Jeudi 28 novembre 2019 - 22h30

36, Quai des Orfèvres - Paris (75)

Dupuis et Delfino avaient passé l’après-midi enfermés dans leur bureau. Interdiction formelle à quiconque de les déranger, hormis le lieutenant Leblanc qui logeait avec eux et les rejoindrait dès qu’il aurait bouclé la paperasse de son dernier dossier.

Des boulettes de papier jonchaient le sol, tout comme des tas de feuilles désordonnées portant les stigmates du stylo du Capitaine. Ce simple morceau d’adresse était probablement la seule piste qu’il avait avec sa collègue. Mais elle débouchait sur un puits sans fond.

Que faire avec une adresse incomplète ? Charles Dupuis avait saisi « 121, avenue de la Pl » dans toutes les bases de données à sa disposition. La liste était si longue qu’il n’avait pas osé regarder le nombre d’entrées.

Delfino lui avait alors suggéré de ne se concentrer que sur l’Ile-de-France. Une proposition qu’il avait d’abord rejetée. Louper un élément dès le début de l’enquête pourrait leur être préjudiciable au moment le plus décisif. Mais les faits ayant été commis en Seine et Marne, l’idée n’était peut-être pas dénuée de bon sens.

Le capitaine remplit quelques filtres et pressa la touche « entrer ». Là encore, bien trop de résultats s’affichèrent à l’écran.

Son poing s’abattit sur la planche de son bureau. Sa tasse sursauta et se renversa sur le côté. Trop de zones d’ombre et le temps défilait à une vitesse folle. Sans le moindre élément pour exploiter cette piste, il serait contraint de mettre en attente ce dossier, la Police judiciaire parisienne croulant sous les nouveaux cas depuis un bon moment.

La porte s’ouvrit à la volée. Delfino se précipita vers sa chaise pour y déposer deux sacs en plastique. Elle retira sa veste, ferma la porte du bureau et tendit l’un des sachets à Dupuis. Une légère odeur d’épice se dégagea dans la pièce.

- Un peu de force avant d’attaquer la fin de soirée. As-tu pu trouver un petit truc pour nous sortir de l’impasse ?

- Négatif. Même avec ton idée de se cantonner à la région… Autant chercher un grain de sable différent des autres sur la plage.

L’expression fit sourire Ana. Elle sortit sa petite boite pleines de nouilles asiatiques et plongea ses baguettes pour tenter d’attraper un maximum de filaments. Sous les yeux rieurs de son coéquipier, elle se lança, mais ne parvint qu’à déguster le bout de ses baguettes.

- Utilise plutôt ça, tu auras un succès fou. Et c’est terriblement efficace.

Charles, sa moquerie à peine masquée, lui présenta une fourchette. Elle lui tira la langue en retour, mais ne refusa pas le couvert.

Delfino continua son repas plongée dans ses réflexions. Sa canette de soda laissa échapper un « pchit » tonique qui n’eut aucun effet. Elle décida de sortir un formulaire de son tiroir et se mit à le remplir avec minutie.

- Qu’est-ce que tu fais avec ton papelard ? Tu devrais déconnecter cinq minutes, on va passer la nuit entière à éplucher cette interminable liste d’adresses. De quoi t’occuper jusqu’à tes vieux jours, c’est cool, non ?

- Je vais transmettre un signalement pour la disparition du dossier. Il me faudra ta signature, tu es mon supérieur.

- Tu peux toujours rêver.

Ana posa sa barquette presque vide et lança un regard furieux à Charles. Son stylo griffonna le papier avec une intensité redoublée. La colère montait en elle, comment son propre collègue pouvait-il refuser ? La situation exigeait de recourir à cette procédure pour accéder aux archives nationales.

Derrière son bureau, Dupuis semblait plus décontracté. Ce petit repas chinois l’avait requinqué. Le voir si serin face à une enquête au point mort relevait de l’incompréhensible pour la femme. Elle posa son Holster sur le bord du bureau et jeta le stylo à travers le bureau.

- Quel est ton problème à la fin, Charles ? On est au point mort ! Ce document, c’est notre seule chance de reconstituer l’adresse et on perd un temps précieux. On a quatre corps sur le dos et un meurtrier qui court tranquillement dans les rues. Putain de demi adresse de merde !

Son poing heurta un carton.

- La hiérarchie veut des résultats, Ana. Ta paperasse ne fera que nous ralentir. Toutes les administrations françaises sont d’une lenteur épouvantable.

- C’est une enquête criminelle, bon sang !

- Et alors ? Qu’en on-t-il à foutre ? On n’aura pas accès à quoi que ce soit avant plusieurs semaines, et encore, c’est dans le meilleur des cas.

Delfino laissa quelques mots d’espagnol s’échapper. Son coéquipier n’eut pas trop de mal à comprendre malgré son niveau passable en langue étrangère.

- Calme-toi, j’ai déjà une solution, ajouta l’homme.

Dupuis prit le temps de nettoyer son bureau et jeter ses déchets avant de sortir son petit carnet. Il tourna les pages à l’onglet « L ». Les coordonnées personnelles de Nicolas Laville n’avaient pas vieillies, l’encre bleue et la petite trace après le dernier zéro encore intactes.

Il décrocha le fixe, commença à composer le numéro puis se ravisa d’un mouvement brusque.

- Mais que fais-tu ?

- J’ai failli commettre une erreur de débutant.

Ana s’empara d’une chaise qu’ils utilisaient en temps habituel pour interroger leurs suspects. Elle s’approcha de l’autre côté du bureau et accorda toute son attention aux explications de Charles.

- Plus j’y pense, et plus je me dis que le dossier n’a pas disparu seul. Je ne crois pas aux coïncidences et encore moins au hasard. Qui peut accéder aux archives ? Tous les flics de ce bâtiment. Mais nous sommes plus beaucoup…

- Marone ? Il est loin d’être assez bête pour… Mais non ! Jamlin ! Tu penses qu’il irait jusqu’à faire planter une affaire pour te décrédibiliser ? interrogea Delfino.

- Peut-être.

- Quand même…

- Mieux vaut-il être prudent et ne pas utiliser les lignes fixes.

Le capitaine Dupuis sortit son propre téléphone portable et composa le numéro de Nicolas Laville. Le mobile calé entre sa joue et son épaule, il saisit un stylo et fit un signe de la main à sa coéquipière pour qu’elle lui prépare un calepin.

Après trois sonneries, une voix se manifesta. Dupuis activa le haut-parleur.

- Le petit Charles, comment vas-tu fiston ? L’enquête avance avec le numéro que je t’ai filé ?

Le tutoiement surprit Ana. Les anciens adoraient se faire vouvoyer par les nouvelles recrues ou les plus jeunes. Son propre instructeur s’était amusé avec elle durant ses deux années de formation et de stage.

- La boite était vide, à peine une demi adresse sur un morceau de papier non officiel.

- Sacré con ce Jamlin, je suis certain que c’est encore un de ses coups de…

- Nous sommes sur la même longueur d’onde.

Un bruit sourd ne cessait d’attirer l’attention du binôme, mélange de déplacements d’objets et de réflexions personnelles. Si la femme cherchait à comprendre l’origine, Charles lui fit un signe de la main pour qu’elle relâche sa vigilance. Il s’était habitué à la longue aux mimiques de l’ancien flic.

L’homme fit dégringoler plusieurs cartons et pesta à plein poumons. Le vacarme se prolongea encore dix bonnes minutes. Quand il eut enfin trouvé son précieux sésame, l’ex flic reprit le combiné et déclara :

- Tu as une de ces chances, gamin. Rappelle-moi, tu te foutait de ma tronche pour quelle raison ?

- Parce que tu rentrais tous les soirs avec une copie des dossiers.

- Et qui va te sauver la vie ?

Charles leva les deux poings au ciel alors qu’Ana se précipitait déjà derrière son ordinateur. La nuit s’annonçait longue, mais ils allaient enfin pouvoir démarrer.

- Tu es le meilleur Nicolas.

- Dans un quart d’heure sur ton courriel personnel. Bonne chance, petit, et si tu as besoin, compose le numéro magique.

Les deux anciens collègues éclatèrent de rire avant de mettre un terme à la communication.

Quinze minutes plus tard, Dupuis lança à l’impression en double exemplaires les vingt et une pièces jointes envoyées par Laville. Il s’empressa de les récupérer sous le regard interrogateur de quelques officiers de police. Il déposa une pile sur le bureau de Delfino qui attaqua sans attendre.

Quand Dupuis regarda sa montre, il était minuit moins vingt. La journée avait été longue et tous ses muscles le tiraient. Ses yeux se fermaient seuls, la fatigue de la veille non épongée se manifestant à présent. Mais il n’eut pas le temps de sombrer.

- Charles ! C’est bon, j’ai une piste !

Ana se projeta vers la carte de la région parisienne accrochée sur le panneau de liège. Elle cibla trois lieux avec des punaises à tête rouge.

- L’enquête avait pointé du doigt les pratiques d’un scientifique, depuis décédé. Mais si l’on s’intéresse à cet homme, l’étau se ressert.

- Continue, ordonna Charles droit comme un « i ».

- J’ai dressé la liste des adresses en lien, vie privée comme professionnelle. J’ai aussi balayé son entourage et ses collègues proches par mesure de sécurité. Nous n’avons plus que trois correspondances dans la base de données.

- C’est du super boulot, Ana.

Le flair de cette femme impressionnait Dupuis un peu plus chaque jour. Elle avait mis du temps à faire ses preuves. Lui avait eu des doutes et beaucoup de mal à accorder sa confiance. Mais depuis peu, ils travaillaient en parfaite symbiose. Il s’avança et lui tapa dans la main, leur petit signe de satisfaction.

- Je prépare mon arme et je suis prête à partir.

La flic se dirigeait déjà à vive allure vers son bureau quand un bras l’attrapa au passage et l’arrêta aussi sec. Charles relâcha son étreint, esquissa un sourire et la berça d’une bienveillant dont il avait le secret.

- Demain, Ana. La traque n’en sera que plus palpitante.