1.2.1

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II

Le train ralentit dans un sifflement d’enfer jusqu’à sa complète immobilisation. Alice posa les mains sur la fenêtre. La curiosité et l’inquiétude mêlées la pressaient contre la vitre d’où ses yeux bleus scrutateurs cherchaient à entrevoir l’extérieur de la gare de Waterloo. La jeune lady n’avait pas encore dix-sept ans et pourtant, de son propre chef, elle avait voyagé seule jusqu’à Londres dont elle ne connaissait que Big Ben, l’abbaye de Westminster, Buckingham Palace, le Ritz et le zoo, des lieux qu’elle avait visités, un an et demi plus tôt, à l’occasion du mariage royal du prince George et de la princesse Marina. Elle s’était promenée en automobile, avait couché au palais et dîné aux plus prestigieuses tables, mais elle ne savait rien du Londres populaire. Cette fois-ci, son séjour n’avait malheureusement rien d’officiel, et il lui faudrait improviser. Dans ces rues fréquentées et inexplorées, elle n’était pas sûre de trouver un toit, de la nourriture et des amis pour l’aider. Une part de ses maigres ressources avait déjà été consumée dans l’achat du ticket de train, et l’argent ne tarderait pas à lui manquer. Elle se blâmait de ne pas avoir pris plus de liquidité, mais comme elle avait vécu dans l’opulence, elle n’y avait simplement pas pensé.

Néanmoins, c’était sa décision, et sa situation avait beau être précaire, elle ne la regrettait pas. Le monde s’offrait à elle, de nouvelles perspectives s’ouvraient, et elle était déterminée à faire tout ce qu’il conviendrait pour réussir dans cette nouvelle vie, loin de sa prison dorée. La ville moderne, illuminée par la magie de l’électricité, recelait de promesses d’avenir inespérées. Partout, son regard accrochait des choses inédites, des technologies récentes, des allures étrangères. Elle ne s’émerveillait pas autant qu’elle ne l’aurait fait enfant, non, elle observait avec une attention méthodique son environnement : d’abord l’architecture monumentale de la gare, à la fois sobre et complexe, qu’elle pouvait apercevoir, non sans effort, depuis la fenêtre ; puis son regard s’attacha aux voyageurs qui s’affairaient à reprendre leurs bagages et à quitter le train. C’était, pour la majorité, des hommes en costume, sans doute des businessmen de la City.

Alice se mit sur la pointe des pieds et étendit le bras pour récupérer sa valise rangée sur une étagère. Elle tira sur l’anse et la fit tomber, manquant de se fouler le poignet pour la rattraper. Ses affaires en main, elle se faufila dans le maigre espace entre les banquettes et sortit du train. Très haut, au-dessus d’elle, une toiture de verre reposait sur une charpente enchevêtrée de barres de fer, entre lesquelles perçait un jour fade. Alice s’insinua dans les flots de voyageurs qui remontaient le quai de béton sale. Leurs pas résonnaient autour d’elle et se mêlaient au murmure général des conversations. Elle franchit la grille et le troupeau de passagers se dispersa, à droite, à gauche, en diagonale ou tout droit. Isolée au milieu de la gare, elle continuait d’avancer au hasard, quand elle aperçut un policier stationné près de l’entrée du métropolitain. C’était sa chance. Elle sortit de sa poche une note sur laquelle était griffonnée une adresse et s’enquit auprès du bobby de la direction à suivre. Il lui indiqua dans le mur de pierre blanche une grande ouverture en arcade et lui expliqua comment rejoindre l’aubette la plus proche.

Dehors, Alice déchanta en découvrant le ciel maussade de Londres. Elle revint dare-dare dans le hall de gare pour acheter dans une boutique d’accessoires de voyage, un parapluie rouge, assorti aux fleurs de sa robe d’été, puis elle retourna affronter l’humidité extérieure. Il bruinait. Sur le trottoir, une foule de voyageurs descendait et montait dans les taxis. Elle ouvrit le parapluie et avança jusqu’à l’aubette la plus proche, déjà bondée de gens venus s’abriter. La jeune lady s’immisça au milieu de la foule bourdonnante et se renseigna auprès d’une femme en pantalon. Un bus à impérial, avec une sorte de groin à l’avant, fit halte.

La dame lui fit signe de la suivre, et Alice monta. Elles s’assirent ensemble à l’étage et firent connaissance. La jeune lady se présenta avec beaucoup d’aisance — ce qui ne laissa rien paraître de son âge adolescent —, mais se garda de trop en dire sur les raisons de sa présence à Londres. Elle lui prétendit qu’elle n’avait pas pu prévenir de son arrivée un proche parent qu’elle venait visiter, ce qui, dans les faits, était à moitié vrai. Bien que ce ne soit pas la raison de sa présence en capitale, la jeune lady espérait y retrouver son frère qu’elle n’avait pas revu depuis sept ans et lui demander asile, sinon un peu de soutien financier. Malheureusement, elle ignorait où il vivait. Sa seule piste était l’adresse de son travail, divulguée dans une lettre adressée cinq plus tôt à un ancien ami. Ses chances étaient maigres, il ne consentirait peut-être même pas à la rencontrer, mais dans sa situation, elle ne perdait rien à s’y risquer. Toute l’aide qu’elle trouverait serait la bienvenue.

Le bus entra dans la cage métallique du pont Bailey, qui servait de voie de substitution à celui de Waterloo dont Alice observait, par la vitre de droite, l’avancée des travaux. La passerelle de fortune flottante au-dessus de la Tamise ne rassurait guère, mais le bus rejoignit rapidement la rive nord. Revenu sur la terre ferme, il s’inséra dans les flots continus de voitures qui circulaient sur le Strand. Alice admirait les différents styles architecturaux des ères passées et les incroyables affiches publicitaires, petites et grandes, qui venaient enluminaient, comme un maquillage chargé, la pierre séculaire des façades. Le long des corniches s’élançaient des hampes sans drapeaux qui attendaient patiemment le sacre du nouveau roi.

La dame lui signala que son arrêt approchait, et la jeune lady s’empressa de sortir, le bus à peine arrêté. Elle demanda encore conseil aux passants et quand elle vit enfin la plaque de rue qu’elle recherchait, Alice s’enthousiasma, sa valise se délesta comme par enchantement, et elle sautilla, le pas léger, jusqu’au numéro qui l’intéressait. L’entrée des bureaux du London Weekly Herald, situé à l’angle de la rue, imposait par son chambranle et son perron de marbre. La jeune lady prit une grande inspiration et tenta d’ouvrir d’un coup la porte de bois massif. Mais elle demeura close. Décontenancée, elle activa plusieurs fois la poignée, mais dut se rendre à l’évidence : les bureaux étaient fermés. Ce n’était pas étonnant. Il était déjà tard, et l’heure du repas s’achevait.

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