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IV

Le gramophone fredonnait les notes langoureuses de Sophiticated Lady et emplissait la chambre d’un air romantique. Allongé dans le lit, Theo s’endormait presque. Le parfum des cheveux bruns, enfouis dans le creux de sa nuque, berçait ses sens. Ce midi avait été tempétueux et passionné. Les pièces de son costume éparpillées autour du lit en témoignaient. Maintenant que l’ouragan était passé, ses muscles contractés dans l’action, se relâchaient, son corps vidé de ses forces s’enfonçait dans les draps de coton, une sensation de plénitude emplissait son être tout entier. Vraiment, il aurait souhaité rester ainsi, ne plus bouger, juste laisser son âme voguer…

« Je ne viendrai pas ce soir. J’ai un rendez-vous important… », susurra-t-elle.

Ses lèvres effleurèrent son oreille. Il frémit, mais l’annonce ne l’enchantait guère et elle avait piqué sa conscience. Il cligna à grand-peine ses paupières qui refusaient de s’ouvrir, fronça les sourcils et maugréa :

« C’est l’anniversaire de Dickie Dick. Ça fait des semaines que la soirée est prévue, la table réservée… Tu étais d’accord… Pourquoi faut-il qu’à la dernière minute tu te décommandes ? »

La femme releva la tête et le regarda les yeux dans les yeux, accoudée sur le lit. Son souffle lui chatouillait le menton. Ses yeux féroces et perçants, d’un brun mordoré, le toisaient avec une brûlante intensité. Theo oublia à l’instant l’objet de leur dispute et arracha à ses lèvres dédaigneuses un baiser gourmand. Elle rit. Le jeune homme l’amusait. Elle rejeta en arrière ses cheveux, coupés court sur le côté, qui tombaient en vagues crantées devant son œil coquin. Pour elle, Theo n’était qu’un jeune et vigoureux passe-temps. Séduisante, d’une féminité accomplie et pleine d’expériences, Baby Bennett, de quatre ans son ainée, l’avait initié, comme une mystique Circé, sur les voies occultes de la chair, des plaisirs secrets, et avait acquis sur lui une incontestable autorité. Depuis le début de leur liaison, elle avait déterminé, par sa supériorité, des règles de libertés individuelles qui laissaient au jeune homme le loisir de l’expérimentation variée et qui l’affranchissaient du même coup de sa possessivité excessive, afin qu’elle puisse pratiquer, de son plein droit, le marivaudage si précieux aux mondanités. Baby prisait les relations sociales et savait avec finesse les cultiver. Elle ne refusait jamais une invitation à une table distinguée à laquelle le jeune homme n’aurait jamais droit de siéger, et Theo avait dû s’en accommoder. Mais cela durait depuis plus d’un an maintenant. S’il avait d’abord ressenti de la jalousie pour ces petites infidélités, à présent, il n’y avait plus que la douleur d’une fierté méprisée, et c’était tout ce qui poussait encore le jeune amant à se rebeller.

« C’est une soirée dans un club privé. Je ne peux pas refuser, expliqua-t-elle.

— C’est lui t’a invitée ? demanda amèrement le jeune homme.

— Oui. »

Baby travaillait chez Vogue, mais malgré son indépendance financière, elle profitait, sans hypocrisie, de la grâce bienveillante de riches amis pour s’assurer un confort de vie. Elle avait une belle demeure, une cuisinière, une bonne, une garde-robe de reine. Parmi ses magnanimes protecteurs, un en particulier portait ombrage à Theo dès le début de leur relation. C’était un homme richissime, pour le compte de qui elle gérait des affaires délicates et qui la remerciait grassement. Voilà tout ce qu’il en savait. La nature exacte de leur commerce demeurait un mystère, mais Baby semblait ne pouvoir rien lui refuser. À cause de cela, Theo avait souffert les pires tourments de la jalousie, et même après tout ce temps, il lui vouait toujours une haine inextinguible. Bien qu’il se soit calmé, il devenait systématiquement grincheux dès qu’elle en parlait, et elle s’amusait à l’appeler « Daddy » pour le faire enrager. Elle avait toujours refusé de lui révéler son nom, sûrement à raison, car, s’il l’avait su, impulsif et susceptible comme il l’était, il l’aurait sans aucun doute provoqué en duel à la manière d’un gentilhomme des siècles passés.

« Je ne comprends pas pourquoi tu lui obéis comme ça.

— Regarde autour de toi. Qui crois-tu qui paie cette maison ? »

Rien que la chambre à coucher incarnait la splendeur impériale, avec ses murs entièrement lambrissés de stuc blanc et son immense tapis de fleurs victorien. Le lit où ils paressaient était un bijou baroque aux chantournements dorés, coiffé d’une magnifique tête capitonnée de satin bleu. La maison en elle-même, une belle demeure virginale de deux étages, se situait dans le quartier de Kensington, l’un des plus onéreux de la capitale. Baby seule ne pouvait pas se l’offrir, Theo encore moins. Il devait bien le reconnaître : c’était un argument de valeur. Il grommela, incapable d’avouer sa défaite contre ce rival inconnu :

« Ce genre de relation douteuse ne t’apportera rien de bon. Penses-tu un peu à ta réputation ?

— Si tu n’étais pas si borné, j’accepterais d’en discuter. Je te l’ai dit. Je m’occupe pour lui d’une affaire confidentielle. C’est un travail pour moi, et comme dans tout travail, je suis payée pour le faire.

— La même chose vaut pour moi. Donc, je retourne au journal, grogna le jeune homme en se relevant.

— Mais nous n’avons encore rien mangé ! »

Le gramophone, posé sur la commode aux pieds violonés, sauta et n’émit plus qu’un grésillement discordant. Entre eux, il n’y avait pas que des années de différence, il y avait toute une mentalité. Digne héritière des flappers américaines, Baby était une femme libérée. Mariée à dix-huit à Bob Buchanan, un riche pétrolier, elle n’avait pas hésité à divorcer l’an suivant pour s’enfuir aux Indes avec un jeune rajah. Lasse de la vie de palais oriental au bout de six mois seulement, elle avait mis le cap vers l’Amazonie en compagnie d’un aventurier douteux, pilleur de trésors et obscur trafiquant. Après une série de mésaventures avec les autorités locales, il avait fini par la plaquer pour s’enfuir avec le butin. Sans le sou, elle avait voyagé quelque temps à bord d’un paquebot comme télégraphiste, jusqu’au jour où elle avait débarqué à Londres. Elle semblait s’être posée, du moins temporairement. Pour l’heure, Theo renonçait à l’attraper et préférait s’échapper. Avec une pudeur grincheuse, il tira les draps sur son bassin nu et s’assis sur le rebord pour récupérer ses habits. Derrière lui, Baby se redressa légèrement et se rapprocha pour lui susurrer à l’oreille, d’un ton taquin :

« Tu boudes, Theo chéri ? »

Mais Theo ne répondit rien. Il enfila son caleçon. Alors, elle ne résista pas à l’envie dévorante de l’embêter jusqu’à ce qu’il perde cette fausse contenance qu’il voulait se donner. Elle se mit à caresser les cicatrices en gerbes qui hachuraient son dos. Son doigt suivait en particulier une ligne boursouflée, d’un tracé net et arqué. Elle n’était plus que l’empreinte d’une douleur passée, pourtant Theo semblait aussi irrité que s’il l’avait à l’instant éprouvée. Il fit volte-face et repoussa avec violence la main de Baby.

« Arrête ! Tu sais très bien que je déteste ça. »

La colère plissait son front, le vieillissait de quinze ans et assombrissait son regard. Cette fois, elle l’avait définitivement contrarié. Sans un mot, Theo se mit debout, souleva la tête de lecture pour faire taire le gramophone et se rhabilla. Il s’échappait, il lui échappait… Il avait beau se trouver encore dans sa chambre, il était déjà parti très loin dans sa tête. Sa mémoire remontait le cours de son existence pour revenir inlassablement à cette période de sa vie où il s’était figé.

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