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XII

Le coucou suisse ouvrit la lucarne de son chalet de bois et sortit en chantant midi avec les carillons. Surprise par ce cri impromptu tandis qu’elle passait près du pendule, Alice sursauta. Dans son décor forestier, deux petits écureuils se cachaient parmi les feuilles de chêne sculptées, à la recherche de petits glands. Ses cônes, en guise de balanciers, pendaient au-dessus d’un long buffet luisant, de marqueterie Boulle, dont les placages d’étain dorés et d’écaille de tortue ciselaient, avec une précision d’orfèvre, des motifs rocaille. Alice venait de poser les pieds sur un patchwork de tapis persans, superposés les uns sur les autres dans une composition géométrique complexe et découvrait avec effarement la grande salle bigarrée du salon, remplie d’objets, de curiosités et de mobiliers exotiques.

Sans quitter les coussins du salon en rotin indien sur lesquels on la fit asseoir, son regard en balayant les lieux à la ronde s’offrit un fulgurant tour du monde. Oubliés au fond de la pièce sous la fraîcheur de trois fenêtres, un énorme Chesterfield en cuir semblait ne servir qu’à angliciser la pièce si bien qu’on préféra prendre une chaise supplémentaire dans la cuisine au lieu de profiter de son agrément. Avec son encadrement rustique en bois, l’âtre en face d’elle était surmonté d’un improbable miroir art déco en forme d’éventail, flanqué de deux appliques murales dans le même style. Non loin, dans un esprit de contresens décoratif, une vitrine de chippendale chinois avec ses carreaux aux châssis géométriques, exposait sur ses étagères des jades d’Asie, des ivoires africains, mais aussi des petites figurines de porcelaine Royal Worcester et une collection de pièces anciennes. Dispatchés dans la pièce selon un hasard évident, on trouvait encore une table d’échecs, un banjo, deux trophées de chasse en Afrique, une malle antique en fer et une maquette du Titanic. Quelques tableaux collés aux murs, des reproductions colorées de Malevitch et de Kandinsky pour l’essentiel, ramenaient les visiteurs à une époque résolument contemporaine, voire pour les néophytes, un peu futuriste. La jeune lady, étourdie par cette virée éclair aux quatre coins du monde dans le temps et l’espace, en garda un désarroi chronique. Mrs Horowicz déposa une cruche de limonade sur la petite table octogonale de style arabe et en servit à chacun un verre.

« Ma lady avez-vous déjà visité Londres ? demanda la maîtresse de maison.

— Une fois, il y a presque deux ans, à l’occasion du mariage royal du Prince George et de la princesse Marina, mais j’ai à peine eu le temps de faire le tour de la ville en automobile. Le Londres que j’ai découvert cette fois-ci est plus vivant et plus libre que celui de l’aristocratie.

— C’est sûr que Soho et Buckingham Palace sont des endroits très différents ! s’exclama Diana. Quelle chance d’assister à un mariage princier ! Papa trouverait sûrement cela trop protocolaire, mais la petite fille en moi en rêve encore ! Cela me fait songer que nous participons à celui d’une des cousines de maman le week-end prochain. C’est son premier mariage, mais elle a plus de trente ans : une histoire assez incroyable quand on y pense. Un amour de jeunesse qu’elle ne pensait plus revoir après son départ pour l’Inde, il y a dix ans ; et puis, il est revenu, et maintenant, ils se marient ! Je trouve cela tellement romantique !

— La décision a été mûrement réfléchie, lui signala Mrs Horowicz. Pour l’un comme pour l’autre, c’est le moment ou jamais de se mettre en couple et de fonder un foyer. Arrivé à un certain âge, tu sais, ce n’est plus aussi aisé de devenir parent…

— Ils avaient l’air amoureux pourtant !

— Oh, ils le sont sûrement, mais là n’est pas la question, lui rétorqua son père. Il n’y a guère de raison à l’amour, et il se suffit à lui-même. En revanche, le mariage est une affaire familiale qui demande une réflexion scrupuleuse.

— Mais papa, maman et toi, vous vous êtes mariés par amour ! rétorqua Diana.

— Et nous en avons payé le prix. Nous avons été privés du soutien d’une partie de la famille : je n’ai pu revoir ma mère qu’une fois mon père décédé et je renoue à peine avec eux après toutes ces années, mais toi, tu es déjà adulte et tu as grandi sans les connaître. Même du côté de ta mère, encore aujourd’hui, je ne peux pas dire que tes tantes et oncles m’accueillent à bras ouverts. Bien que ta mère et moi ne regrettions pas notre choix, ce mariage a causé un déchirement au sein de nos familles respectives. L’ignorer ne le rend pas moins réel. Je ne dis pas qu’il ne faille pas se marier par amour, mais qu’il n’est pas dénué de sens de faire un mariage de raison.

— À notre époque, chéri, ce serait quand même un comble ! objecta Mrs Horowicz. Je veux dire, si les femmes se sont battues pour obtenir une reconnaissance sociale, c’est aussi et beaucoup pour ne plus être données en mariage au premier prétendant qui plaît à leurs parents !

— En effet, mais prenons ton ami Molly qui vient d’épouser son troisième mari, comme exemple, veux-tu ? Si l’on considère que durant ses six ans de mariage global, elle s’est mariée à chaque fois par amour, je crains que nous n’assistions encore à quatre ou cinq de ses mariages avant ses funérailles ! Elle aurait mieux fait de faire un premier mariage de raison et de s’arranger avec son époux pour prendre six ou sept amants…

— Molly est, je le concède, une de ces femmes qui s’entichent avant tout de l’amour et non de leur époux. Je ne sais trop pourquoi, mais c’est seulement lorsqu’elle a la bague au doigt que son époux, soudain, lui apparaît trop ci ou trop ça… Enfin, toutes les femmes ne sont pas des Molly, tu le reconnaîtras. Il y a également de merveilleuses épouses comme moi !

— Certes, mais elles se font rares. Ces dernières années, j’ai l’impression qu’il s’agit d’un effet de mode et que les femmes se marient pour pouvoir divorcer, que cela leur donne plus de prestige et de modernité !

— Ce n’est pas insensé, observa Diana, compte tenu qu’une femme divorcée revendique son indépendance contrairement à une femme qui ne l’est pas. La faute revient à notre société qui pousse aveuglément les filles en âge nubile au mariage. Elles ont à peine lâché la main de leur père qu’elles doivent suivre celle de leur mari, sans songer une seconde qu’elles pourraient avancer seules, par elles-mêmes.

— C’est aussi et surtout une question de publicité, ajouta Mrs Horowicz. Le divorce est un phénomène récent, encore et souvent décrié, pointé du doigt pour être mieux stigmatisé. À la limite entre affaire privée, affaire de mœurs et fait de société, il constitue un excellent sujet de conversation, de cancans et de débats, surtout quand il s’agit de personnalités. Tout ça fait le bonheur des revues de potins mondains qui favorisent sa publicité pour satisfaire le moralisme et le voyeurisme de leur lectorat.

— Il est vrai que le couple royal est très à la mode dans les journaux, opina Theo. Il occupe à lui seul les rubriques mondaines et grappille même les colonnes des chroniques politiques… Peu m’importe avec qui le roi s’acoquine, j’éprouve le même désintérêt que pour les affaires privées d’un individu lambda, mais cette Wallis illustre merveilleusement la crise des mentalités. L’opinion publique tolère le divorce, mais pas lorsqu’il touche sa précieuse royauté, et pourtant, force est de constater que seuls les riches ont les moyens de divorcer.

— Le problème, c’est que non seulement Mrs Simpson jouit d’une mauvaise réputation auprès de la population, mais aussi auprès de tous les partis politiques, renchérit Jo en tirant sur sa pipe. Les conservateurs inéluctablement, mais les socialistes aussi, surtout depuis qu’on lui prête des sympathies allemandes. Si le roi cherchait à l’épouser, cela déclencherait une crise gouvernementale. Il devra choisir entre sa bien-aimée et son pays… Nous en revenons à notre question de départ : faut-il se marier par raison ou par amour ? Mais lady Alice nous ferait-elle l’honneur de nous donner son opinion ? Que choisiriez-vous ?

— Je ne sais pas. Quelle que soit la raison, il faudra bien se marier.

— Cela va de soi… Notre société plébiscite le mariage avec une exagération qui se révèle parfois néfaste pour elle-même… Mais un mariage arrangé ne vous déplairait-il pas ?

— Non. L’arrangement n’est pas un problème. Tout est question de respect.

— Où est votre romantisme de jeune fille, lady Alice ? s’alarma Diana. Ne songez-vous point à l’amour ?

— J’ai par mégarde perdu mon romantisme depuis hier. L’amour entre un homme et une femme, bien que je n’en sache pas assez pour pouvoir en juger, le peu que j’en ai vu ne m’en laisse augurer rien de bon. Je crains qu’il soit dangereux de miser sur quelque chose de si peu fiable. Le mariage de raison a l’avantage d’être raisonnable.

— C’est parce que vous n’êtes pas encore tombée amoureuse ! Mais vous le serez, un jour ! Et vous verrez !

— Je ne m’attendais pas à une telle réponse…, avoua le professeur. Je ne vous cacherais pas que je suis au courant de certaines choses et je vous pensais plus rétive à ce sujet.

— Si vous faites allusion à cette histoire de fiançailles, je n’y suis pas strictement opposée, mais en toute sincérité, cela ne me ravit pas non plus. Le choix de l’époux m’importe peu, tant qu’il peut me garantir certains avantages. Mais peut-être avez-vous entendu parler de mon promis ?

— En effet. Et je comprendrais que vous le réprouviez.

— C’est un homme intelligent, un bon parti, et je pense en toute honnêteté qu’il a bien plus de talent en affaire que mon père ne veut bien le reconnaître, mais je le connais depuis que je suis toute petite. Nous nous rencontrons régulièrement depuis. Je l’ai vu tout au long de ma vie… Et bien plus souvent que mon propre frère…

— De qui s’agit-il ? demanda Theo, intrigué.

— Sir Regis Ford Kingstone. Te souviens-tu ? C’était le bras droit de notre père et maintenant, ils sont associés. Ils ont fondé ensemble une entreprise de radioélectricité, Wintersley’s Electronics qui vaut son pesant de livres, et maintenant, il est sous-directeur des industries sidérurgiques de grand-papa. Ce n’est pas facile pour Sir Regis qui marche depuis si longtemps sur les pas de papa d’obtenir une reconnaissance pour lui-même.

— Mais Sir Regis a quinze ans de plus que toi…, fit remarquer Theo, sidéré.

— C’est affreux ! s’indigna Diana. Votre père, pourquoi fait-il cela ?

— Il y a eu une déconvenue, un contrat déficitaire dans les industries de mon grand-père maternel, Dirleton Mills, et papa a persuadé Sir Regis d’investir pour lui des capitaux afin de sauver l’entreprise. Papa est devenu l’actionnaire principal. En échange, il lui a promis ma main. Il n’y avait rien à redire : ils avaient déjà tout savamment négocié. Sir Regis était ravi. Il m’a dit que ça ne le dérangeait pas de m’épouser, mais qu’il faudrait que je sois un peu plus gentille avec lui désormais ; et moi je lui ai répondu de ne pas trop s’empâter. Puis l’affaire a été conclue.

— Vous ne devez pas vous laisser faire, lady Alice ! s’insurgea Diana. Vous avez votre mot à dire sur celui que vous épouserez !

— Diana, que cela te révolte est compréhensible, mais cette histoire doit être menée avec diplomatie, objecta le professeur. En outre, la décision revient à lady Alice. Une question me brûle les lèvres, ma lady… Êtes-vous venue sur Londres dans l’intention de ramener Theo au sein de la famille ?

— Non. Je n’avais pas réfléchi aussi loin quand je suis partie. Ce serait mentir que de dire que cela ne règlerait pas quelques-uns de mes problèmes. Si Liam revenait, l’héritage serait divisé, il recevrait sûrement des parts de Wintersley’s Electronics et peut-être même de Dirleton Mills, mais étant donné son statut particulier, je doute que ce soit dans une proportion notable pour réellement déséquilibrer la donne et décourager Sir Regis, d’autant que seul un enfant légitime peut hériter du duché.

— Pourquoi vous adresser à lui dans ce cas ? grinça Jo.

— C’était probablement une erreur, j’en conviens », lâcha Alice sans desserrer les dents.

Jo défendait Theo et se méfiait d’elle. Cette conversation, Alice s’en rendait compte, n’avait pas d’autre but que de la tester. Désormais, le professeur savait, de par son raisonnement, que son comportement se fondait sur la logique rationnelle et qu’elle agissait en calculant méthodiquement ses intérêts. En revanche, il omettait peut-être qu’elle conservait, du fait de sa jeunesse, des restes de spontanéité. C’était bien un élan primesautier qui avait conduit la jeune lady chez son frère et non une intention préméditée. Avec sa fierté usuelle, elle se gardait bien de révéler le fondement stupide de cette mauvaise idée.

Avant de quitter Cliffwalk House, Theo lui avait laissé en guise de cadeau d’adieu un livre abandonné sous son oreiller. Ce présent inattendu tomba à point nommé pour la jeune Alice de onze ans dont la vie prenait alors un drôle de tournant. Seule à Cliffwalk House, au milieu de tant d’animosité, le souvenir de ses jeunes années passées à se quereller avec son frère lui parurent en comparaison des moments de bonheur qu’elle ne cessa d’idéaliser au fur et à mesure que son monde s’écroulait ; et elle se raccrocha à ce livre, n’ayant rien d’autre auquel se raccrocher. De l’autre côté du miroir, elle se mit à en rêver et se fourvoya en beauté. Maintenant, elle le reconnaissait. Comment avait-elle pu penser qu’il l’aiderait alors que, de toute leur enfance, il avait seulement souhaité sa mort et même failli la tuer ? Il fallait vraiment qu’elle fût désespérée ! Aujourd’hui encore, dans cette maison, au milieu de ces gens, elle était la seule étrangère. Les voir rire ensemble comme une vraie famille lui donnait la nausée.

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