2.5.4

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Alice se rendit dans la cuisine dresser les assiettes, puis elle les porta au salon. Après avoir déposa celle de son frère sur le haut du piano droit, elle s’installa sans un mot, les genoux repliés sur le canapé. Les premières notes affleuraient, elles se cherchaient encore, à tâtons, du bout des doigts ; puis tout à coup, comme autrefois, il les enchaîna avec plus de doigté, plus de vélocité, comme si les accords lui revenaient au fur et mesure qu’il jouait, la musique affluait en lui et s’épanchait à la pointe de ses phalanges. Alice tressaillait à la moindre modulation de cordes pincées ; chaque sonorité résonnait d’un écho particulier, d’une couleur donnée ; et c’était comme si la musique parlait à son cœur dans un langage d’émotions et de teintes variées. Le musicien se faisait peintre et dessinait dans ses rêves des champs de fleurs bigarrés. Elle retrouvait avec émerveillement le pianiste immensément doué que son frère, pour elle, avait toujours été.

L’entendre jouer à nouveau la ramenait dix ans en arrière, durant ces instants où, oubliés des grands, ils profitaient de leur vie d’enfants et, avec le goût de la viande d’agneau, elle aurait cru entendre granny Mutton lui chuchoter : « Régalez-vous, ma lady », tandis que Dorothy et son frère l’avait encore une fois abandonnée au manoir pour gambader de leur côté. Contrairement à Theo, elle n’éprouvait pas tant de répulsion à songer à leur passé commun. Enfant, elle aimait l’écouter lorsqu’il jouait au piano à queue du salon chaque jour après l’école. Ce n’était pas grand-chose, mais elle était heureuse, juste comme maintenant.

Le morceau se finit. Son frère vint la rejoindre avec sa part, tout en grognant parce qu’elle avait posé ses pieds nus sur « son canapé ». Il lui intima de les retirer et la titilla un peu du bout de ses chaussettes aux motifs d’Argyle pour l’y forcer ; elle protesta qu’il risquait de renverser son assiette et contre-attaqua avec sa jambe en le repoussant de son côté ; et il laissa tomber. Au moment où elle avait appuyé ses orteils sur son tibia, il avait réalisé que tout ce qu’il recherchait, c’était un contact physique avec elle pour se rassurer, exactement comme au Café Anglais. Il se recroquevilla à une extrémité du siège, et ils grignotèrent à la bonne franquette, tous deux assis les pieds relevés sur les gros coussins de chintz. Alice lui posa, entre deux bouchées, des questions sur ses études de musique, et il lui confessa qu’il avait cessé de travailler les classiques peu après son départ d’Eton et ne les rejouait plus que très rarement. Maintenant, il s’amusait surtout à reprendre et à arranger des chansons de jazz.

Theo se remit au piano pendant qu’Alice débarrassait. Quand il la vit se rouler en boule dans le canapé, il songea que quelque part, elle n’avait pas changé. C’était la même fillette qui, dix ans auparavant, trouvait mille et un prétextes pour venir près de lui quand il jouait. Il avait appris le piano avec sa mère et, à sa mort, il avait continué en sa mémoire, mais au fil du temps, dans le salon du manoir, il avait fini par ne plus jouer que pour son seul public, sa petite sœur. Malgré son jeune âge, la fillette restait toujours calme et silencieuse à l’écouter, comme si rien d’autre ne lui importait. Encore aujourd’hui, il devinait sur son visage cet air perdu dans les nuages, comme un chérubin au réveil. Pour lui qui n’avait jamais osé dire à sa petite sœur qu’il l’aimait, la musique devenait un code secret pour lui transmettre cette tendresse qu’elle lui inspirait. Ce soir, comme autrefois, il jouait pour lui avouer tout ce qu’en mots, il n’avait pu formuler. Les notes de piano chantaient à sa place au creux de son oreille : un baiser est toujours un baiser, un soupir n’est qu’un soupir, seules les valeurs fondamentales demeurent et la musique toujours nous le rappelle, comme le temps passe

Bercée par la mélodie, Alice priait le temps de s’arrêter. La chaleur de tous ceux qui l’avaient un jour aimé semblait l’envelopper. Leurs bras se succédaient autour d’elle, et elle se sentait rajeunir au fur et à mesure qu’elle remontait le temps jusqu’à cet âge béni où, avec Penny, elle écoutait la berceuse que lui chantait cette vieille dame dans le fauteuil à bascule de sa chambre. Les dernières notes de Rêve d’Amour moururent au bout des doigts du pianiste, puis ce fut un silence désarmant. Theo se retourna. Un ange dormait à l’abandon dans son canapé. Le haut de son pyjama retroussé sur son ventre exhibait la morbidesse de sa chair endormie. Il resta quelques secondes à hésiter, puis il s’accroupit près d’elle, posa une main sur la peau chaude de son flanc et la secoua doucement. Alice s’étira paresseusement dans des draps invisibles, tout imprégnés de langueur sensuelle. Son regard cligna à la lumière, puis il flotta, désorienté, jusqu’au sien. Theo chuchota à son oreille d’une voix basse :

« Tu devrais aller te coucher, Sweetie. »

Elle acquiesça, lança un bras mou vers lui, et il l’attrapa à la taille pour l’aider à redresser son corps indolent, encore tout drogué de sommeil qui se laissait sans résistance manipuler. Theo ne s’entendit plus penser. Les battements lourds de son cœur résonnaient jusque dans son crâne, ils y faisaient un désordre épouvantable. Theo baisa fugacement la joue de sa sœur pour lui souhaiter bonne nuit et quitta la pièce. Alice resta seule, clouée de fatigue au canapé, avec l’étrange impression d’avoir rêvé de quelque chose d’important dont le souvenir lui échappait.

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