2.9.2

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L’automobile s’arrêta en bas de leur immeuble, Theo réveilla sa sœur assoupie et paya le taximan. Alice tituba dans le hall tandis qu’il appuyait sur l’interrupteur. L’alcool avait eu raison d’elle. Sa tête faisait d’effroyables tours de manège, et son estomac en était tout retourné. Elle leva les yeux vers le premier palier, il lui sembla aussi haut qu’une montagne à escalader, et devant l’effort incommensurable que cela lui demandait, ses jambes refusèrent net d’avancer. Alice s’accroupit au pied de l’escalier. Theo s’arrêta au milieu de la volée et se retourna vers elle, agrippé à la rampe.

« Qu’est-ce que tu fabriques ?

— Je ne peux pas monter, articula-t-elle d’une voix pâteuse.

— Ce n’est pas un simple verre qui t’a mise dans cet état ? Combien en as-tu bu ?

— Je ne sais plus ? Deux ? »

Mais ses doigts affichaient quatre. Theo grogna :

« Tu as voulu faire la grande, maintenant, assume.

— Tu n’es pas du tout un gentleman ! » pleurnicha-t-elle.

Mais il redescendit quand même la chercher et lui offrit son bras pour qu’elle pût s’y accrocher. Elle rata plusieurs marches, et il crut bien qu’il n’arriverait jamais au sommet. Son état d’ébriété l’inquiétait. Sa peau était froide, tandis qu’elle se plaignait de la chaleur et suffoquait. Il connaissait assez bien la chanson pour deviner ce qui suivrait. La porte d’entrée à peine franchie, Alice flancha sur ses jambes et leva vers lui une figure déconfite à la pâleur cireuse.

« Je ne me sens pas très bien, Liam. Je crois que je vais vomir. »

Il la porta sans plus attendre à la salle de bain où elle tomba accroupie au-dessus des toilettes. Il l’entendait, toussant, crachant, haletant. Les spasmes abdominaux lui pressuraient l’estomac jusqu’à la dernière goutte. Theo rampa sur le sol carrelé pour s’asseoir contre la baignoire, en attendant la fin des régurgitations. Lui aussi était rompu par la fatigue et l’alcool, mais présentement, la crainte qu’elle tombe en syncope le maintenait en état de veille.

« Je ne veux pas mourir…

— Tu ne vas pas mourir », lui répondit-il d’un ton las.

Les vomissements s’étaient calmés. Maintenant, elle délirait. Elle n’était pas la première qu’il assistait dans un moment semblable, avec ses accès d’hystérie, ses mélodrames. C’était toujours un peu pénible de voir quelqu’un dans cet état, mais lui aussi était passé par là, et il se reprochait de l’avoir laissée, par manque de vigilance, en arriver à ce stade. Elle répéta : « je ne veux pas mourir » sur un ton un peu plus plaintif, et il lui répondit avec la même pondération : « tu ne vas pas mourir », mais Alice se dressa soudain sur ses cuisses au-dessus de la cuvette et enfonça deux doigts dans sa gorge. Theo bondit pour l’arrêter. Elle cracha un filet bilieux. Il la repoussa en arrière, s’énerva contre elle, mais s’interrompit. De longues trainées de larmes luisaient sur ses joues. Alors, il la ramena contre lui et se cala, dos à la baignoire, avec elle dans les bras.

« Tout le monde veut que je disparaisse. Et toi aussi, tu veux me tuer.

— Ne sois pas idiote. Je ne veux pas cela. »

Mais il l’avait souhaité, autrefois, au point même de le tenter. Un abîme de tristesse se creusa dans sa poitrine.

« Pourquoi ? gémit-elle. Je devrais mourir… Je suis tellement fatiguée. Je veux voir Elie ! »

Sa main se crispa sur le gilet de son frère. Il demeura silencieux. Peu importe qu’il la garde là, au plus près de lui, coincée entre ses jambes, blottie contre son torse, c’était un autre qu’elle appelait à son chevet, un autre, un autre sans doute plus proche d’elle qu’il ne l’avait jamais été. Alice lui échappait, à ses bras, à sa compréhension. Elle semblait pouvoir disparaître de sa vie à tout moment. Il voulait la retenir, mais il ne le pouvait pas, il voulait la saisir, mais il n’y arrivait pas. Son existence fuyait entre ses doigts, fragile et fugace, un regard éphémère, un battement ailé de paupières, une gorge qui soupire. Theo ne savait pas comment la sortir de ces sables mouvants où noyée d’alcool, elle s’ensevelissait. Ses muscles n’avaient pas la force de la soulever. Pourtant, il le fallait. Il tapota ses joues pour la maintenir éveillée, débarbouilla son visage et la porta sur son lit.

« Change-toi, je vais faire de même, et je te ramène un comprimé. »

Lorsqu’il revint la voir, vêtu de sa robe de chambre et un verre d’eau à la main, Alice n’avait pas bougé, toujours en robe soirée, le corps en travers du matelas, avec ses chaussures encore au bout des pieds qui pendaient au-dessus du vide.

« Hé, Sweetie, fais un effort ! », dit-il en lui tapotant la joue.

Elle roula sur elle-même et tenta de se déshabiller. Theo s’empressa de l’en empêcher et renonça à l’idée de lui faire revêtir une tenue appropriée. Le plus urgent était de la mettre à coucher. Il l’aida à se redresser en position demi-assise contre la tête de lit, puis lui tendit le verre d’eau avec une pastille bicarbonatée. Pendant qu’elle prenait son médicament, il s’attacha à la déchausser ; sa main remonta dans une caresse le galbe de sa jambe, la poussant à plier le genou ; il releva les couvertures, et elle se laissa glisser languissamment en dessous. Theo poussa un soupir de soulagement. Il ne lui restait plus qu’à aller dormir. Alice agrippa sa manche.

« Ne t’en va pas.

— Il le faut. Tu as besoin de repos.

— Mais je n’ai pas envie de rester seule ! S’il te plaît, Liam ! Juste un peu plus longtemps ! »

Il rouspéta, mais céda à son caprice et s’allongea en face d’elle, la tête appuyée sur une main, le coude sur le matelas.

« Maintenant, dors », gronda-t-il tandis qu’elle souriait d’un air bêtement ravi.

Alice pressa ses doigts sur ses propres lèvres, puis les porta à celles de son frère pour y appliquer le baiser qu’elle y avait imprimé. Theo écarquilla les yeux d’étonnement.

« C’est pour te souhaiter la bonne nuit, mon frère chéri, rit-elle avec ingénuité.

— Tu es complètement saoule !

— C’est ce que je voudrais te faire croire, de sorte que je pourrais dire toutes sortes de choses embarrassantes et prétexter ne plus m’en souvenir le lendemain.

— Vraiment ? Quel genre de choses embarrassantes ? »

Alice sortit son bras en dessous des couvertures. Du bout de l’index, elle sillonna la main de son frère tranquillement posée sur le lit. La pulpe de son doigt dansa sur le nœud d’une phalange, glissa à la saillie d’un métacarpe, remonta la nervure verdâtre d’une veine bosselée. Elle leva des yeux malicieux vers lui et minauda :

« Des choses embarrassantes, tu sais, comme te demander si tu as utilisé cette main-là, ou bien l’autre, dans les toilettes de La Casa ?

Theo pâlit à la compréhension de cette question, puis il s’empourpra d’un coup jusqu’aux oreilles et bredouilla d’un air sot :

« Tu dois être vraiment saoule. Tu ne sais pas ce que tu dis.

— Alors, réponds ! Je ne m’en souviendrais pas demain de toute façon.

— Hors de question ! Tu te moques de moi ! Si tu continues comme ça, je m’en vais.

— Oh, non ! Liam, reste ! S’il te plaît ! »

Alice s’arrima au col croisé de sa robe de chambre. Theo tomba la tête sur l’oreiller. Elle se moquait de lui, les prunelles luisantes d’effronterie. La gêne le poussait à fuir et pourtant, il restait là, à la regarder rire. Il voyait les hoquets syncopés de sa gorge, les tressautements qui agitaient ses frêles épaules, l’éclat écarlate de ses lèvres tirées. L’ivresse la transportait d’hilarité, et cette hilarité exubérante en résonnant dans ses oreilles le grisait.

« Tu es infernale ! »

Il la chatouilla au cou pour faire durer un peu plus longtemps ce bref moment d’euphorie. Alice captura sa main harceleuse et demanda :

« Je veux savoir si tu as pensé à moi !

— Je ne te le dirai pas.

— Alors, tu l’as vraiment fait ?

— Je ne te le dirai pas !

— Mais je veux savoir !

— Pourquoi ?

— Parce que je n’arrive pas à l’imaginer ! Toi, faisant ça par toi-même ! C’est tellement excitant ! »

Elle avait dit ça sur un ton plaintif, presque gémissant de désir. Theo lui rétorqua : « tu es complètement folle ! », mais il capitula devant sa perversité et lui abandonna sa main désarmée. Elle la prit, l’amadoua par quelques cajoleries. Lui se laissa manipuler sans résister. Le va-et-vient des caresses exerçait sur sa conscience un lent hypnotisme : sa vigilance déclinait. Le regard rêveur de sa sœur se posa dans le sien à demi endormi. Theo la vit incliner légèrement la tête en arrière. Ses pupilles s’écarquillèrent. Sa main à lui se portait vers sa gorge à elle. Alice la plaça en collier et en resserra les longues extrémités.

Encore une fois, ils rejouaient cet acte que tous deux connaissaient bien pour ne l’avoir, ensemble, que trop répété. Il se mordit la joue. Pris dans son étranglement, le visage de sa sœur ; les lèvres entrouvertes, les yeux mi-clos, les traits altérés par les fantasmes, tout en elle inspirait le désir d’expirer à la pointe de ses doigts. L’image se cristallisait sur sa rétine. Le temps en suspens les figeait en action. Des visions passées se superposaient à celle présente. Ces mêmes menottes qui, autrefois, luttaient contre sa poigne, aujourd’hui, au poignet, le menottaient. Un goût métallique affleura au coin de sa bouche. Elle murmura :

« Je ne t’ai jamais détesté. Pas une seule fois. »

Il l’avait toujours su, et il lui en voulait encore plus pour ça. La presse de ses dents broyait sa chair malaire, le sang affluait dans sa cavité buccale. Elle le relâcha, son poing s’ouvrit, le simulacre s’acheva. Theo desserra sa mâchoire et déglutit sa salive. Son cœur repartit d’un bond, et son cerveau aussi. Le monde se relança en accéléré.

En face de lui, la figure d’Alice respirait la paix retrouvée. Le délire érotique l’avait quittée, laissant sur ses traits épurés une insouciance angélique. Dans l’écrin doux et tiède de ses mains reposait celle de son frère, le précieux instrument de son exécution projetée. Ses paupières s’abaissaient. Elle sombrait dans un sommeil égoïste à l’apparence de mort comme s’il l’avait tuée, et maintenant, elle le laissait tomber ainsi qu’elle l’avait fait, cette nuit-là, dans la chambre miteuse du Midnight Flower. Il restait seul, tout seul, avec le poids des responsabilités et cet arrière-goût de sang qui persistait. Ses dents, il les avait serrées si fort pour ne pas l’étrangler, mais cela, elle ne s’en souciait pas à présent qu’elle avait regagné, béate, les bras de Morphée quand dans l’Érèbe où il errait, l’insomnie le poursuivait. C’était déloyal, cette façon qu’elle avait de se dérober. Comment trouverait-il le repos qu’elle lui avait volé ? Theo se rapprocha d’Alice et colla son front contre le sien. Ses yeux s’étaient enfin éveillés, ils ne voulaient plus se fermer. Tout ce qu’il avait fui se tenait désormais devant lui.

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