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I

Juillet 1936, Londres.

Big Ben sonnait cinq heures. À la rédaction du London Weekly Herald, un jeune hebdomadaire gauchiste au cœur de la City, l’actualité mouvementée à l’étranger avait animé la journée de ses vaillants journalistes, mais l’armée nationaliste pouvait bien prendre le pouvoir en Espagne, à cette heure de l’après-midi, tous ne songeaient qu’à rentrer chez eux. Dans la grande salle éclairée d’arcades fenêtrées, ils quittaient un à un leurs postes. Petit à petit, les rangées de bureaux se vidaient, le bruit s’amenuisait. Les derniers résistants mettaient les bouchées doubles pour finir leur article.

Notre héros, que nous nommerons Theo puisque c’est ainsi qu’il se faisait appeler, était encore enchaîné à l’une de ces innombrables tables de travail. Non seulement il ne parvenait pas à achever son billet, mais, comme il manquait d’expérience professionnelle, on ne lui assignait que des sujets mineurs, destinés à combler le vide entre les rubriques du magazine. L’exposition de peinture académique au National Portrait Gallery dont il avait souffert la mondanité trois heures durant le tourmentait encore à cette heure-ci. Il avait beau s’évertuer à rédiger les plus belles phrases possibles, user des meilleurs artifices linguistiques et mettre tout son art d’écrire à profit, les vingt lignes d’une rhétorique parfaite qu’il avait produites au bout d’un long processus créatif, étaient tout aussi assommantes que la contemplation des portraits, austères et insipides, dont il était justement question.

Il faut dire que son âge et son tempérament impétueux ne le prédisposaient pas à l’amour des formes conventionnelles : le conservatisme politique, les arts traditionnels et même la bonne vieille royauté anglaise, tout ça lui paraissait fade, désuet, voire rédhibitoire au progrès social tant désiré. Theo avait en lui cette fibre révolutionnaire, irascible et prompte à s’enflammer, de la jeunesse qui défend avec ferveur ses idées modernes, contre la bourbe vieillissante de conformistes qu’elle accuse implacablement d’enliser la société. Au vu des tâches qu’on lui confiait, il n’éprouvait pas autant d’enthousiasme dans son métier qu’il ne l’aurait souhaité, mais à vingt-et-un ans, tout juste majeur et diplômé de son baccalauréat, il avait encore de belles années pour se faire un nom en tant que journaliste engagé.

Theo capitula devant l’immense lassitude qu’il éprouvait à la lecture de son billet et qui lui rappelait ces heures encore plus pénibles passées au milieu de vieux nobles et bourgeois au musée. Il se relut une dernière fois, puis il se leva, zigzagua entre les bureaux déserts et alla trouver son supérieur direct et ami, Douglas O’Neill pour lui rendre sa copie. L’Écossais, un échalas roux au visage long et tacheté, examina la feuille.

« C’est bon, tu vas pouvoir y aller, approuva O’Neill avec son accent gaélique. Je transmettrai au patron. Je voudrais que tu sois sur Speaker’s Corner, demain à partir de onze heures. Orwell fera peut-être un discours. Ce n’est rien d’officiel mais les sources sont fiables. Tu peux t’en occuper.

— J’en suis ! Pourvu que je n’aie pas à retourner à cette satanée exposition, je prendrai toutes les tâches que tu me confieras !

— Parfait, répondit O’Neill avec un sourire amusé. Tu téléphones au bureau si tu as un souci. J’y serai, jusqu’à trois heures de l’après-midi. On se voit toujours demain soir au Café Anglais ? »

L’Écossais sortit de son casier une bouteille de scotch déjà bien entamée et deux petites tasses à café ébréchées. Il les remplit de whisky et en offrit une à Theo qui s’assit sur la chaise vide du bureau voisin.

« Oui. Rendez-vous à six heures sur Leicester Square. Apporteras-tu le présent pour Dickie Dick ?

— Oui. Je le lui offrirai une fois au club. Il pourra en profiter pendant la soirée.

— Voilà ma part comme promise. »

Theo sortit de son portefeuille un billet d’une livre et le déposa sur le bureau d’O’Neill qui le ramassa. La somme était destinée à payer le cadeau d’anniversaire de leur ami et confrère, Dickie Dick, dont ils célébreraient ensemble les vingt-quatre ans, le lendemain soir. Theo sirota la petite dose de whisky et se leva pour partir. Il salua O’Neill avant de l’abandonner seul dans les bureaux de la rédaction, puis il récupéra sa bicyclette à l’accueil, se coiffa de sa casquette en tweed et sortit dans les rues de la City.

Dehors, le ciel maussade se remplissait de nuages denses et sombres, gorgés d’eau. Theo eut à peine rejoint le Strand, que la bruine tomba et moucheta de noir la chaussée. Il accéléra. Sa veste ne le protégerait pas. Un craquement d’abord, puis la nue se fissura. Une averse s’abattit et obscurcit la route goudronnée. Devant lui, le clocher de Saint Mary-le-Strand s’effaçait sous un voile blanc et grésillant de pluie. Les grosses gouttes qui tapotaient son dos, ses épaules et sa nuque, transperçaient le tissu de son blazer, imbibaient sa chemise et parvenaient jusqu’à lui. En quelques secondes, il fut entièrement baigné dans ses propres vêtements. Il pédala de toutes ses forces pour remonter la petite pente de Wellington Street. L’air qu’il fendait dans sa course soufflait un vent froid qui gelait ses habits et les plaquait sur sa peau. Un sentiment de solitude glaça son cœur.

Un éclair lumineux scintilla au-dessus du toit vitré de Covent Garden. Theo s’engouffra dans la rue engorgée du marché. D’innombrables stands et marchandises l’encombraient. C’était à peine s’il parvenait à se frayer un chemin entre les camionnettes, les remorques pleines de sacs ou de caisses et les piles de cageots protégés de grandes bâches, mais heureusement, à cette heure tardive, la plupart des commerçants, des porteurs et des clients avaient déserté. Il slaloma entre les obstacles, esquiva de justesse quelques piétons et fila se mettre à l’abri sous la verrière. Il ralentit et se faufila entre les étals. Traçant leur chemin, les roues humides de sa bicyclette rayèrent d’un fin trait noir le pavé clair du marché couvert. À travers la voûte transparente du toit, le ciel noir s’illumina, la clarté papillota, puis l’obscurité pesante revint. À la sortie du hall, les eaux de nouveau l'assaillirent. Il rejoignit la route et accéléra. Son appartement lui semblait encore bien loin, et pourtant, il avait déjà fait plus de la moitié du chemin.

Une puissance détonation le fit sursauter. Des fulgurations fusèrent autour de lui. La peur le secoua. La bicyclette vacilla maladroitement jusqu’au trottoir. Theo s’abrita sous l’auvent d’un magasin en compagnie des passants qui, tout comme lui, avaient renoncé à affronter l’orage. Tandis qu’il espérait l’accalmie, son regard vague suivait les téméraires armés de parapluies et les automobiles qui passaient et repassaient dans un sens et dans l’autre. À rester sans bouger, grelottant dans des habits trempés, il sentait la morsure du froid sur sa peau qui s’enfonçait dans sa chair, jusqu’aux os. Son corps se raidissait.

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