1.13.1

7 minutes de lecture

XIII

Theo regarda Alice retourner d’un pas vacillant au salon, sortir de la noirceur du vestibule et disparaître dans la clarté de la grande salle. Sa main tremblait encore. La fulgurance et la violence de son geste l’épouvantaient. Il s’était vu la frapper au moment où il l’avait heurtée et seulement, il avait réalisé qu’il l’avait souffletée. Les paroles qu’elle hurlait l’avaient plongé dans une peur panique. Il craignait de l’entendre, cette vérité, il craignait encore plus que d’autres l’entendissent, cette vérité, alors pour la taire, par n’importe quel moyen, il l’avait giflée. Son bras avait agi seul comme possédé. Et elle avait cessé de crier tout d’un coup. Le silence, enfin ! Enfin…, c’était un peu extrême comme solution.

Dans le salon, Mrs Horowicz poussa un petit cri à la vue d’Alice et se précipita incontinent chercher de la glace et des onguents. Diana, affolée, incita la jeune lady à s’asseoir dans le canapé et à s’y reposer. Ils étaient tous atterrés de découvrir la joue marquée de sa sœur. Theo regrettait déjà sa réaction. Parce qu’au fond, elle avait raison : il n’aurait jamais touché Diana, peu importe la façon. Terrassé, le corps exsangue et le visage livide, Theo tel un cadavre ambulant avança jusqu’au salon. Son regard comme aspiré rencontra aussitôt celui bleu pâle, presque éteint, d’Alice assise au fond de la pièce sur le Chesterfield. Incapable de l’affronter en l’état, il bifurqua et traversa comme une ombre incertaine vers la porte du jardin. Diana s’élança à sa poursuite :

« Theo, attends ! »

Ses immenses yeux verts l’imploraient de toute leur grandeur d’âme, et c’en était d’autant plus désolant de lui causer tant de soucis, à elle qui avait un cœur si charitable, à elle qui n’avait pourtant rien à voir dans cette histoire, mais qui devait sans doute culpabiliser de la jalousie qu'elle suscitait.

« Diana, je suis sincèrement navré pour tout ça…

— Oh, non, c’est sans importance, lui répondit-elle aussitôt de son timbre le plus doux. Et toi, est-ce que ça va ?

— Oui… Je vais aller prendre un peu l’air dans le jardin. Peux-tu… Peux-tu t’occuper d’elle pour moi ?

— Oui, bien sûr. Tout ira bien. Ne t’en fais pas. »

Theo la remercia avec cette gratitude désespérée de condamné, puis il sortit dans la cour arrière. La brise légère qui jouait dans les frondaisons verdoyantes du pommier souffla un air frais sur son visage. En ce début d’après-midi, le jour d’un ciel bleu baignait de lumière le petit rectangle de verdure derrière la maison des Horowicz. Les pétales roses des églantiers voletaient en tombant des arbustes qui bordaient le mur. Au fond du jardin, devant la treille vêtue d’un épais manteau de feuilles en cœur et de liserons violets, il y avait la niche du chien, Berry, une énorme femelle labrador au pelage chocolat, gourmande invétérée et mère depuis quatre mois de deux chiots marron et crème. En conséquence, l’entretien du gazon était depuis quelque temps à l’abandon. La pelouse était minée, ci et là, de trous de terrier. Dès que les maîtres avaient le dos tourné, les chiots la fouillaient sans pitié et la terre retournée s’amoncelait à chaque endroit où ils avaient commis leur méfait.

Theo eut à peine posé le pied dehors que la petite famille le cerna, la langue pendante et les yeux humides comme de véritables meurt-de-faim. L’air, la lumière, la verdure et les chiens inondèrent le jeune homme de leur douce tranquillité. Il se posa, sous les rayons caressants du soleil, sur le banc de pierre juste en dessous des trois fenêtres. Alice se trouvait là, derrière ce mur sur lequel il s’adossa, si proche et si loin à la fois. Il ne pouvait ni la regarder, ni s’en détourner. Leur relation avait toujours eu cet aspect si compliqué. Qu’il la voie comme une sœur ou comme une étrangère, entre l’amour fraternel et la haine familiale, il n’avait jamais su se repérer, mais tout entre eux était devenu insensé depuis que le sexe et la culpabilité étaient venus s’ajouter et tout bouleverser. Cette nuit qu’Alice semblait lui reprocher avec tant de colère, il se la reprochait également, mais enfin, il n’était pas seul responsable. Elle lui avait ouvert la porte alors qu’elle aurait pu s’arrêter au baiser. Pourquoi cherchait-elle sans cesse à lui rappeler ce qu’ils avaient fait ? C’était à n’y rien comprendre ! Elle était complètement dérangée !

Berry posa ses pattes sur son pantalon beige clair et, tout en reniflant d’un air larmoyant, elle l’implora pour avoir des caresses. Dans le salon, Theo entendait les femmes parler. Il reconnaissait sans peine la voix de chacune. Mrs Horowicz passait de la pommade sur la joue meurtrie d’Alice et la rassurait d’un ton chaleureux :

« Et voilà ! Heureusement, ça n’a pas enflé ! Dans quelques heures, il n’y paraitra plus rien, vous verrez, et vous aurez retrouvé votre joli minois.

— Plus de peur que de mal ! soupira avec soulagement Diana. Mais c’était tout de même un beau placard ! Je parlerai à Theo. C’est navrant de vous voir tous les deux vous disputer comme ça…

— Non, c’est inutile, répondit Alice d’un ton froid, sans humeur, ni sentiment.

— N’avez-vous pas envie de vous réconcilier ?

— Non. C’est impossible.

— Rien n’est impossible avec un peu d’aide, objecta Mrs Horowicz. Mais si vous ne parlez à personne, ma lady, personne ne peut vous aider.

— Je n’ai pas besoin d’aide.

— Soyez plus honnête, soupira avec cette tendre fibre maternelle la maîtresse de maison. Vous avez besoin d’aide. Vous avez seulement seize ans et vous vous êtes enfuie de chez vous. C’est une situation qui n’a rien de facile. Tout le monde ici sait que vous vous sentez seule. Il n’y a aucun mal à avoir besoin des autres et à vous reposer sur eux. C’est ainsi que vous deviendrez plus forte.

— Ne voudriez-vous pas essayer d’être un peu plus gentille avec Theo pour que les choses se passent mieux entre vous ? demanda Diana. Je ne dis pas que vous soyez la seule responsable dans cette affaire, Theo a manqué de délicatesse envers vous, mais parfois, vous savez, il suffit que l’un fasse le premier pas pour que l’autre y réponde. Ne voudriez-vous pas essayer au moins d’arranger un peu les choses ?

— Pourquoi le devrais-je, alors qu’il est si violent et qu’il me hait ?

— Mais vous êtes et vous serez toujours sa sœur, jurait avec conviction la jeune femme. Rien ne peut changer ça. Je n’ai vraiment pas l’intention de prendre votre place, croyez-moi…

— Quelle place ? rétorqua sans façon Alice. Pour que vous puissiez me prendre une quelconque place, il faudrait avant toute chose que j’en aie une, mais je n’ai jamais rien été pour lui…

— C’est faux, contredit Mrs Horowicz. Theo est maladroit, c’est évident, mais il tient à vous, sinon il ne paraîtrait pas aussi déboussolé quand il vous trouve l’air triste. Il l’a dit lui-même, d’une certaine façon, qu’il voudrait vous voir sourire.

— Oui, c’est vrai ! s’exclama Diana avec enthousiasme. Il se soucie beaucoup de vous ! Il n’a pas arrêté de vous regarder durant tout le repas ! Je ne l’ai jamais vu comme ça ! »

Theo s’ébaubit. S’il l’avait vraiment observée au déjeuner, il ne s’en était pas rendu compte. Enfin, il le reconnaissait, son regard suivait Alice en permanence, mais c’était seulement parce qu’il ne pouvait la laisser sans surveillance.

« Oh, seigneur ! C’est donc à cela que ressemble votre sourire ! s’étonna Mrs Horowicz. Je comprends que Theo souhaitait le voir ! Quel dommage pour lui qu’il ne soit pas là ! »

Les yeux levés vers un soleil radieux, il se remémora la figure d’Alice, lorsqu’ils dansaient ensemble au Café Anglais. Rien ne lui paraissait plus beau que cette bouche qui riait, et si elle recommençait comme ce soir-là, à lui décocher des sourires en plein cœur, il ne résisterait probablement pas à l’envie de l’embrasser. Elle, dont la gueule si grande crachait tant d’obscénités, comment pouvait-elle avoir les lèvres les plus douces qu’il ait jamais goûtées ? Avec tant de velours dans ses baisers, comment ne pas vouloir s’y précipiter ? Et maintenant, comment oublier ? Il passa la main au-dessus de sa tête dans la chevelure solaire qui l’éblouissait.

« Ma chère, comme vous rougissez ! s’ébahit Diana.

— Ne me serrez pas ainsi ! gémit la jeune lady.

— Oh, je suis désolée ! Vous êtes si adorable, je n’ai pas résisté, mais sans doute n’aimez-vous pas ce genre de familiarité ?

— Je ne les déteste pas.

— Vraiment ? Alors peut-être est-ce moi qui vous ennuie ? Oh, vous savez, je comprendrais que vous ayez du mal à m’apprécier !

— Non, pas du tout ! nia la jeune lady avec une franche spontanéité. Je n’y suis tout simplement pas habituée…

— Vraiment ? Alors, soyons amies, Alice. Le voulez-vous ? »

Il y eut un court silence puis Theo entendit sa sœur balbutier d’une voix à peine audible :

« Je ne le désapprouve pas.

— Formidable ! rit Diana, pleine d’allégresse.

— Allons, mesdemoiselles, déclara avec une tendresse maternelle Mrs Horowicz. Nous avons assez bavardé et la tarte aux framboises attend toujours que nous la préparions pour le thé. »

Les femmes quittèrent le salon. Theo renversa sa tête en arrière, se cogna contre le mur et soupira. Diana avait montré de l’affection à Alice avec une telle facilité, alors que lui n’y était jamais arrivé. C’était Diana après tout, il la connaissait, elle avait un don pour ça, un sens des câlineries inné, et elle avait réussi auprès de sa propre sœur, là où il avait échoué en beauté… C’était une bonne chose qu’elle y parvînt, oui, mais enfin, son impuissance le chagrinait. Pourquoi était-il incapable de s’en occuper comme Diana le faisait ? Alice était sa sœur, mais il ne savait pas comment l’aimer, il ne l’avait jamais su pendant toutes ces années, et maintenant, pouvait-il seulement l’aimer comme il le devait ? Les bras croisés, il balança à nouveau son crâne contre le mur, ferma les yeux et tenta de faire le vide dans sa tête.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Ann Lovell ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0