2.6.4

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« Vous savez ce dont nous avons besoin, vous et moi, c’est de nous divertir un peu. Cela vous plairait-il de m’accompagner demain soir. Je vais dîner avec des amis.

— J’adorerais, mais mon frère m’a interdite de sortie après cinq heures et demie, soupira Alice.

— Cela compterait-il s’il était là pour vous surveiller ? interrogea d’un œil complice Dickie Dick.

— Je suppose que dans ce cas…

— Vous pourriez tomber par hasard sur lui, qui sait ?

— Ce ne serait pas vraiment du hasard…

— Non, bien sûr, mais ce serait un sort tout à fait mérité. Et puis, vous aviez l’air un peu démoralisée. Je suis sûr que ça vous ferait le plus grand bien de vous changer les idées. Dans le club où nous nous rendons, il y a un orchestre de jazz et une petite piste de danse, si vous voulez danser. Et même une salle de jeu, si vous en avez assez.

— Une salle de jeu ?

— Oui, à l’étage. Il y a un billard, des tables de bridges et de pokers…

— Oh, j’adore le poker !

— Vous savez y jouer ! s’étonna Dickie Dick.

— J’ai appris quand j’étais en pension.

— Alors venez, ma chère !

— Mais il va me jeter dans la Tamise !

— Je l’en empêcherai. Je vous le promets. Et puis cette fois, si vous venez, nous serons vraiment en nombre pair.

— Qui y’aura-t-il ?

— Theo, bien entendu, O’Neill et Emily que vous connaissez, et Baby. Vous ne l’avez pas encore rencontrée, mais vous ne pouvez ignorer qui elle est.

— En effet… »

Alice leva les yeux d’un air pensif. Le soleil, qui avait percé son cocon cotonneux, papillotait à travers la frondaison déployée des hauts platanes et constellait le chemin de lumière. Dickie Dick lui offrait l’opportunité de lever le voile sur toute cette mascarade. Elle l’avait rencontré par hasard la semaine passée à Covent Garden. Il l’avait appelée « lady Alice », elle s’était aussitôt retournée et l’avait reconnu. De toute évidence, il avait deviné sa véritable identité, et elle ne chercha pas à nier, mais elle l’enjoignit à abandonner les formalités que son rang exigeait.

« Je n’ai rien d’une lady, déclara-t-elle. Ce n’est qu’apparence. Je ne mérite pas une telle appellation.

— Si vous n’êtes point ce que vous paraissez, très chère, alors, qu’êtes-vous vraiment ?

— Sûrement une erreur dans notre société réglée.

— Ma foi, cela peut être une bonne chose. Les erreurs sont parfois nécessaires pour remettre les pendules à l’heure », lui répondit Dickie Dick.

Alice perçut à ce moment-là qu’ils avaient sans doute plus en commun qu’on ne saurait l’imaginer. Les airs de gentil amuseur qu’il se donnait, à l’instar de son accoutrement de lady, n’étaient qu’une façade qu’il offrait à la société. Derrière se cachait un être très différent, insaisissable, qui se dérobait constamment dans la conversation à l’aide d’adroites jongleries entre sérieux et facétie. Cette habileté surprenante déstabilisait parfois Alice qui ne savait plus sur quel pied danser. Elle sentait toutefois moins d’artifices dans leurs entretiens privés que lors de la soirée au Café Anglais. Une entente tacite se forma entre eux. Elle lui expliqua brièvement sa situation sur Londres et l’informa qu’elle logeait chez son demi-frère, Liam Wintersley. Dickie Dick ne lui posa jamais de questions indiscrètes, mais par quelques allusions plaisantes, il lui signifia clairement qu’il savait très bien de qui il s’agissait.

« Il y a des réactions qui ne trompent pas », confia-t-il dans la conversation avec un petit air amusé.

Même O’Neill devait s’en douter. Son existence était devenue un secret de polichinelle que son frère s’obstinait à cacher. Elle souhaitait seulement qu’il la reconnaisse comme sa sœur au lieu de se taire comme s’il avait honte d’elle. Il réagirait sans doute mal si elle l’y forçait, d’autant qu’il espérait passer une agréable soirée en compagnie de ses amis et de sa baby Baby. Mais tant pis ! Ses rejets incessants la blessaient. Elle en avait assez. Pourquoi s’ennuierait-elle pendant des heures alors qu’il festoierait de son côté, avec cette femme, cette femme qui ne savait même pas qu’elle existait ! Il y avait une limite au mépris ! Le dépit mêlé de jalousie lui donnait des envies de revanche. Hors de question de faire pâle figure à cette soirée. C’était déjà assez humiliant d’avoir été son substitut ! Cette fois-ci, elle l’emporterait, même en face à face, elle ne lui laisserait pas à cette femme la faculté de lui marcher sur les pieds. Ce serait elle qui l’écraserait, elle brillerait à tel point qu’elle l’éclipserait, et il ne verrait plus qu’elle, il y serait obligé, il ne pourrait plus la rejeter… Le cœur d’Alice se troublait. Elle ralentit le pas.

« Je crois que je vais retourner à la boutique de Mrs Joyce… Il me faut une robe pour aller à cette soirée. Voulez-vous m’y accompagner ? »

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