2.7.3

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Alice était ravie. Theo semblait moins contrarié qu’elle ne s’y attendait. Rassurée, elle pouvait maintenant profiter pleinement de la soirée.

« Vous verrez, l’île de Thanet comporte des plages magnifiques, lui disait Dickie Dick. C’est particulièrement bondé l’été et encore, la fin d’août n’est pas la période où il y a le plus d’affluence, pourtant, il y a des jours où il n’y a même pas de place sur le sable pour s’installer !

— Diana m’a montré des cartes postales. Ça a l’air d’être un très bel endroit…

— Si vous préférez, il y a également une grande piscine sur la plage, mais je vous avoue que je préfère le sel au chlore.

— Je meurs d’envie d’y être ! soupira Emily. Ce n’est pas un été que de rester à Londres de juin à septembre !

— Grand Dieu, non ! ajouta Baby. Mon escapade à Vienne le mois dernier était bien trop courte pour me rassasier. Et ce ne sont pas les transats sur les berges de la Tamise qui remplaceront de vraies vacances à la plage.

— J’ai repéré l’an dernier un petit restaurant spécialisé en fruits de mer qui devrait te plaire, suggéra Theo.

— Doucement, garçon ! Je ne pars pas avec toi que je sache ! Penses-tu que je vais avoir du temps à te consacrer alors que j’ai à peine une dizaine de jours pour profiter ? »

La conversation se poursuivit ainsi sur un ton plaisant, et pourtant, Alice s’y sentait mal à l’aise. Une étrange atmosphère régnait à la table. O’Neill se taisait depuis le début la discussion et Emily, en face de lui, devenait de moins en moins bavarde au fil du temps. Son frère avait adopté un ton ridiculement badin qui ne lui était pas coutumier. Elle se demandait si sa présence était la raison qui avait jeté une ombre au dîner. Dickie Dick avec sa loquacité habituelle la distrayait autant que possible, mais malgré ses efforts, il ne parvint à dissiper ce miasme dans lequel ils baignaient. Baby, quant à elle, ne perdait jamais l’opportunité de lui poser une question sur l’endroit d’où elle venait, sur ses études, sur les écoles qu’elle avait fréquentées, sur ses centres d’intérêt, et même sur sa vie amoureuse, mais son frère se hâtait toujours de répondre à sa place et d’obvier aussitôt la conversation. Ce petit manège a priori sans conséquence la maintenait à l’écart de leurs bavardages, et comme il bornait à ne discuter qu’avec ses amis sans jamais la consulter, Alice acquit la certitude qu’il l’ignorait. Sans doute se vengeait-il de la liberté qu’elle avait prise en s’invitant sans son accord à ce dîner, mais elle avait beau comprendre sa réaction, aucune raison ne pouvait empêcher son cœur de s’affliger. Ce qu’elle avait tant craint se produisait : à table, à l’inverse d’Emily et d’O’Neill, silencieux comme des tombes à côté, Theo et Baby, qu’ils discutent gaiement, s’appellent d’une œillade, échangent des sourires complices, passaient leur temps à coqueter. Qu’espérait-elle ? Après tout, il l’avait dit lui-même, elle était folle, bonne à enfermer, une vraie salope aux pratiques dérangées, un fardeau incapable de se débrouiller, un porte-malheur à ceux qui essayaient de l’aider, une sœur dont il ne voulait pas, une enfant qui n’aurait jamais dû naître, une erreur humaine… Les abominations que son frère avait proférées sourdaient dans son esprit, mélangées à d’autres injures depuis longtemps serinées. Son humeur rembrunie ajouta à la morosité ambiante qui, toutefois, n’altérait en rien l’allégresse que les tourtereaux déployaient. Ensemble, ils s’élevaient bien au-dessus des nuages lourds et maussades qui pesaient sur la conversation :

« Mais tu étais avec nous, Emily, aux Folies parisiennes ? insistait l’Américaine.

— Peut-être, mais je ne m’en souviens vraiment pas…

— Une de mes amies qui fait partie de la troupe m’a annoncé qu’il travaillait sur un nouveau spectacle pour septembre. Il faudra y aller, n’est-ce pas chéri ? Et aux Ballets russes aussi…

— Comme tu veux pour les Françaises dévêtues, déclara Theo, mais pitié, ne m’impose pas les blondinettes en tutu…

Theo avança d’un geste brusque sa chaise en rotin et se redressa dans son siège. Sa jambe heurta celle d’Alice et resta collée, cuisse contre cuisse, genou contre genou, pied contre pied. La jeune lady se pétrifia sur place. Son frère continuait de parler, l’air de rien :

« Rappelle-toi la dernière fois que tu m’as traîné voir un ballet, j’ai dormi pendant tout le spectacle… trois heures complètes ! À bien y repenser, ce n’était pas si mal : les sièges du Royal Opéra House sont vraiment confortables, si tu tiens vraiment à retenter l’expérience.

— Très juste, je m’en souviens. Tu as failli d’effondrer sur le vieux lord dans le siège voisin. »

Theo ne bougeait pas, Alice ne bougea pas. Elle sentait son flanc gauche s’embraser. Sa cuisse fondait sous la chaleur de cet autre corps qui se pressait contre elle. Elle avait terriblement chaud, juste à cet endroit, alors que le reste d’elle-même lui semblait si froid. Un frisson la parcourut, de la tête aux pieds, traversant de bas en haut son galbe enfiévré. Theo ne semblait rien remarquer. Sans doute l’inadvertance avait-elle produit cette situation : à cause de l’étroitesse de la table, les chaises se pressaient les unes contre les autres, il n’était pas surprenant de se frôler sans le vouloir ; mais pour maintenir une telle position, il fallait bien plus que de l’étourderie. Et il n’était ni ingénu ni maladroit. Bien au contraire, il pouvait se montrer retors pour obtenir ce qu’il voulait, et il y avait quelque chose, dans ce petit jeu qui n’était pas sans rappeler celui auquel ils s’étaient livrés sous la table du Café Anglais. Theo l’avait initié, Alice l’avait poursuivi, un peu comme aujourd’hui, mais leurs gestes d’alors ne s’embarrassaient pas d’ambiguïté ; ils exprimaient librement le désir de se toucher. Autrefois, l’amour les aveuglait, Alice dansait comme dans un conte de fées avec un beau prince pour cavalier. À présent, le charme était rompu, la vérité révélée : ils étaient frère et sœur. Ce simple fait avait révolutionné toute l’histoire et l’avait enlaidie de sorte qu’il n’en restait de merveilleux que la monstruosité. Cette soirée présente rappelait celle passée, mais elle avait perdu la magie qui l’enchantait et, à travers le prisme de la réalité, elle n’en mirait plus qu’un reflet désillusionné. Alice soupira. Impossible de revenir en arrière.

Le repas se poursuivit ainsi, sans que ni l’un ni l’autre ne retire sa jambe respective. Le garçon en livrée servait et desservait à chacun les mêmes plats du jour. Le tour du dessert arriva et il déposa devant chaque convive une coupe de sorbet. Theo continuait de faire les yeux doux à Baby tandis que Dickie Dick, par bonheur, la distrayait par quelques plaisanteries. Le jeune métis se montrait badin, et de ce fait, la discussion ne portait que sur des sujets bien plus superficiels que ceux qu’ils abordaient lors de leurs entretiens privés. Alice admirait chez lui cette grande finesse sociale qui lui permettait d’adapter sa conversation aux situations. Cet air niais, comme celui qu’il prenait justement pour l’occasion, n’avait de niais que le masque de circonstance qu’il adoptait.

« Je vous y emmènerai ! Il y a tellement d’endroits à Londres que vous ne pouvez pas manquer de visiter ! » lui dit Dickie Dick.

Il voulait qu’elle l’accompagne aux Proms, au cinéma, au cabaret, sur la berge de Little Venise et même au musée. Theo écoutait d’une oreille la conversation d’à côté et le jeune métis commençait vraiment à l’agacer. Avait-il l’intention de la sortir tous les soirs sans lui demander son avis ? Rien que les imaginer ensemble suffisait à l’angoisser. Cette idée l’empêchait de concentrer toute son attention sur Baby comme il le voulait. Cette jambe qu’elle lui avait gentiment abandonnée le rassérénait presque autant qu’elle l’obsédait. Il avait beau s’évertuer à ne regarder que Baby en face de lui, c’était comme si elle n’était pas là : le simple contact de cette jambe jetait plus de trouble dans son âme que la vue de sa petite amie. C’était fou, il ne pouvait pas s’en détacher, comme un besoin irrépressible de la toucher. Ça le perturbait. Theo débitait des sornettes à Baby pour s’en cacher, il comprenait à peine ce qu’il lui racontait, d’autant qu’il avait l’air idiot par-dessus le marché. Elle lui avait dit :

« Il paraît que l’Allemagne aide les putschistes. »

Et il avait gloussé. Ça ne lui ressemblait pas. La guerre, la politique, tout ça ricochaient sur sa tête, mais n’y entraient pas. Son énergie et sa science dans leur totalité étaient accaparées par un problème physique de forces attractives entre deux corps de genre opposé. Le monde se réduisait ainsi à ce point de contact entre elle et lui, où tant de tensions convergeaient. En dehors de cela, tout était vain, et Dickie Dick et Baby pouvaient bien aller se faire fiche ensemble que ça l’aurait même arrangé. Theo finit sa glace, déposa la cuillère et rangea ses mains sous la table. Mauvaise idée. L’attraction était d’autant plus grande qu’il n’avait qu’à se déplacer d’un pouce pour la toucher. Baby sortit son paquet de cigarettes et en offrit à tout le monde. Theo effleura du bout des doigts la cuisse d’Alice avant de voler sous son nez, dans un regain d’autorité fraternelle, celle que l’Américaine lui proposait.

« Qu’est-ce que tu es vieux jeu ! s’exclama cette dernière. Ça ne va pas la tuer. Laisse-la donc !

— J’y réfléchirais dans un ou deux ans, mais pour l’instant, je vais fumer à sa place.

— Despote ! » grommela Alice.

Elle lui asséna de sa jambe un furieux coup de genou avant d’aller bouder dans son coin. Elle la lui avait retirée pour se venger de son ascendant d’ainé et à plus forte raison, puisqu’il venait à cet instant d’endosser le costume de frère et de rejeter celui de l’amant. Avait-il seulement le droit de briguer l’un ou l’autre de ces emplois ? Trop fraternel pour l’un, pas assez pour l’autre, jusqu’à présent dans la vie d’Alice, incapable de tenir un premier rôle, il n’avait fait que de la figuration.

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