1.3.1

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III

Le réveil fut glacial. Les plis des draps avaient laissé leur marque sur sa joue écrasée. La bave les avait mouillés. Elle mâchonna la salive pâteuse qui, dans sa bouche, avait séché. Sa gorge était aride, sa peau froide, ses membres courbaturés. Une à une, les sensations les plus désagréables venaient titiller cette sensibilité que son corps, en sortant de son engourdissement, regagnait. Alice se leva, étourdie et assoiffée. Sans même comprendre où elle se trouvait, elle tituba jusqu’au lavabo pour s’y désaltérer. Après avoir épongé sa soif à grandes lampées, elle releva les yeux et découvrit dans le miroir une tête horrible, à la peau froissée. La nuit avait échevelé sa jolie coiffure bouclée. Ses mèches blond vénitien avaient perdu de leur ressort et retombaient en vagues informes sur ses épaules.

La jeune lady voulut mander la femme de chambre, mais elle se rendit rapidement compte, grâce au mur de chaux craquelé et au lavabo émaillé, qu’elle n’était pas dans son manoir. Elle se remémora ses aventures précédentes, comment elle avait facilement rassemblé ses affaires et quitté la propriété sans qu’on ne l’ait remarquée, et comment, arrivée à Londres, elle avait à grand peine cherché à se loger. Une angoisse qu’elle n’avait pas ressentie dans le feu de l’action l’effraya, et elle fut soulagée d’être parvenue jusque-là. Alice éprouva même une sorte de joie à se trouver dans cette chambre sordide, à être libre, indépendante et même pleine d’espoir. Elle ne pourrait pas oublier cette douleur au fond d’elle-même et sans doute la plaie ne cicatriserait pas, mais quoi qu’il en soit, elle avait choisi de vivre et c’est pourquoi elle était là.

Alice se rinça le visage pour nettoyer de sa tête ces sombres pensées qui, à l’instant même, l’avaient traversée, puis elle se dirigea vers la fenêtre et tira le rideau. Un jour éclatant perça. Autour d’elle, des toits avec leurs cheminées s’étendaient à perte de vue. Au fond du puits ombragé formé par l’encadrement des immeubles voisins s’abîmait une petite cour, ou plutôt un débarras qui entassait à même la terre, une montagne de bouteilles en verre, des sacs en jute, des caisses de provisions et une brouette posée juste à côté. Dans ce trou s’exprimait la sordidité d’un monde qu’elle ignorait, et ses grands yeux intrigués tentaient de démêler les mystères que ce bric-à-brac d’immondices recelait.

Après un brin de toilette, Alice, en chemisier noué d’une lavallière bleue, descendit au rez-de-chaussée et trouva la patronne, assise dans son fauteuil, les pieds sur le comptoir, les lunettes sur le nez, qui feuilletait un magazine. Absorbée par sa lecture, cette dernière en avait oublié sa cigarette qui se consumait entre ses doigts. La jeune lady s’approcha et la salua. Carmen sursauta. Le long morceau de cendre dangereusement suspendu au bout de son mégot se détacha et tomba sur ses genoux. La grosse dame se leva d’un bond en marmonnant dans sa barbe, épousseta sa robe de maison à carreaux verts, puis se retourna vers Alice.

« Tu as besoin de quelque chose, ma jolie ?

— Je dois me rendre à un journal, le London Weekly Herald, mais je ne sais pas vraiment comme y aller.

— Tu as l’adresse ? »

Alice lui remit le petit bout de papier. La patronne réajusta ses lunettes, s’excusa et sortit par une porte privée, derrière son bureau. Elle revint une minute plus tard armée d’une carte de Londres qu’elle déplia sur le comptoir.

« Qui aurait cru que j’aurai eu besoin un jour de ressortir cette antiquité ? Le Midnight Flowers est ici et le Weekly Herald, là, déclara-t-elle en pointant du doigt des endroits de la carte. Tu peux prendre le Tube, sur Piccadilly, ligne Bakerloo, et changer à Embankment, pour la District Line. As-tu déjà pris le Tube ?

— Non, jamais…, répondit la jeune lady, décontenancée par ce jargon londonien.

— Alors, tu ferais sans doute mieux d’y aller à pied, soupira Carmen. Tu en auras pour un petit bout de chemin, mais à ton âge, ça ne te tuera point. Prends la carte avec toi. Je te la prête, mais ne la perds pas. »

Alice pressa avec ferveur les mains de la patronne et sortit. Un ensoleillement déjà aigu en ce début de matinée chauffait avec insistance les flaques d’eau de la chaussée et les évaporait. L’air en était alourdi d’humidité et, avec la température croissante et les pots d’échappement, la jeune lady suffoquait. Sous l’ombre salvatrice des immeubles qui la protégeait des rayons caniculaires, elle refit en sens inverse la route de la veille, sans jamais reconnaître les paysages qu’elle avait déjà rencontrés. Londres brillait bien plus à ses yeux sous le soleil estival que sous la grisaille pluvieuse. Les couleurs des stores, des véhicules, des arbres, des réverbères et même des vieux murs de brique ressortaient en pleine lumière éclatantes et vives.

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