Mehdi

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Moment 6

Ahmed entra dans le hangar de la cimenterie servant ensemble de logement, d’intendance et de cantine pour la petite centaine de migrants présents. Il chercha son « client », en vain, lorsqu’il remarqua un attroupement vers des tables encombrées de bols, tasses et gobelets où un chat terminait le lait d’un fond de récipient en aluminium. Tandis qu’il écoutait religieusement le récit d’un arrivant de la veille donner des nouvelles de la ville d’Alep, Mehdi caressait doucement le félin tout heureux d’avoir trouvé pitance et câlin à la fois. Ahmed contourna le groupe et alla demander un thé auprès d’une jeune femme aux yeux clairs. Une tasse à la main, il revint vers l’attroupement qui se disloquait, le narrateur ayant terminé son histoire. Mehdi tourna la tête, se rendit compte de la présence du passeur.

─ Prêt ?

─ Oui, fit Mehdi, en refermant son sac.

─ Alors on y va.

Ils ressortirent de la cimenterie accompagnés de Moïse, en pantalon de treillis et rangers aux pieds. Au moment de se quitter, le prêtre, semblant sincèrement inquiet, serra longuement la main de celui-ci. Dans son regard se reflétait un homme bon, honnêtement désolé de tout ce qui se passait autour de lui.

─ Soit prudent Medhi.

─ Ne vous en faites pas, Moïse, je suis bien arrivé ici, il faut que je continue, jusqu’au bout, quoiqu’il advienne. J’ai été ravi de vous rencontrer.

─ Moi également.

Ils montèrent dans une Dacia blanche fleurant bon le neuf. Ahmed prit le chemin inverse de l’avant-veille, passa devant le camp de tentes du parc municipal et emprunta la route de BackiVinogradi. La radio débitait doucement des airs tziganes entrecoupés de commentaires dans une langue que Mehdi ne maitrisait pas complètement, mais il comprit que l’émission rendait hommage à un artiste récemment disparu, virtuose célèbre connu dans le monde entier. Soudainement, le violon s’arrêta, un morceau baroque prit le relais. Mehdi reconnut une œuvre de Jean Sébastien Bach, puis ce fut François Couperin qui égrena ses notes si particulières du clavecin, mais déception pour le mélomane, ils arrivèrent au poste-frontière hongrois avant la fin du passage. Ahmed s’arrêta deux cents mètres avant la barrière et éteignit l’autoradio.

─ Voilà, nous y sommes. Il est 10 h 45. Dans un quart d’heure, il y aura un changement d’équipe pour les gardes-frontières. Regarde bien à droite de la cabine en verre, il y a un panneau blanc et rouge. Tu dois aller jusque-là, mais pas plus loin, sinon, ils vont te sauter dessus, les migrants qui essaient de passer en force les rendent nerveux. Toi t’es clean, tu as ce qu’il faut, comme il faut, tu te souviendras de ce que tu dois dire ?

Mehdi eut soudainement très chaud avec l’envie de rebrousser chemin, revenir garder les chèvres dans le désert. Il arrivait à peine à croire qu’il se trouvait à moins de trois cents mètres de l’Europe, territoire de liberté tant convoité par nombre de ses compatriotes.

─ Oui, oui, je me souviendrais, mais sont-ils armés ?

─ Bien sûr, mais ils ont des consignes. Tu ne crains rien si tu agis comme il faut, restes toi-même, c’est tout. Prends bien la file des gens à pied et n’oublie pas qu’à partir de cent mètres du bâtiment, des caméras te filmeront. Il y a un autre poste de sécurité derrière les barbelés que tu vois à gauche, eux te regarderont, s’ils te trouvent suspect, ils t’arrêteront et tu n’auras aucune possibilité de passer, ni maintenant, ni jamais.

─ C’est rassurant, en fait, j’ai combien de chances de me retrouver de l’autre côté ?

─ 9 sur 10, mon pote, mais je ne prends pas les paris.

Mehdi se mit à rire nerveusement, puis dans une enveloppe grise sortit mille euros qu’il posa dans les mains d’Ahmed.

─ Pourquoi ? fit-il, tu as déjà payé.

Mehdi jeta un œil sur le poste-frontière au loin.

─ Pour Moïse, de la part de Yannis.

L’argent passa dans la poche intérieure de la veste du chauffeur qui marmonna : « C’est drôle, ça, mais je lui remettrais, promis ». Mehdi descendit de la voiture, il parcourut cent mètres d’un pas assuré, puis de moins en moins à mesure que la cabine vitrée blanche et grise se rapprochait. Devant lui trois femmes et deux hommes, des papiers passaient de mains en mains, tout semblait tranquille. Un groupe d’hommes sortirent d’une porte et se dirigèrent vers une cour grillagée derrière le poste-frontière. Le cœur de Mehdi avait accéléré devant l’attroupement, mais il s’obligea à rester calme, ce n’était que la relève, exactement comme avait dit Ahmed. Il se retourna, la Dacia avait bien entendu disparu, désormais faire machine arrière était exclu. Une voiture de police serbe passa près du groupe, s’arrêta à peine au poste et fonça sur la route en face sous l’œil perplexe des candidats à l’entrée en Europe. Une demi-heure s’écoula, les minutes s’allongeaient, interminables. La boule au ventre, Mehdi se demandait maintenant pourquoi il avait accepté cette folie de partir de chez lui, de son pays vers un autre dont il savait si peu; sinon que ces contrées avaient vu naître des auteurs lus à l’université de Damas ; Montesquieu, Voltaire, Rousseau et le grand Descartes, pour qui il avait une affection particulière.

Quand ce fut son tour, il alla jusqu’au panneau et rentra dans la guérite blanche et grise, vitrée. Un simple comptoir, quelques formulaires de demandes d’asile rédigé en serbe, deux chaises. Un fonctionnaire en chemise claire, la quarantaine arborant une calvitie prononcée avec quelques cheveux blonds sur le côté, un nez aquilin et des yeux très bleus qui scrutait le garçon devant lui. Il attendait quelque chose, une phrase, un geste de la part de ce jeune homme brun, en veste râpée couleur sable, avec un sac en bandoulière et ne semblant pas comprendre où il était. Le bureaucrate soupira de lassitude, tous ces gens qu’il voyait passer, tous des naufragés de nations en guerre, venus chercher un peu de rêve après ce poste frontière, qu’espéraient-ils ? La vie en Europe leur semblait moins dure que dans leur pays, sinon ils ne seraient pas si nombreux à fuir une situation intenable. Ils risquaient leurs existences pour leur confession, leur manière de vivre, leurs pensées différentes de celles que l’on voulait leur imposer. Les fous ! En Allemagne, en France, en Espagne, en Angleterre, ce sera partout le même risque d’être expulsé, renvoyé dans des conditions affreuses vers l’endroit d’où ils ont prétendu venir. C’est pourquoi il disait non, que c’était les ordres, de revenir plus tard ou d’introduire une demande d’asile avec le formulaire en serbe sur le comptoir. Que la situation actuelle l’imposait et que surtout, ultime prétexte : il n’y pouvait rien. Dans un geste quasi automatique, Mehdi sortit ses papiers et le document barré de rouge au bas recouvert de tampons officiels. Le fonctionnaire prit le passeport et le papier, posa le tout sur son bureau. Il feuilleta le carnet, à la lecture du nom et du prénom inscrits sur le document, il eut un haut-le-cœur vite réprimé. Le fonctionnaire scruta de droite à gauche, empoigna un cachet officiel et s’apprêtait à valider le passeport quand son téléphone se mit à sonner. Il reposa le tampon, décrocha le combiné. La conversation commença, puis s’éternisa. De temps à autre, le fonctionnaire fixait Mehdi livide, le regard décomposé, la sueur dans son dos le glaçait véritablement et sentait qu’il ne tiendrait pas longtemps, c’était trop pour lui d’échouer si près du but. Le fonctionnaire reposa le combiné et se mit à sourire tout en ne lâchant pas des yeux le garçon à la veste râpée avec son sac en bandoulière. Il parcourut à nouveau le formulaire barré en rouge, s’intéressa aux cachets et aux signatures en bas du document, tout semblait en règle. Il reprit le tampon qu’il avait eu dans sa main et valida le passeport qu’il referma doucement avant de le remettre à Mehdi, toujours aussi blême. Le douanier se leva, prit le document barré de rouge et alla à la photocopieuse en sifflotant. Posément, il mit l’original sur la vitre et lança la copie. Celle-ci intégra un tiroir et l’original plié en deux accompagna le passeport qui se retrouva près de la main de Mehdi immobile.

─ Bienvenu en Europe jeune homme et bonne chance en Allemagne ! Qu’allez-vous étudier ?

La question réveilla Mehdi autant qu’elle l’assomma, il n’avait pas prévu qu’il oublierait tout au moment voulu, son mal au ventre le sauva. Le garçon déploya un effort surhumain pour paraître sûr de lui, dans une situation normale et ordinaire.

─ La chirurgie obstétrique, chez l’enfant peut-être, je ne sais pas encore.

Le fonctionnaire, sourire jusqu’aux oreilles, lui indiqua qu’il pouvait partir, que tout était en règle et lui souhaita à nouveau un bon séjour. Mehdi ne demanda pas son reste et sortit de la guérite blanche et grise, parcourut trente mètres quand deux militaires en armes firent irruption devant lui et obligèrent le jeune homme de s’arrêter.

─ Votre passeport, s’il vous plaît.

Mehdi marqua le pas et tendit son précieux sésame. Un des soldats le prit, le feuilleta et scruta une page en particulier, puis il regarda le document blanc et rouge, secoua la tête de satisfaction et rendit les papiers.

─ C’est bon, vous pouvez y aller.

Mehdi quitta doucement le poste-frontière, sous un temps splendide, le soleil dans son dos le réchauffait généreusement. Il avait encore du mal à comprendre ce qui lui arrivait, il se trouvait en Europe, loin des barbares de Raqqa, loin des bombes, loin du bruit des armes et de la peur. Il accéléra le pas, se rendit compte qu’il avait faim et n’avait qu’une pomme jaune sur lui ainsi qu’une petite bouteille en plastique remplie d’eau. Maudissant son imprévoyance, il mangea le fruit, but la moitié de son eau. Des pancartes sur le bord de la route lui indiquèrent qu’il prenait la bonne direction, celle de Szeged, ville moyenne distante d’environ douze kilomètres. Deux longues heures lui seraient nécessaires pour arriver jusqu’à la gare du centre et de là, il savait que ce serait Budapest. Puis Cologne pour destination où un contact devait lui donner les instructions pour la suite de son voyage.

****

Le fonctionnaire à la chemise blanche regarda l’heure sur une petite pendule carrée posée sur son bureau. Celle-ci indiquait que dans cinq heures, il quitterait cet endroit. Sur la route de Subotica, un homme dans une Dacia blanche lui remettra l’autre moitié de la somme promise pour faciliter le passage du jeune migrant vu une heure auparavant. Il refusa l’entrée de plusieurs familles irakiennes, remit des documents serbes pour une demande d’asile puis il n’y eut plus personne. À force de réfléchir, il décida qu’il emmènerait Vlana dîner en ville un de ces jours, une soirée restaurant-promenade-câlins au clair de lune leur ferait le plus grand bien à tous les deux. Il allongea ses jambes ankylosées sous le bureau et massa son dos douloureux, mais il trouva que la vie valait tout de même d’être vécue, parfois.

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