2.10.2

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À treize ans, la jeune lady, comme de nombreuses filles de bonne famille, fut envoyée en pension dans une école privée pour filles de Londres. L’établissement quoique récent, mais de bonnes réputations élevait ses pupilles entre les murs de sa pension. Elles y poussaient de treize à seize ans comme des oisillons en cage, sous la tutelle surprotectrice des maîtresses de maison.

Dans cette école paisible et retirée, « la fille du Duc », ainsi qu’on l’appelait, sans connaître son prénom, souleva à son arrivée quelques chuchotements dans les corridors austères des salles de classe. On lui prêtait une constitution fragile, à cause de son air lymphatique, de ses os grêles, de son teint très pâle, et parce qu’elle pesait tout juste quatre-vingts pounds. Le personnel enseignant, soucieux de son bien-être, la dispensait de participer aux activités sportives, et l’éloignait de la masse commune des élèves. Ses camarades étaient intimidés. Sa condition aristocratique suffisait à en imposait, sa beauté les subjuguait, ses excellents résultats achevaient de faire d’elle un être supérieur, bien trop supérieur à eux pour pouvoir faire partie de leur vie. Moins Alice leur paraissait accessible, plus les autres filles s’éloignaient. Le halo de légende qui l’entourait ne cessait de croître, et avec, la fascination timorée qu’elle leur inspirait. À peine un mois après son arrivée, nul n’osait plus l’approcher.

Avec la solitude comme seule compagne, elle regardait pour tromper son ennui ses camarades jouer au cricket, et s’inventait parfois des histoires à leur sujet. Elle ne tarda pas à remarquer dans sa maison une bande de polissonnes aux cheveux courts, d’un ou deux ans de plus qu’elle. Leur intrépide meneuse était une tête brûlée du nom d’Elisabeth Marlowe, célèbre dans l’établissement pour perturber les leçons, répondre aux institutrices et écoper d’une liste sans fin de punitions. C’était une brunette élancée au physique nerveux et au caractère bien trempé. Sa coupe à la garçonne très masculine suffisait à la faire remarquer : elle avait l’air d’un garçon en jupe, même dans son attitude, dans sa façon de marcher. Ses frasques lui avaient attiré en plus de la notoriété, l’admiration secrète de quelques-unes des autres élèves parmi lesquels ne tardèrent pas à figurer la fille du duc. Dans la vie morne et solitaire de cette dernière, les péripéties de la vie d’Elisabeth Marlowe et de sa bande constituaient une vraie source de distraction. Elle observait de loin leurs manèges dans l’arrière-cour du pensionnat, leurs allées et venues en catimini d’une vieille remise qui devait constituer leur repaire secret.

Un jour, cependant, la fille du duc vint frapper à leur porte. Leur maîtresse de maison cherchait Elisabeth Marlowe, et ce fut Alice qui se porta volontaire contre toute attente pour aller la chercher. Quelle ne fut pas la surprise de ses occupantes du cabanon quand elles découvrirent à travers la fenêtre sur le seuil de leur porte, la fille du duc. Et quel branle-bas de combat s’ensuivit ! Elles écrasèrent leurs cigarettes et enlevèrent leur pantalon, beaucoup protestèrent à voix basse qu’il valait mieux feindre de n’être pas là, mais malgré leurs objections, Elisabeth décida sans appel d’ouvrir à leur visiteuse. Alice écarquilla les yeux à la vue de ce singulier personnage qui apparut sur le pas de la porte, dans une mise des plus dépenaillée, sans veste ni chaussures, l’ourlet de sa robe d’uniforme relevée et une moustache à la Charlot qu’elle avait oublié d’enlever. Elisabeth lui demanda ce qu’elle voulait, ce à quoi elle répondit :

« Excusez-moi, mais vous avez… »

Et la jeune lady lui fit comme un signe de s’essuyer la lèvre supérieure. Intriguée, Elisabeth porta sa main à l’endroit indiqué et toucha le poil de son postiche. Elle jura, puis se retourna vers ses copines à l’intérieur en leur disant d’un air déconfit :

« Je crois que j’ai fait une bêtise, les filles… »

Elisabeth poussa le battant en grand afin de laisser passer Alice et s’inclina avec galanterie masculine pour lui faire signe d’entrer. C’est ainsi que la fille du duc rejoignit ce club secret de gentlewomen dont le but consistait à pratiquer entre elles des activités que pratiqueraient des hommes dans un club réservé à leur genre. Les règles très strictes obligeaient ses membres féminins à revêtir un costume masculin, à s’appeler par un prénom de garçon et à se couper les cheveux courts. Ses compères se nommaient Elie, Franck, Norman, Denis, Patrick et James, des pseudonymes masculins qui évoquaient leurs véritables prénoms féminins, respectivement : Elisabeth, Frances, Nora, Denise, Patty et Jane.

La jeune lady fut baptisée Allie et pour officialiser son entrée dans le club, on amputa de quatre pouces sa belle chevelure claire. Ce fut une révolution. La vue de son horrible carré blond tout échevelé provoqua un tollé dans l’établissement. Le personnel enseignant menaça de sanction les coupables, mais Alice prétendit avoir agi seule. Sa mère, la Duchesse, bien sûre, en fut outrée et dût remédier au carnage que les doigts malavisés de Pat avait causé. Elle amena sa fille chez un coiffeur de Londres qui retrancha encore une fois ce qui restait de ses beaux cheveux blonds et l’affubla d’un carré au bol. Elie lui dégota un costume gris chiné et l’autorisa enfin à participer à leurs activités secrètes, dont l’essentiel se résumait à boire de la bière et à fumer des cigarettes, en faisant mine de lire le Times. Elles disputaient parfois des parties de poker avec un coffret qu’Elie avait rapporté et qui appartenait à son défunt père. Elles ne misaient jamais d’argent, mais constituaient en début de jeu un lot de bonbon, de crayons, de papiers à lettres que le gagnant remportait à la fin.

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