2.8.4

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Alice observait Theo discuter avec Dickie Dick dans le reflet de la vitre enténébrée de nuit. Un tour d’enchère s’achevait. Le prochain serait le dernier, et elle le débutait. Ses deux voisins de droite s’étaient couchés. Ils demeuraient six en lice sur les huit participants initiaux : deux financiers de la City, les sieurs Beaumont et Cartwright, des hommes grisonnants entre quarante et cinquante ans, Archer, un jeune homme d’affaires, prétentieux et sûr de lui, lady Howard, une jolie demoiselle, un peu mièvre, aux cheveux platinés, et une autre plus âgée, Mrs Ravieri, dont les cheveux noirs à la garçonne luisaient de gomina comme la tête lustrée d’un corbeau. Elle paraissait avec son épais boa de plumes noires autour du cou, à une sorte de grand rapace ténébreux au nez aquilin. C’était elle qui, bien devant les autres, tenait le haut du pavé. Elle avait presque entièrement ruiné sur des coups de bluff deux des joueurs. Alice jeta de nouveau un coup d’œil en direction de la fenêtre et chercha dans les nébulosités ombragées du verre la silhouette de son frère, mais seul Dickie Dick se réfléchissait sur la surface vitrée, assis sur un tabouret de bar à la place où un instant auparavant, Theo se tenait. Il avait disparu. La tablée se tournait vers elle, comme les enchères recommençaient. Elle s’apprêtait à relancer quand elle vit un bras passer devant elle et pousser toutes ses piles de jetons colorés au centre de la table. Elle se retourna vivement et sursauta presque de surprise en apercevant son frère.

« Mais que fais-tu ? » s’exclama-t-elle.

Mais il répondit directement à l’ensemble de joueurs qui le dévisageaient d’un air perplexe.

« Cette jeune demoiselle fait tapis. »

Alice écarquilla les yeux et rétorqua :

« Quoi ? Que croyez-vous faire ? Vous n’avez pas aucun droit d’interférer dans cette partie !

— Allons donc, c’est avec mon argent que vous jouez et s’il me plaît de faire tapis, je le fais. Il me semble que vous vous êtes assez divertie pour ce soir. C’est à mon tour de me distraire.

— Avec l’argent ?

— Non, bien sûr que non. Avec cet air outré que vous affichez et qui, à mes yeux, vaut bien tous les tapis du monde. »

Alice resta bouche bée. Il la dévorait des yeux, tout sourire, avec sur le visage le même genre d’expression infatuée qui l’avait transportée au comble de l’exaspération lors de la soirée au Café Anglais. Au début, elle avait cru qu’il tentait un coup bluff, mais à la façon dont il la regardait, cet idiot venait seulement de déclamer haut et fort ce qu’il pensait. Alice perdit sa contenance et détourna la vue, gênée devant les autres joueurs qui les observaient. Ce n’était pourtant guère le moment de rougir comme une jeune demoiselle embarrassée quand il y avait un tapis de trente livres en jeu.

« Cessez d’importuner de la sorte cette jeune demoiselle, intervint Mrs Ravieri. Ce n’est guère digne d’un gentleman.

— Reconnaissez que le charme de cette frimousse troublée vaut bien le tapis que j’ai payé. »

Alice se braqua vers lui et le cribla en silence de furieuses invectives. Avait-il au moins évalué leurs chances avant de se lancer ? Certes, leurs probabilités de l’emporter étaient élevées, mais des rois cachés jetaient une ombre incertaine sur l’issue de la partie. Une main pleine à ces cartes leur volerait à la dernière seconde une victoire quasi assurée, mais cet idiot rigolait.

« Qui êtes-vous donc ? s’agaça le jeune Archer.

— Je doute, monsieur, que vous soyez en droit d’intervenir à ce stade de la partie, ajouta un des financiers.

— Je suis son tuteur pour la soirée, répondit Theo, et l’argent avec lequel cette jeune personne joue depuis le début est le mien. Alors, je crains qu’elle ne puisse rien redire sur la manière dont il me plaît de finir cette partie.

— Puisque c’est votre argent, acquiesça Alice avec un sourire pincé. »

Theo jouait son rôle à la perfection : dominateur, arrogant, intrépide, il lui allait comme un gant, il avait seulement besoin d’être lui. Son naturel autoritaire et impudent agaçait comme à son habitude Alice qui n’avait guère à se forcer pour affecter la contrariété. Grâce à cela, ce numéro de bluff se drapait d’une sincérité qu’ils ne feignaient pas, et l’ensemble des joueurs accepta l’intrusion de Theo dans la partie. Chacun choisit à son tour de suivre ou de se coucher. Lady Howard et Sir Beaumont ne disposant pas de la relance nécessaire abandonnèrent d’emblée, Sir Cartridge avec sa paire d’as se laissa prendre au jeu, le jeune Archer qui possédait la seconde misa sans hésiter ce qu’il lui restait, il ne resta que la dame au boa avec son gros trésor de pièces colorées. Mrs Ravieri constituait de loin le plus grand danger, non seulement à cause de son impénétrabilité, mais aussi parce qu’elle détenait un roi dans sa main visible. Son instinct lui murmurait de se méfier d’autant qu’il y avait autant perdre qu’à gagner. De son œil d’aigle, elle sondait l’air goguenard de Theo et la mine renfrognée d’Alice. Il la taquinait :

« Allons, vous qui aimez tant les jeux dangereux, auriez-vous perdu le goût du risque ?

— Il n’y rien d’amusant dans le fait de vous voir saborder les jetons que j’ai consciencieusement gagnés.

— Mes jetons, mon argent, vous vous souvenez ?

— Je me souviens, soupira-t-elle d’exaspération. Tenez, prenez ma place puisque vous y tenez. »

Elle se leva pour lui céder sa chaise et quitter la table, mais il lui gêna le passage.

« Ne fuyez pas, je vous en prie, vous me priverez dans cette partie de son plus bel enjeu. Songez que ce sera la seule fois où vous et moi jouerons ensemble ce soir », murmura-t-il avec un regard insistant.

Dans ses yeux, elle observait, loin des éclats moqueurs et des flammes impétueuses auxquels elle était habituée, une rare expression de tendresse. Impossible pour elle de déterminer avec une certitude absolue s’il jouait la comédie ou s’il était sincère. Elle n’osait s’avouer ce qu’elle lisait pourtant avec limpidité dans ces iris aquatiques, de crainte de ne plus pouvoir empêcher son cœur de s’emballer. Mais c’était trop tard. Ils la retenaient, prisonnière entre leurs bleus filets, dans l’abysse noir des pupilles. Cet idiot avait gagné sur elle, mais ils avaient sans doute perdu par le même biais les jetons de Mrs Ravieri. La dame allait se coucher, comme Alice allait se rasseoir. Tête basse, elle reprit sa place. Il fallait qu’elle retrouve son calme, ses esprits, sa maîtrise d’elle-même : des dizaines de livres étaient en jeu. Elle porta une main sur sa poitrine et tenta d’expirer hors de son corps toutes ses bouffées délirantes. Mrs Ravieri avança des piles de jetons noirs et verts sur la table. Alice redressa promptement la tête. La dame au boa en jeta un dernier blanc au centre et déclara :

« Je relance d’un votre mise. »

Le tour était terminé. Un silence lourd de tension s’ensuivit. Les yeux inquiets d’Alice se mirent à calculer avec avidité le montant que constituait le pot au milieu de la table : une centaine de livres de visu, une somme plutôt coquette, dont la voix de Mrs Ravieri interrompit le comptage précis :

« À vous l’honneur, chère demoiselle. »

Les deux reines d’Alice étaient restées face cachée à la suite de sa main visible sans que Theo ne les ait consultées de sorte qu’il paraissait ignorer ce qu’elle détenait. Elle retourna ses deux cartes et jeta aussitôt un coup d’œil en direction de Mrs Ravieri. La dame au boa cligna des sourcils, puis ses traits reprirent leurs positions originelles. Theo dans son dos poussa un petit ricanement :

« Ce qui me fait un full aux dames par les quatre, je me trompe ? »

Les mines se rembrunirent. Archer bondit sur la table et s’écria, révolté :

« Vous avez triché. Vous étiez de connivence tous les deux !

— Ce qui est fait est fait, Mr Archer, déclara Mrs Ravieri. La partie est finie. Ils ont gagné, nous avons perdu. À moins que vous n’ayez un jeu meilleur à nous révéler, ce dont je doute fort. »

Le jeune homme se rassit d’un air mécontent. La dame ordonna à Sir Beaumont de distribuer à chacun le montant de leurs jetons respectifs. Tous se mirent debout dans l’intention de quitter la table et commencèrent à ranger en attendant que le respectable banquier achève le partage en monnaie. Il remit à Theo une liasse épaisse de billets qu’Archer tenta dans un regard hargneux de lui arracher des mains. Celui-ci lui répondit d’un sourire triomphateur, empocha l’argent et tira sa révérence. Alice replaça sa chaise sous la table avant de rallier avec son frère le reste du groupe qui discutait au bar. Mrs Ravieri passa près d’elle et chuchota à son intention :

« Je n’ai pas su déterminer si votre petit numéro d’amoureux était vrai. »

Alice soupira et répondit avec un demi-sourire indécis :

« Je l’ignore moi-même. »

Theo l’appela d’un regard, elle s’excusa auprès de Mrs Ravieri et le rejoignit au bar. Il déposa son butin sur le comptoir et déclara d’une voix forte : « Je paie ma tournée. » Elle se saisit aussitôt des billets et les compta de ses yeux brillants de vénalité. Dickie Dick demanda d’un ton enjoué :

« Waouh ! Combien ça vous aura rapporté ?

— On dirait que cette fois, tu n’as pas fait semblant de jouer, observa Baby d’un ton aigre.

— Cent sept livres, douze shillings, six pence, annonça le jeune homme.

— C’est une jolie somme ! s’étonna O’Neill.

— Eh bien, tu me devras dix livres pour tes piètres performances au bridge. Sur les cent que tu as gagnés, tu ne devrais pas avoir trop de problèmes.

— Sur les cinquante livres qui lui reviennent, précisa Alice en partageant la liasse de billets en deux. L’autre moitié est à moi, selon les termes de notre arrangement.

Sur quoi, Theo lui arracha tout l’argent des mains.

« Quel arrangement ? railla-t-il. Il n’est pas valable avant ta majorité. En attendant, c’est à moi qu’il incombe de gérer tes fonds.

— C’est injuste ! Nous avions convenu…

— Je n’ai rien convenu du tout. Tu as décidé toi-même de faire moitié-moitié, mais je n’ai jamais dit que je consentais. Et comme je suis celui qui a pris tous les risques de l’investissement, il est normal que j’en récolte le profit !

— Mais c’est moi qui ai joué la partie ! J’aurais dû en récupérer l’usufruit ! »

Theo s’amusait de la voir s’insurger, tenter d’argumenter, puis l’implorer pour finir par aller bouder dans son coin quand elle constatait qu’elle s’agitait en vain. À défaut de pouvoir l’embrasser de joie, il se réservait en compensation le plaisir autrement jubilatoire de la taquiner. Le serveur aligna les cocktails sur le comptoir et le petit comité continua d’épiloguer sans fin sur leurs heures de gloire au jeu. Les verres se vidèrent les uns après les autres et se remplirent de nouveau. Avec l’alcool qui coulait à flot, la conversation s’enthousiasmait, et Theo se dérida. La veste sur l’épaule, il retroussa ses manchettes sur ses avant-bras, son nœud papillon glissa dans une poche, les boutons de son col cassé se défirent, et il put enfin respirer. Il oubliait la honte coupable qui jusqu’alors le tourmentait et ne songeait à Alice qu’avec un doux sentiment de complicité. Son esprit libéré s’ouvrait aux charmes environnants, et il s’abreuvait des rires, et du gin, et se laisser aller. Le piano mécanique embaumait la pièce d’un air de jazz. Theo reconnaissait le morceau, Stardust d’Hoagy Carmichael, et tandis qu’il discutait avec O’Neill, ses doigts oisifs en pianotaient les notes sur le comptoir. Une tournée encore suivit. Sa raison endormie par l’alcool, il en oublia de rentrer.

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