1.14.3

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Liam leva des yeux désemparés à travers les carreaux de la fenêtre et aperçut une ombre grisâtre qui se déplaçait, la queue toute frétillante, vers l’entrée. Il regarda sa sœur d’un air déboussolé sans trouver les mots pour lui expliquer, et elle haussa les sourcils avec perplexité. Le Duc replia son journal et rejoignit ses enfants à la fenêtre pour examiner la petite tâche obscure qui courait entre les piliers du porche et jappait de temps en temps.

« Bien, déclara-t-il en soupirant. Il semblerait que nous n’ayons plus le choix. »

Puis, il déposa son verre vide sur le plateau que tenait Mr Finch et quitta le salon. Après quelques secondes d’égarement, le jeune garçon affolé suivit son mouvement et bondit dans le vestibule où il vit son père ressortir de son bureau, un revolver à la main, et passer devant lui sans s’arrêter. Il lui emboîta le pas et s’élança au-dehors. La température avait chuté avec la luminosité. Dans la pénombre d’un jour mort soufflait un vent gelé et s’agitaient devant ses yeux des ombres funestes qui jouaient. Son père prit un bâton et le lança au chiot qui, comme un fou, se lança à sa poursuite, alors il braqua son revolver, arma le chien et attendit que la bête se stabilisât.

« Non ! »

Liam, les yeux écarquillés, se rua comme un dératé et s’interposa au péril de sa vie entre le canon et sa cible. Dès qu’il le vit, le chiot gambada dans l’herbe humide à sa rencontre. Le jeune lord le prit contre sa poitrine et le serra. Des larmes de détresse roulèrent sur ses joues. Son père tonitrua :

« Sors immédiatement de ma ligne de mire ! Tout ce qui arrive est ta responsabilité ! Alors, écarte-toi et regarde !

— Non ! répéta Liam d’une voix pleine de rage et de désespoir. Je ne le laisserai pas mourir ! Peut-être que sa vie n’a pas d’importance pour vous, mais je ne vous laisserai pas le tuer !

— Je ne fais qu’exécuter ce qui est ta propre responsabilité ! Si tu ne l’avais pris et nourri, il ne serait pas revenu ici. Son destin était de toute façon de mourir. Mon garçon, les faibles meurent, les forts survivent. C’est la loi de la Nature, et celle qui fait que l’Homme domine l’animal. Je te le demande une dernière fois, William, écarte-toi !

— Non ! Si vous voulez le tuer, alors vous n’avez qu’à me tuer aussi ! Parce qu’au fond, je suis un bâtard comme lui ! Vrai ? Alors, je m’en fiche, tirez ! »

Son père éclata de rire et baissa son arme.

« As-tu à ce point envie de te comparer à ce chien errant ? Tu n’es pas comme lui. Que tu le veuilles ou non, tu es mon fils, et c’est pourquoi tu dois être fort. Toutefois, je dois reconnaître que tu fais preuve d’un grand courage dans ta bêtise. Ce n’est pas quelque chose que je puisse te reprocher. Alors, puisque tu insistes, je ne tuerai pas cette chose.

— Vraiment ?

— Tout à fait. Tu le feras. Après tout, c’est ta responsabilité. Tu dois comprendre, William, que tu n’es pas là où tu es sans avoir écrasé des millions d’insectes sous tes pieds. Mr Finch, faites-moi mander Paul et Jimmy. Ah, et dites-leur d’apporter dix bons yards de cordes.

— Entendu, Votre Grâce. »

Le majordome s’éclipsa à grandes enjambées pour aller chercher les robustes frères Mutton. Debout sous le porche éclairé, la Duchesse, assistée de Mrs Mutton, retenait sa fille par les épaules qui piétinait sur place, prête à s’échapper. Son frère hurlait comme un possédé, soulevé par une révolte furieuse que rien ne semblait pouvoir arrêter :

« Non ! Je ne ferai jamais ça ! Jamais !

— Si, tu le feras. Pour ton propre bien, trancha son père. Tu dois apprendre la vérité sur ce qui fait la force de l’Homme. Tu es mon fils. Tu dois être fort. »

Paul et Jimmy émergèrent au pas de course des ténèbres du jardin, l’un avec une lampe tempête, l’autre avec de la corde enroulée. Il faisait nuit noire à présent. À leur approche, le jeune garçon serra contre lui le chiot, prêt à le défendre bec et ongle.

« Attachez-les tous les deux au portillon, ordonna froidement son père. Je veux pouvoir les surveiller depuis la salle à manger pendant le souper. »

Les deux gaillards, de dix-sept et vingt ans, regardèrent le Duc d’un air hébété. Ils n’osaient pas obéir de peur d’avoir mal interprété. Horrifié quant à lui, le jeune lord commençait à reculer. Il discernait que le chien n’était plus le seul en danger.

« Je vous ai demandé d’attacher mon fils et son chien au portillon, réitéra le Duc. Ne me faites plus me répéter.

— Oui, votre Grâce, bégayèrent les frères Mutton.

— Mr Finch, ajouta le Duc, veuillez remettre cette arme dans mon armurerie et me ramener le Smith & Wesson Kit Gun, 22 long rifle chargé, je vous prie. »

Les deux colosses dans la force de l’âge et moulé au travail de la terre empoignèrent le jeune lord. Il eut beau se débattre comme un beau diable, leur criait non et leur assenait des coups dans tous les sens, on le souleva comme un balluchon par-dessus l’épaule et on le porta jusqu’au petit portail. Le chien effarouché pendant la bataille s’échappa en direction du porche. Jimmy se lança à sa poursuite, la duchesse laissa par mégarde sa fille s’échapper, l’animal sauta dans les bras de la petite lady. Le jeune Mutton s’approcha à pas lents, tendit une main vers la fillette et quémanda avec un sourire timide qu’elle lui rendît le chiot, mais à la vue de ses longues dents de travers, celle-ci lui répondit d’une moue dégoûtée et fit un bond en arrière. Derrière l’épais dos de Jimmy, au fond du jardin, près du portillon, son frère continuait de vociférer. La jeune enfant était de plus en plus perturbée.

« Mon ange, je t’en prie, tu ne voudrais pas contrarier ton papa chéri. Alors, sois un amour et donne le chien à Jimmy. »

Alice hésita, mais céda face au regard insistant de sa mère et remit le chien au fils Mutton.

« C’est bien ma chérie. Ton papa et moi sommes fiers de toi. Mrs Mutton, veuillez emmener Alice à l’intérieur, immédiatement !

— Tout de suite, Votre Grace. »

La gouvernante saisit la fillette par la main et l’entraîna précipitamment vers la porte d’entrée. Alice poussa un cri aigu de protestation, mais Lady Annabel et Mrs Mutton se hâtèrent de la faire taire et la poussèrent à l’intérieur. Au fond du jardin, les deux gaillards enchaînaient sur ordre de leur père le chien et son frère au fer du portillon. Sitôt à l’intérieur, la fillette se dégagea et s’enfuit dans sa chambre à l’étage. Elle courut à la fenêtre et l’ouvrit en grand. Le vent gelé s’engouffra dans la pièce et ébouriffa ses cheveux blonds. Elle se pencha au-dessus de l’allège. Ses grands yeux écarquillés tentaient de discerner à travers le voile noir épais de la nuit ce qui se passait. Au loin, la lampe-tempête brillait. Accrochée à la clôture, elle clarifiait les ténèbres à l’entour et éclairait de sa faible lueur son frère Liam ligoté par les frères Mutton et le visage blafard de leur père, debout devant eux comme un ministre austère, dont le costume noir se confondait avec l’obscurité.

Le corps et les mains du jeune lord étaient liés ferme, mais c’était un bout de corde à son cou qui, à l’image du chiot à côté de lui, le maintenait attaché à la grille. Le duc surveillait la façon de procéder des frères Mutton et s’assurait que les mains de son fils fussent liées devant. Il lui laissait de fait une grande liberté d’action : le jeune lord, malgré ses bras immobilisés le long de ses côtes, aurait très bien pu arracher avec les dents sur le nœud de ses poignets. Sa lutte contre les colosses Mutton l’avait cependant éreinté. Il haletait et crachait de la buée blanche dans l’air noir et froid de la nuit. Paul et Jimmy s’assurèrent de la solidité des amarres avant de se retirer. Le Duc resta seul avec son fils. Il lui dit alors d’un ton impassible, sans colère ni sentiment :

« Tu vas partager le sort de ce chien puisque tu tiens tant à t’y identifier. Tu resteras dehors avec lui dans le froid hivernal, jusqu’à ce que tu te décides enfin à t’en débarrasser. Je veux te montrer que tu n’es pas comme lui. Tu dois comprendre que la force d’un homme réside dans sa capacité à marcher au-dessus des autres. C’est toi ou lui. Le faible meurt, le fort vit. C’est comme ça la vie. Je te laisse cette arme. À toi d’en faire bon usage. J’espère que contrairement à cette chose, tu n’es pas un faible et que tu sauras faire ce qui doit être fait pour survivre. Tu es mon fils, ne l’oublie pas. »

Liam ne répondit pas. Il ne bougeait pas. Le regard stupéfié fixait la noirceur de la nuit dans laquelle son esprit en état de choc s’était égaré. Après avoir déposé près de sa jambe le petit revolver apporté par Mr Finch, son père n’attendit pas plus longtemps sa réponse, il tourna les talons et l’abonna à ses ténèbres inextricables.

À la chaleur des combats, succéda la défaite glaçante et une morbide déperdition. Avec seulement un gilet, une chemise et un pantalon, le jeune garçon souffrit vite d’hypothermie. Le froid s’attaqua d’abord à ses extrémités, comme des milliers d’aiguilles qui l’assaillaient, puis il grimpa le long de ses membres, il les rigidifia jusqu’à la tétanisation, et enfin, il perça sa poitrine. Là, plus glacial que l’hiver lui-même, il trouva un cœur déjà transi où se cristallisait la haine. Dans le manoir aux grandes baies allumées, son père, le duc, était déjà attablé. On s’apprêtait à servir le dîner. Le chiot qui grelottait vint se blottir contre lui. Le jeune garçon eut pitié de l’animal, comme il eut pitié de lui. Il tenta de le libérer, se libérant lui-même en quelque sorte, mais ses doigts bleuis et gonflés par l’engelure étaient si raides qu’ils ne s’articulaient plus. Il s’acharna en vain à essayer d’attraper les bouts de cordes et éclata en sanglots d’exaspération. De ses lèvres cyanosées qui tremblotaient sourdait un râle long qui se mourait. L’heure tournait, l’argenterie tintait dans la salle à manger. Combien de temps fallait-il au froid pour entièrement le consumer ? Blanches étoiles, la neige tombait comme des paillettes devant ses yeux hallucinés dans le noir oubli où il disparaissait.

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