2.6.2

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« Notre boutique est scrupuleusement organisée, expliquait Mrs Joyce. Vous trouverez les manteaux ici, les vestes, juste là, à côté. Ici, nous rangeons les tenues de ville, en particulier, les ensembles, et dans ce coin, les robes. Nous vendons quelques accessoires, comme vous pouvez le voir, en vitrine. Venez. Ici se trouve notre rayon le plus important, celui des robes de soirée. Il représente actuellement plus de cinquante pour cent de nos recettes mensuelles. Nous ne travaillons qu’avec des couturiers britanniques : Siebel, Reville-Terry, Elspeth Phelps et de bien plus modestes noms… Bien sûr, nous surveillons avec attention ce qu’il se fait à Paris ou à New York, mais vous savez, les maisons de haute couture étrangères sont parfois un peu trop excentriques pour le goût de notre clientèle. Nous changeons les mannequins tous les mois, en fonction des arrivages… »

Mrs Joyce, la quarantaine, dans un tailleur chic, couleur moutarde, avec un chemisier à jabot, marchait d’un pas allongé tout en présentant à Alice sa boutique de vêtements féminins. Le magasin assez spacieux était aussi distingué qu’un club privé londonien. Le sol était recouvert d’un parquet ciré d’Arendal dont les deux tons de bois contrastaient. Le plafond à caissons reprenait cette même alternance de boiseries claires et foncées. Des plafonniers art déco en forme d’assemblage cubiques de verre poli pendaient au-dessus des longs meubles vitrés qui exposaient des gants, des mignonettes et des broches. Des rails de toilettes féminines se succédaient le long des murs. Des écrans de bois moulurés cloisonnaient les différents types de vêtements. Au fond, derrière le comptoir, se trouvaient des étagères de boîtes et l’accès à l’arrière-boutique.

La salle s’ouvrait sur la droite et se poursuivait dans un renfoncement profond. Plusieurs luminaires éclairaient de tous leurs feux la galerie. Au milieu, se trouvait un vis-à-vis en cuir capitonné, tandis qu’au fond, deux mannequins exposaient derrière une vitrine les plus somptueuses tenues de soirée. Des tourniquets faisaient virevolter au tintement des cintres, des robes scintillantes, plumeuses, vaporeuses. En face, de lourds rideaux de velours cramoisis à la passementerie dorée, dignes d’un théâtre royal, scellaient l’entrée secrète de la chambre d’essayage. D’un baroque princier, la salle fleurait le parfum ambré. On y pénétrait comme sur un tapis rouge : une silencieuse moquette pourpre recouvrait son parquet. Tout de suite, l’immense glace murale en arc régulier capturait l’image du nouvel initié. Encadré de pilastres, elle semblait telle une porte sacrée, prolonger la pièce par-delà son reflet, vers d’autres rideaux rouges, vers un second sanctuaire secret. De chaque côté de l’allée qui menait au miroir, des tentures écarlates dissimulaient de spacieuses cabines d’essayage et tout au bout, en dessous d’un lustre de cristal, il y avait un petit podium sur lequel les dames montaient pour s’admirer dans la glace. Mrs Joyce achevait la visite :

« Cette porte dérobée permet de communiquer du dressing à l’atelier où nos deux couturières s’occupent des retouches. Savez-vous réajuster un vêtement avec des épingles, miss Hattier ?

— Je ne l’ai jamais fait.

— Voilà qui est fâcheux…

— Mais je sais coudre.

— Ce ne sera pas votre tâche. Il faudra que vous appreniez rapidement à prendre des mesures pour travailler ici, mademoiselle… Venez, je vais vous montrez quelques-uns de nos articles. »

Mrs Joyce s’avança vers une penderie métallique à proximité où patientaient quelques vêtements en attente d’être rangés. Elle sortit des tenues diverses, de grande valeur et de moindre qualité afin de tester la jeune lady sur ses connaissances en matière de mode féminine. Alice répondait sans hésiter quand il s’agissait de déterminer à quelle occasion les porter, se trompait rarement sur la qualité générale d’un vêtement, reconnaissait quelques grandes maisons de couture, mais elle peinait à discerner à quel type de cliente le vêtement correspondait. Mrs Joyce accueillait ses erreurs avec indulgence. Il faut dire que la tendresse des traits d’Alice et son aspect soigné l’avait charmée d’emblée ; et puis, il y avait aussi chez elle un petit quelque chose de noble dans son port de tête et dans sa façon de bouger. C’était une jeune demoiselle, de toute évidence, bien éduquée.

« Entre ces deux robes de soirée inspirées d’Hollywood, pourriez-vous me dire à quelle occasion et à quelles clientes chacune conviendrait ? »

La première, en organdi blanc, était toute gonflée de volants diaphanes avec des manches bouffantes et plein de falbalas au bas de la jupe. La seconde, d’un rose poudré, présentait de magnifiques décolletés avant et arrière. Le dos était dégagé, les épaules et la gorge aussi : un dénudement de la peau que seules de fines bretelles en strass habillaient. Elles retenaient à peine sur la poitrine deux triangles de tissu lâche, se joignaient sur la nuque et descendaient en rivière de diamants le long de la colonne vertébrale jusqu’à la ceinture, un ruban de drapés épinglé d’une fanfreluche qui fronçait la jupe sur le côté. La coupe en biais restait simple, près du corps. Ce dernier modèle plaisait à la jeune lady, probablement parce qu’elle lui ressemblait : on y trouvait de la délicatesse dans ses tendres pastels, de la candeur dans sa forme épurée, de la fausseté dans ses brillants et beaucoup d’effronterie dans ses échancrures osées. Après un examen minutieux, Alice répondit :

« La blanche conviendrait parfaitement à une réception privée, à un bal ou à l’opéra. La rose, dans un nighclub ou à une réception estivale en bord de plage. Je présenterais ces deux modèles à des clientes plutôt jeunes et coquettes, qui suivent la mode. »

— Jeunes et coquettes, c’est assez vague. Ces deux modèles siéent à de jeunes femmes, mais la première conviendra à des dames de la haute société, contrairement à la seconde. Ne présentez jamais celle-ci à une jeune lady, ce ne lui correspondra absolument pas.

— Vraiment ? Pourquoi ?

— La robe est faite de rayonne, c’est de la soie artificielle, avec les faux brillants, elle est beaucoup trop clinquante et provocante pour une jeune lady bien éduquée, mais elle conviendra à merveille pour danser dans un de ces clubs de jazz qu’on trouve à Soho… »

Un son de cloche avertit Mrs Joyce que des clients venaient d’entrer. Elle abandonna les robes Alice pour aller à la rencontre des nouveaux arrivants. La jeune lady remit les tenues sur leur penderie. L’entretien d’embauche se déroulait mieux qu’elle ne le prévoyait, et l’idée d’obtenir le poste de vendeuse l’enthousiasmait, mais la voix lointaine de Mrs Joyce ébranla ses espérances :

« Sir Regis ! Comment allez-vous ? »

En entendant ce nom, le cœur d’Alice faillit bien se décrocher. Était-ce vraiment le Sir Regis qu’elle connaissait à qui elle était fiancée ? La jeune lady se précipita vers le rideau et tenta de jeter un coup d’œil par l’entrebâillement. Mrs Joyce se trouvait de dos et discutait avec un couple. Coiffé d’un Homburg, l’homme, d’une trentaine d’années, se tenait debout, les mains dans les poches de son costume bleu gris en laine sergée. Il avait cette prestance lourde et présomptueuse de businessman aguerri. Ses richelieus ancrés dans la réalité n’empêchaient pas son ventre de s’engorger de fatuité. Avec des cheveux lustrés en arrière, une fine moustache de rat et un sourire en coin, le tout pour se donner des faux airs de Clark Gable, le portrait était complet : c’était bien Sir Regis. Alice ne connaissait pas la jeune dame qui l’accompagnait, mais il ne devait pas s’agir que d’une simple amie. Du moins, il formait un couple assorti. Dans son tailleur ocre rayé, à manche bouffante, elle avait cet air confiant et posé, comme un pendant féminin de l’homme d’affaires qu’il était. Le chapeau à la forme extravagante, posé en biais sur sa tête, laissait supposer chez elle un caractère affirmé. Un maquillage savamment dosé parachevait sa tenue et accentuait la félinité de son regard. Du reste, c’était une brunette aux cheveux courts sculptés de vagues, de taille moyenne et bien proportionnée. Pour Alice, la présence de Sir Regis dans la boutique risquait de sonner de glas de son séjour à Londres. Elle devait à tout prix trouver un endroit où se cacher si elle ne voulait pas être ramenée Cliffwalk House dans la foulée.

« Votre commande est prête, leur dit Mrs Joyce. Je vais vous la chercher. »

Elle se rendit dans l’arrière-boutique, Sir Regis et sa compagne attendirent au comptoir. La gérante se plaignit à voix haute de la disparition d’Alice et proposa à la femme :

« Voulez-vous essayer votre robe ? Nous pourrons ainsi nous assurer que les retouches correspondent à vos attentes. »

Alice en panique courut se tapir derrière les rideaux cramoisis de l’une des cabines avant de réaliser qu’elle n’avait pas choisi la cachette la plus sûre. Son affolement monta d’un cran, et elle crut mourir d’un arrêt cardiaque quand les deux dames entrèrent dans le salon d’essayage. Elle ferma les yeux et retint sa respiration : elle entendit s’ouvrir le rideau de la cabine d’en face et souffla de soulagement. Elle l’avait échappé belle. À peine rassérénée mais prise aussitôt de curiosité, elle entrebâilla la tenture écarlate. Son champ de vision se restreignait à la cabine d’en face dont sortirait, après s’être changée, la compagne de Sir Regis. Quelques minutes plus tard, les anneaux du rideau carillonnèrent et la dame parut, vêtue d’une robe précieuse, pailletée d’or et coupée avec audace en asymétrie. Scintillante de mille feux comme une star hollywoodienne, elle s’avança sur le tapis rouge d’un pas léonin. Alice béait d’admiration devant tant de beauté et d’élégance. Elle trouva néanmoins dans sa prestance une pointe d’afféterie. La jeune femme disparut pour rejoindre Mrs Joyce devant la glace. Ravie, elle retourna se changer, acheta une paire de gants noir mât pour compléter sa mise et repartit en compagnie de Sir Regis. Au tintement de la clochette, accrochée à la porte d’entrée, Alice se précipita hors de sa cachette. Mrs Joyce fit une moue fâchée.

« Où étiez-vous donc passée ?

— Je suis infiniment désolée, Mrs Joyce. Sir Regis fait-il partie de vos habitués ?

— Lui et son amie en effet. »

Alice soupira. Tous ses plans s’écroulaient. Elle ne pouvait pas prendre le risque de travailler dans une boutique où Sir Regis était un client régulier. Un jour ou l’autre, il la reconnaitrait. Son dépit était d’autant plus profond que la paie l’alléchait et que l’emploi lui plaisait, mais il fallait refuser.

« Je regrette sincèrement, déclara-t-elle à regret, mais je crains de vous avoir fait perdre votre temps.

— En effet. Vous pensez bien que je ne peux embaucher une vendeuse qui disparait quand un client entre dans le magasin. Vous étiez une candidate intéressante, miss Hattier, et j’aurais pris le soin de vous apprendre le métier s’il le fallait, mais cela, je ne peux le tolérer.

— Je comprends parfaitement. Veuillez m’excuser. »

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