2.11.3

5 minutes de lecture

Ce livre, William Theophile Wintersley l’avait reçu de sa mère à l’occasion de son dixième anniversaire, à peine une semaine avant son décès brutal. C’était la dernière chose qu’elle lui avait léguée. Pour l’orphelin qu’il était et qui venait d’arriver dans une maison inconnue au sein d’une famille tout aussi inconnue, cet ouvrage si joliment relié était son unique trésor. Le hasard voulut qu’il s’agisse d’un exemplaire d’Alice au pays des merveilles de Caroll Lewis et que le prénom de la petite sœur de cinq ans que le destin venait de lui coller en soit directement inspiré. Ce fait eut la fâcheuse incidence de provoquer chez la fillette un intérêt dévorant pour ledit ouvrage. C’était elle, l’héroïne, c’était son histoire, celle dont elle était née, et tous les jours, elle répétait « Donne-le-moi ! » à son frère qui, évidemment, refusait. Exaspéré, le jeune garçon lui hurla que ce livre était sa propriété, qu’il en faisait ce qu’il voulait et que « jamais au grand jamais », il ne le lui prêterait. Cette sentence jeta la petite lady au désespoir. Elle s’enfuit en pleurant dans sa chambre pour épancher dans les bras de sa poupée Penny toutes les larmes de son corps, mais pas trop longtemps. À cet âge, l’extraordinaire capacité de résilience la remit rapidement sur pied, pour revenir à la charge plus déterminée que jamais.

Elle trouva son frère assis sur un banc dans le jardin français, en compagnie de Dorothy : il lisait de sa voix fluette à la fille des domestiques les premières pages du texte de Carroll Lewis. Alice se pétrifia sur place et retourna dans sa chambre sans même que les deux amis ne s’en rendissent compte. Une tempête sans précédent se préparait dans un calme inaccoutumé. Pas une fois dans journée, elle ne revint le harceler. Non, elle attendit avec une patience calculée que, par mégarde, il laisse l’ouvrage sans surveillance à sa portée. Le lendemain, Dorothy l’appela sous sa fenêtre, Liam sortit la rejoindre, Alice, de la sienne, observa toute la scène, et sitôt qu’elle entendit la porte de son frère se refermer, elle s’introduisit dans ses quartiers. La petite lady n’eut même pas à chercher le trésor convoité : il s’offrait à sa main, posé sur un coin du secrétaire. Elle le saisit, s’accroupit sur le médaillon d’ivoire du grand tapis, l’ouvrit en plein milieu et en déchira par poignées des feuillets entiers. L’ouvrage pulvérisé dans l’air voletait autour d’elle en milliers des confettis, et il en pleuvait encore quand Liam revint à sa chambre.

Son cœur s’arracha de sa poitrine avec une poignée de pages du livre. Il se jeta sur elle pour lui reprendre son trésor des mains, mais le mal était fait. La douleur le plia en deux. Il venait de perdre pour une seconde fois sa maman, sauvagement assassinée. La vengeance arma son poing, il cogna le crâne de sa sœur, mais sa propre violence épouvanta le bon petit garçon qu’il était encore à cette époque. Il se refréna, lui hurla : « Sors d’ici ! » et la laissa s’échapper.

Première querelle notable entre eux survenue moins d’un mois après l’arrivée de Liam au manoir : cet épisode fut le point de départ d’une suite de sempiternelles représailles et sans doute l’événement déclencheur de toute leur mésentente. Les enfants redoublèrent d’imagination pour machiner leurs vengeances. Le nombre de disputes augmentèrent, leur violence aussi, proportionnellement à celle qui régnait dans leur famille. Longtemps, l’escalade de la haine fraternelle sembla irréfrénable, puis elle devint leur quotidien, ils finirent par s’y habituer. Si Alice oublia l’origine de leur conflit, Theo, en revanche, lui garda une rancune inchangée durant des années. Il fallut qu’il la revoie pour parvenir enfin à lui pardonner. Aujourd’hui que Theo contemplait cette relique ruinée, il n’éprouvait plus que le sentiment d’un immense gâchis, non pas pour le livre en lui-même, mais pour ces rapports conflictuels que cet objet emblématique de leur discorde avait cristallisés. Ces trois années de leur enfance passées ensemble, sa sœur et lui les avaient gaspillées à s’enliser dans une guerre perpétuelle. Pourtant, les deux enfants qu’ils étaient cherchaient sans doute la même chose dans cet objet inanimé : l’amour de leurs mamans dont il était la preuve tangible à laquelle l’un comme l’autre se raccrochait.

Theo avait besoin d’un gros câlin de sa petite sœur, en signe qu’après toutes ces années, ils s’étaient enfin réconciliés, mais il ne sentait plus en mesure de le recevoir sans arrière-pensée. Il appuya sa joue contre la cuisse d’Alice, une petite familiarité remplie de volupté, qu’elle souffrit sans broncher, malgré son cœur qui s’emballait. L’espoir qui le gonflait risquait de le crever. Elle désirait plus, sans oser demander, et se contentait du peu qu’elle avait de peur de perdre ce tout qu’il constituait.

« Je ne me rappelle de rien. Je suis désolée. Quel dommage pour ton livre !

— Malheureuse victime de nos disputes ! Mais c’est du passé. Et c’est sûrement normal que tu ne t’en souviennes pas : tu n’avais que cinq ans après tout… »

Le profond soupir qu’il poussa souleva la main d’Alice, elle lui caressa la tête dans un élan de tendresse, et ce signe positif déclencha aussitôt chez lui son instinct masculin, il perdit le contrôle juste un instant, le temps d’embrasser sa cuisse, puis il lui donna une tapette comme si de rien n’était et se remit debout.

« Bon, déclara-t-il en se massant la nuque d’un air embarrassé, il faudrait que je boucle les valises, sinon nous ne serons jamais prêts.

— Ça va aller. Nous avons encore du temps. Et puis, je vais t’aider. »

Comme l’exigeait Theo, le gros des bagages fut scellé avant même la tombée de la nuit et empilé, prêt à partir, sous le tableau de Toulouse-Lautrec dans le vestibule. Ils remirent ensuite les affaires en trop qu’ils ne comptaient pas emporter dans leurs armoires. Theo tomba sur l’appareil photographique qui traînait dans le canapé et le sortit avec intérêt de son étui. Il aimait la photographie, il avait emprunté quelquefois celui du Weekly Herald pour son travail journalistique, une tâche rarement exigée, mais qu’il accomplissait volontiers. Il aurait bien testé son nouveau jouet avant le départ, sentait même sons sens artistique s’exciter devant les couleurs diaprées du couchant. Il s’approcha de la fenêtre l’appareil en main et chercha à travers la vitre, quelque objet digne de servir de sujet. Un scintillement fugace attira son regard sur le bâtiment en vis-à-vis. Quelqu’un se tenait derrière les carreaux d’une baie et regardait dans un instrument binoculaire en direction de son immeuble à lui. La silhouette s’éclipsa brusquement sur le côté. Theo resta planté à scruter le pan de rideau vert qui ondulait encore. Avait-il rêvé, ou cette personne s’était enfuie quand elle avait compris qu’il l’avait remarquée ? Et que tenait-elle entre ses mains ? N’était-ce pas une paire de jumelles ? Une boule d’angoisse se forma dans sa poitrine. Qui était donc ce vilain curieux qui espionnait ses voisins ? Theo attendit ferme le moment où il reparaîtrait, mais Alice vint le trouver pour souper. Il abandonna son poste d’observation, sans en parler à sa sœur. Il n’avait aucune raison de se montrer paranoïaque. Après tout, cet individu n’épiait peut-être pas leur appartement, et si c’était le cas, il s’agissait sans doute d’un voyeur à la recherche de femmes dénudées. Pourquoi s’alarmer ? Demain, ils mettraient les voiles vers le sud pour les plages anglaises de l’île de Thanet, et leurs rideaux pour deux semaines seraient tirés.

Co-existence — FIN.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Ann Lovell ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0