1.6.2

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L’onctuosité du tian de saumon qui fondait sur son palais apaisa cependant ses acrimonies. Alice se laissa même entraîner par la voix pétillante de la diva, dans sa robe voletante de soie champagne, qui, accotée au piano, entonnait les paroles de What have we got to Lose. À table, les hommes parlaient de l’actualité internationale. Emily intervenait quelquefois dans la conversation, d’une voix incertaine, sans y être à son aise. Alice, elle, s’ennuyait profondément. Ce genre de considérations était à mille lieues de ses préoccupations. Il faut dire que l’Espagne ne se trouvait pas dans son voisinage immédiat. Dickie Dick, malgré le sérieux du sujet, gardait le ton badin qui convient à un dîner d’agrément, O’Neill analysait méthodiquement la question, et Theo, fort de ses convictions, s’emportait.

« Peu importe comment tu prends la chose, ce que fait l’armée, c’est une atteinte à la démocratie ! Avec des méthodes pareilles, il ne peut en naître qu’une dictature fasciste ! Le Royaume-Uni doit intervenir au nom de ses principes et aider le peuple hispanique ! Comment pourrait-il se défendre contre l’armée qui, elle, se prépare depuis deux ans à un conflit militaire, sans l’aide internationale ? »

Sa voix résonnante fit sursauter Alice qui rêvassait, et elle manqua de renverser son verre à cocktail. Surpris par la violence de son ton, il s’excusa, les yeux baissés.

« Pardonnez Theo, très chère. Il est prompt aux plus grandes harangues dès qu’il croit dur comme fer en quelque chose, et il est têtu comme un âne ! se moqua Dickie Dick. Et vous, avez-vous un avis sur la politique étrangère que l’Angleterre devrait adopter à l’égard du coup d’État nationaliste en Espagne ?

— Je suis mal informée sur le sujet, mais je suis contre l’idée d’une guerre. La guerre bouleverse la vie de tout le monde, et cela rarement de la meilleure manière. C’est un évènement beaucoup trop grave pour le décider à la légère.

— C’est une sage remarque, opina O’Neill, d’autant que ce qui se passe en Espagne résulte d’une division de l’opinion publique depuis la chute de la monarchie. C’est à eux qu’il incombe de résoudre leurs désaccords afin de décider ensemble de l’avenir de leur pays.

— Mais ce qui est inquiétant, c’est le rapport de force entre les deux partis…, fit remarquer Emily. Je veux dire, il s’agit quand même de l’armée, et ce sont des fascistes… Peut-on vraiment faire comme si cela ne nous concernait pas ?

— Les républicains ne sont pas seuls, objecta O’Neill. Ils ont le soutien du Komintern. Et c’est bien le problème. Notre gouvernement ne veut pas soutenir les républicains, à cause de leur lien avec les communistes. Ils ne veulent pas plus voir émerger un État ouvrier qu’un État fasciste, mais il est probable que le CPGB et le Bureau de Londres leur enverront du secours.

— Eh bien moi, j’irai, déclara Theo, j’irai aider les républicains, parce que je crois en la démocratie et que je refuse qu’elle soit bafouée ainsi.

— Puisque tu crois en la démocratie, crois-tu aussi pouvoir tuer quelqu’un en son nom ? » lui demanda Alice avec un accent froid et sarcastique.

La question incongrue tétanisa tout le monde. Alice en regretta aussitôt le cynisme et l’inconvenance, mais Theo osa lui déclarer avec une sincère solennité :

« Je pense, mademoiselle, être capable de tuer quelqu’un et même de risquer ma vie, si je le fais pour protéger quelque chose d’important à mes yeux ! »

La probité naïve mais valeureuse du jeune homme déstabilisa Alice et émut quelque peu son cœur aride. Elle, qui n’était que trop habituée à l’égoïsme et à la cruauté du monde, avait fini par placer sa propre personne au-dessus de tout, et voilà qu’on lui répondait avec la plus niaise générosité. Elle ressentit de la pitié pour elle-même et une jalouse amertume pour Theo. Le regard fuyant, elle bredouilla :

« C’est admirable de votre part… »

Et elle se reprocha de lui avoir révélé cette froideur d’âme qui ne seyait pas à l’image d’une jeune et ravissante demoiselle telle qu’elle voulait paraître à ses yeux. Elle se sentit presque aussitôt méprisable et méprisée et se jura de lui faire regretter, en nombre de soupirs, ce dédain présumé.

Le spectacle continuait. Un couple entra sur la piste et, sur un air de tango, ils se mirent à danser. Les yeux dans les yeux, la femme à la jupe fendue suivait avec grâce les pas marqués et autoritaires de son cavalier en découvrant sa cuisse avec sensualité. Dickie Dick se tourna pour admirer la prestation avec intérêt.

« Baby et moi dansons mille fois mieux le tango que ce couple d’amateurs, dit-il d’un œil critique, la tête nonchalamment penchée vers l’arrière en direction de Theo.

— Oh, évidemment ! Personne ne vous arrive à la cheville !

— Quel dommage qu’elle ne soit pas venue ! Dansez-vous le tango, Carole ? Oh, nous aurions pu vous faire une démonstration !

— Pas du tout… répondit-elle.

— Quelle danse connaissez-vous ? »

Du fait de son éducation, Alice avait eu la chance de suivre cette année des cours pour la préparer au bal des débutantes. C’était une bonne élève qui trouvait dans la danse un remède plein de joie et de liberté à l’austérité de son manoir anglais.

« La valse viennoise et la polka, surtout…

— Mais ce ne sont pas des danses très à la mode ! s’exclama Emily.

— Oh, la valse anglaise et le one-step bien entendu…, rétorqua-t-elle un peu vexée. Et le foxtrot aussi, mais je ne maîtrise que les pas de base…

— Ne vous inquiétez pas, je vous montrerai ! déclara avec assurance Dickie Dick. Je suis un excellent danseur. Je donne même des cours si cela vous intéresse. Tango, charleston, rumba, foxtrot, quickstep… Je danse à peu près tout, vous voyez ? Et même des danses qu’on ne danse que dans les clubs new-yorkais. Posez la question à Theo ! Je lui ai donné des leçons pour qu’il puisse impressionner Baby. Elle maîtrise tout ce qui se fait en matière de jazz. Sur une piste de danse, c’est une vraie déesse !

— Oh, mais tu restes de loin le meilleur cavalier que j’aie connu ! » plaisanta Theo.

Puis il se retourna vers la jeune lady et lui confirma aimablement :

« Il se vante beaucoup, mais quand il s’agit de danse, vous pouvez lui faire confiance. »

D’un sourire, il dissipa les craintes d’Alice et remplit son cœur d’espérances. Elle brûla aussitôt d’envie qu’il l’invite à danser, mais le jeune homme se retourna vers la scène derrière lui, et échangea quelques remarques avec Dickie Dick.

On servit à chacun son plat principal. L’orchestre commençait tout juste à jouer et les premiers couples se levaient de leurs sièges pour envahir la piste. Sur sa chaise, Dickie Dick ne tenait plus en place. Il mourait d’envie d’aller swinguer comme les autres, et pour atténuer sa frustration, il épanchait sa faconde intarissable de connaissances sur le jazz, tout lorgnant les danseurs d’un œil envieux. Il pérorait seul bien plus qu’il ne conversait. Emily seule lui répondait. Ses deux collègues, concentrés sur leurs assiettes, l’écoutaient à peine.

Durant le repas, Alice surprit les yeux bleus de Theo posés sur elle, presque rêveurs, tandis que, caché derrière son verre, il déglutissait en toute innocence son vin rouge. Le jeune homme réalisa seulement sur le fait qu’il la contemplait, mais au lieu de fuir, pris en faute, il maintint sur elle un regard appuyé, fort cavalier et plein d’impétuosité. Ce fut Alice qui s’embarrassa. Elle détourna précipitamment la tête. Ses joues bouillaient, la chaleur l’étourdissait, où était-ce le gin qui l’enivrait ?

« Ah, j’adore ce morceau ! Carole, vous connaissez ? demanda Dickie Dick, en se tournant vers elle avec vivacité. Mais, dites-moi… Vous vous sentez bien ? »

La jeune lady sursauta et, devant les yeux stupéfaits qui la scrutaient, perdit complètement son sang-froid.

« Je vais bien, bafouilla-t-elle. Parfaitement bien.

— Vraiment ? Vous avez l’air souffrante.

— C’est sûrement l’alcool. Je ne suis pas habituée. »

Alice se débattait en gestes et en excuses, avec assurance exagérée, pour le rassurer. Devant cette étrange obstination, Dickie Dick se résigna néanmoins à ne pas insister. Une fois l’incident passé, la jeune lady jeta un coup d’œil à Theo, et quelle ne fut pas sa surprise de découvrir son regard calme et radieux qui l’observait, avec un sourire… Un sourire d’extrême satisfaction et un petit rictus amusé ! Alice crut mourir d’humiliation quand, pour comble, il osa lui adresser une œillade pleine de complicité. Theo pouffa de rire, et Dickie Dick lui demanda ce qui le distrayait.

« Je me disais que les femmes sont vraiment d’étranges créatures, répondit-il, tantôt elles sont impénétrables, tantôt on peut lire en elles comme dans un livre ouvert. »

Ce fut le coup de grâce pour Alice. Elle serra la main sur sa poitrine. L’irritation lui démangeait la gorge au point de lui arracher de rage des hurlements. Quelle cruelle mortification que de se retrouver prise à son propre piège et soumise par celui qui devait l’être ! Elle décida de l’ignorer. Hors de question de le laisser triompher. Mais elle recroisa quelquefois encore son regard posé sur elle, plus conquérant que jamais. Malgré toute la hargne qu’elle mettait à s’en défaire, elle ne parvenait jamais à le repousser et retournait inlassablement se perdre dans ses rets.

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