qu’il n’ait rien demandé. C’était tellement plus commode que de risquer de se prendre une veste dans une affaire mal engagée. Dickie Dick, lui, se donnait les moyens d’y arriver. Même s’il échouait, il y retournait sans crainte, et avec ce satané sourire, s’il vous plait ! Pour cela, Theo l’admirait autant qu’il le jalousait.

Alors quand il la vit, elle, avec lui, il se sentit profondément lésé. À cause de leur lien de parenté, il était hors de question qu’il sorte avec elle, et selon une logique très personnelle, il en avait conclu qu’il était hors de question que quiconque sorte avec elle. Mais il se trompait, Dickie Dick, contrairement à lui, pouvait très bien la courtiser, aucune loi ne le lui interdisait, alors que toutes les sociétés occidentales s’accordaient à prohiber l’inceste. Theo serait toujours coincé sur le banc de touche quand tous les hommes de la terre viendraient sous son nez tenter leurs chances auprès d’elle. Il avait eu la sienne, par erreur, et c’était sans doute la raison pour laquelle il n’arrivait pas à accepter de rester en retrait. Le problème premier provenait de ce désir qui gonflait, jour après jour, de tentations et de frustrations répétées. Il devait d’abord limiter son exacerbation, avant de chercher un moyen de le purger. Encore fallait-il qu’elle coopérât au lieu de passer son temps à le provoquer, elle n’ignorait pourtant pas l’effet qu’elle lui faisait, mais elle en usait et s’en amusait. Ça ne l’aidait pas du tout… même si, au fond, ça lui plaisait beaucoup.

Devant la difficulté à résoudre ses propres paradoxes, Theo se désespérait. Avec son penchant pour le déterminisme, il remontait l’enchainement de causes à effets pour comprendre ce qui, entre eux, avait bien pu déraper. Depuis leur enfance, certes, Alice et lui n’étaient pas un modèle de fraternité. Il la rencontra à l’âge de dix ans, elle en avait cinq, on ne devient pas frère et sœur du jour au lendemain. Ils eurent beaucoup de mal l’un, l’autre, à se considérer comme tel. L’apprentissage de la relation fraternelle, à peine débuté, avorta avec son départ en pension, et encore, le jeune lord l’avait tellement vécu comme une contrainte qu’il était resté jusqu’au bout réfractaire à cette idée. Ce fut au fil de sa scolarité à Eton, à des milliers de miles d’Alice, alors qu’il y repensait à tête reposée, qu’il commença peu à peu à l’accepter. Trois ans plus tard, il quittait la famille Wintersley, devenait Theo Hattier et perdait légalement sa petite sœur. Une nouvelle chance aurait pu leur être offerte, si seulement ils ne l’avaient pas gaspillée en couchant ensemble dès le premier soir. Leur relation fraternelle avait pris fin cette nuit-là. Et maintenant, entre eux, il y avait cette attirance sexuelle. À ce stade, c’était un fiasco irrémédiable.

Theo déprimait, il se sentait en grande partie responsable. Peut-être que s’il s’était conduit comme un véritable frère dès le début, il aurait reconnu sa sœur d’emblée au Café Anglais, il n’aurait pas éprouvé pour elle de désir, ni ce soir-là, ni depuis, rien de tout cela ne se serait produit. Mais il n’avait jamais su de quelle façon un frère devait se comporter. Par une sorte d’ironie du sort, ce fut en apprenant quel mot horrible était l’inceste, qu’il commença à éprouver envers sa sœur une précaution insensée. Theo alla au buffet se servir un verre de whisky tandis qu’il se remémorait cette anecdote saugrenue qui préfigurait, avec une intuition troublante, la scène qui venait de se jouer.

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