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À cette époque, William Theophile Wintersley étudiait à Eton College sous la coupe de leur père. Lors de sa première année de pensionnat, le jeune lord revenait régulièrement pendant les vacances à Cliffwalk House, puis lors de la seconde, ses retours se raréfièrent jusqu’à devenir inexistants. Le duc ne lui imposait pas de rentrer : il lui était même plus commode de l’avoir avec lui à Londres, dans sa suite privée du Ritz où il séjournait fréquemment. Alors, à la fin de sa deuxième année, l’été de ses quinze ans, Liam préféra participer à un voyage d’études plutôt que de revenir à la demeure ducale. Ce fut lors d’une visite du musée du Prado à Madrid qu’il rencontra le professeur Horowicz. L’adolescent demeura médusé devant un tableau de Goya, Saturne dévorant l’un de ses fils. Sur cette toile, il ne vit pas le mythe classique de Cronos, mais il reconnut dans cette figure d’ogre monstrueux, géant et bestial, le visage véritable de son père. Sous ses traits de gentleman anglais, cet homme dissimulait dans l’ombre du secret familial une barbarie folle et dévorante, qui le consommait lui, son fils. Le cauchemar de son existence se trouvait là, peint avec une telle violence que l’adolescent ne pouvait s’en détourner.

« Quand je pense que Goya dînait avec cette scène peinte dans sa salle à manger, je me dis qu’il devait avoir un estomac solide. Je crois que j’aurais été bien incapable d'avaler de la viande et pour ma santé mentale, je me serais fait végétarien, opina Jo qui contemplait le tableau. »

La réflexion du professeur tomba à point nommé pour le sauver de son terrible rêve éveillé. L’adolescent qui s’était cru seul dans la salle du musée, se sentit soulagé de trouver un Anglais, comme lui, et cette similitude le dérida aussitôt. D’une poignée de main immédiate, ils firent connaissance et se mirent à discuter ensemble du tableau. Jo lui parlait sur ce ton très théâtral et enjoué qui plaisait tant à ses étudiants de l’université et qui captiva d’emblée l’adolescent.

« Ce tableau a été réalisé dans un contexte historique particulier. Il est empreint d’un grand pessimisme. Après la défaite de Napoléon, le clivage entre les royalistes et les libéraux est réapparu et a précipité le pays dans la guerre civile et les insurrections, sur le sol espagnol, mais aussi à l’étranger dans les guerres d’indépendance américaine. Goya a utilisé Saturne comme une personnification de la patrie espagnole qui tue un à un ses enfants, le peuple espagnol, dans des guerres incessantes. Moi j’aime assez y voir une allégorie sociale. Comme disait Marx, l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. Si l’on considère Saturne comme la puissance capitaliste qui cherche à accroitre la production, il serait l’expression de la classe bourgeoise avide qui tout en accumulant sa richesse, dépossède les masses populaires, dont elle absorbe la force de travail nécessaire à la production elle-même, et qui serait incarné ici par le fils dévoré. Comme on peut le voir ici, la production du capitalisme engendre, telle une loi de la nature inexorable, sa propre négation. C’est le paradoxe capitaliste dans toute sa puissance métaphorique.

— Ce tableau prête vraiment à de nombreuses réflexions ! Je ne l’avais jamais envisagé d’un point de vue sociologique… Mais qu’en est-il du thème initial ? Il s’agit quand même d’un père dévorant son propre fils. Ne devrait-on pas se recentrer sur le cannibalisme paternel au lieu d’extrapoler ?

— Eh bien, mon garçon, pour ma part, je refuse tout bonnement de concevoir un tel comportement. Aucun père ne dévorerait son enfant, pour la bonne raison qu’il renierait sa propre paternité et perdrait ipso facto sa qualité de père… En s’affranchissant de la logique naturelle de la procréation et de préservation de l’espèce, l’homme s’extraie de l’humanité pour ressembler à ce Dieu Saturne, vraiment hideux et monstrueux, mais qui n’a plus rien de ce que nous sommes. En un mot, un père qui dévore son fils n’est déjà plus un père et il n’a plus grand-chose de l’être humain… »

L’adolescent ouvrit les yeux à ce moment-là et il cessa de voir, dans ce tableau, Saturne comme un père, tout comme il cessa de voir, pour lui-même, son père comme un père. Il se crut enfin délivré de ces liens du sang qui l’opprimaient. Libre de toute attache à un âge pourtant si jeune, il prit naturellement la première main qu’on lui tendait. Cette main fut un sourire, une tape sur l’épaule et une invitation à déjeuner de la part de cet homme qui, ce beau jour d’été 1930, lui avait permis de renaître. Theo repartit avec Jo sur de nouvelles bases et réapprit à son contact l’amour familial. Alice qui ne l’avait pas revu cet été-là ne le revit pas non plus les mois ni les années suivantes, jusqu’au jour, plus récent, où elle avait finalement débarqué à Londres.

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