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VII

Le sourire d’Alice frappa Theo. Il y avait toujours quelque chose de rayonnant à chaque fois qu’elle le prodiguait, ce qui, d’ailleurs, se produisait seulement durant de brefs éclats d’émotion, mais voilà que cette splendeur un peu trop éclatante venait tout à coup de disparaître derrière un voile doux, presque pudique. Pour la première fois, lorsqu’elle avait accepté son invitation à danser, il lui sembla qu’elle souriait sans tapage, mais avec une profonde sincérité. Elle était adorable et délicieuse : l’avoir à son bras, constituait pour lui autant un défi qu’une fierté.

Avec ce trac ineffable de jeune premier qui monte sur la scène du Royal Opera, Theo l’entraîna sur la piste de danse. La jeune lady lui paraissait bien plus petite à cette proximité, et plus candide aussi. Il tenait dans une main sa paume diaphane, ses doigts fuselés et son fin poignet, tandis que de l’autre, il sentait sous la pulpe de ses phalanges la peau nue de son dos, découverte par le décolleté de sa robe, et plus satinée que la soie qu’elle portait. D’un bras à l’autre, Theo embrassait sa réalité physique, sa masse formelle, ses caractéristiques plastiques. Il plongea son regard dans celui de sa partenaire, puis il avança un pied et ouvrit la danse. Le moment eût été parfait pour engager la conversation, mais un léger embarras le freinait. Alice suivait ses mouvements sans résistance, et avec la légèreté de son corps, il éprouvait une incroyable facilité à la guider. C’était à sa grande stupéfaction, malgré des abords rétifs, la plus docile des cavalières. L’orchestre enchaîna sur un tempo plus vif. Theo qui connaissait le morceau suivit sans peine le nouveau rythme, mais cette brusque accélération déboussola sa partenaire.

« Oh ! La musique est trop rapide pour moi ! gémit-elle.

— Mais non, regardez, vous vous débrouillez. N’ayez pas peur. Les pas sont simples. Je connais très bien ce morceau.

— Vraiment ?

— Oui. La pièce originale est un ragtime de Lodges, le Temptation Rag. Je le joue au piano.

— Vous jouez du piano ! s’étonna-t-elle avec enthousiasme. J’adore cet instrument ! J’ai toujours l’impression qu’il me raconte une histoire, mais sans mots ni sens, juste en émotions. Et pourtant, je me sens toujours apaisée après l’avoir écouté. Je ne ressens plus ni peines ni joies, seulement une paix immense.

— Ni peines ni joies ? s’étonna Theo. N’est-ce pas un peu triste ?

— Je ne crois pas. Il n’y a pas de tristesse dans l’absence de maux.

— Mais il n’y a pas non plus de bonheur.

— Vous croyez ? C’est ce qui s’en rapproche le plus pour moi.

— C’est surprenant pour une si jeune demoiselle de penser cela.

— Oh, ce ne sont que de vagues considérations auxquelles je n’accorde que peu d’importance, sourit Alice qui continuait de danser avec entrain. Dites-moi plutôt, monsieur, depuis combien de temps pratiquez-vous le piano ?

— Depuis mes sept ans, je crois… Ou peut-être avant. J’ai grandi sur un tabouret de piano. Je ne sais plus vraiment à quel moment j’ai commencé à en jouer. J’ai beaucoup étudié les classiques au collège, Chopin, Listz et Beethoven, mais je préfère les pianistes de jazz américains, les compositeurs de ragtime, de piano stride qui ont bercé mon enfance. Ils sont si vivants, si imprévisibles ! Ils me donnent l’impression qu’il n’y a pas de limites créatrices et que tout est possible…

— Vous êtes un passionné !

— À vrai dire, quand j’étais enfant, je rêvais de devenir pianiste professionnel et de jouer dans un big band. Mais finalement, j’ai trouvé un travail au journal, j’ai fait des études en sciences sociales, et le piano est resté un simple passe-temps qui occupe mes soirées solitaires entre les murs de mon appartement. Assez lamentable, n’est-ce pas ? Et vous dites-moi, jouez-vous du piano ?

— Moi ? Seigneur ! Non ! J’ai bien essayé, mais c’était sans espoir. Une vraie calamité ! Je n’ai jamais réussi à utiliser ma main gauche. Et puis, pour tout vous avouer, j’étais sans doute plus intéressée par mon professeur de piano que par mes leçons… Le pauvre n’a pas d’ailleurs pu supporter tous mes badinages : il a fini par s’enfuir en courant… »

Tous deux éclatèrent de rire. La danse les emportait au rythme fébrile de ses petits pas. Les premières timidités étaient passées. Ils n’y songeaient même plus. Dans leurs yeux brillait déjà le ravissement. Leurs cœurs spontanés se penchaient, leurs corps insouciants se rapprochaient. Le morceau s’acheva. On applaudit. Une musique plus lente aux langoureux gémissements de trompette exhala dans l’air son parfum de glamour hollywoodien.

« Aurai-je le plaisir de vous entendre jouer du piano pour moi ? susurra Alice d’une voix suave.

— J’en serai honoré, lui répondit Theo sans la quitter des yeux. Vous seriez mon premier public depuis bien des années. Vous pourriez venir chez moi si vous voulez.

— Est-ce une invitation ?

— Il semblerait bien.

— Vous êtes bien cavalier. Je me demande ce que votre petite amie en penserait.

— Rien. Nous n’avons pas le genre de relation que vous nous prêtez. Nous maintenons chacun nos libertés…

— Oh, je vois ! Alors, ce serait moi, la dupe de cet arrangement ! Si votre ami Dickie Dick ne m’en avait pas informée, m’auriez-vous seulement parlé d’elle ? Mais peut-être êtes-vous trop assoiffé de conquête féminine pour vous soucier des cœurs que vous brisez ?

— Je crains que vous vous trompiez sur mon compte, mademoiselle. Je n’ai pas les prétentions d’un Casanova. Et je pourrais me fâcher si vous continuiez à proférer de telles allégations. »

Depuis le début de cette danse sensuelle, à la joute verbale qui les opposait s’ajoutait le jeu de séduction qui, dans la confrontation silencieuse, s’exprimait. Theo ne laissait plus à sa partenaire la liberté de s’écarter, il la gardait au plus près, à la limite de l’indécence sans jamais la dépasser. Il se retenait. Dans son ventre, le désir brûlait, et ce feu se réfléchissait sur la surface miroitante de ses pupilles nébuleuses et profondes, dans lesquelles Alice s’éperdait.

« Vraiment ? Vous vous fâcheriez ? demanda-t-elle, envoûtée. J’adorerais voir cela ! Vos yeux, monsieur… Alors que vous vous efforcez d’être si poli, vos yeux, eux, ne montrent aucune courtoisie ! Ils ont tant d’ardeurs… Se pourrait-il que sous vos airs de gentleman, se cache un homme bien moins respectable ?

— Je crains de ne pas comprendre…, nia-t-il, le regard fuyant.

— Oh, je vous en prie ! Vous ne me ferez pas croire que vous êtes un parangon de l’honnête homme et des bonnes mœurs ! Encore que, je vous l’accorde, vous soyez d’un physique si propre que l’on pourrait s’y tromper, mais vos pensées n’ont rien de ce que vous prétendez.

— Seriez-vous en train d’insinuer que je suis vicieux et dépravé ?

— Pouvez-vous affirmer qu’en ce moment même, il n’y a, dans vos pensées, que de chastes amabilités et pas la moindre lubricité ? »

Ses prunelles brillèrent d’amusement et un sourire coquin fleurit sur ses lèvres. Theo détourna le regard, gêné, mais les idées indécentes qui n’avaient qu’effleuré sa conscience lui apparaissaient, à la lumière de ses grands yeux bleus, avec une nette crudité. Il répliqua :

« Je le pourrais…

— Vous mentiriez… »

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