"PfRrrouuhit ?"

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Et voilà. À peine ai-je eu le temps de faire craquer ma carcasse que ça rouccoule. On ne dirait pas comme ça, c'est pratiquement impossible à rendre à l'écrit, mais c'est un son qui fait plaisir au réveil. Qui ? Quoi ? Le petit chat qui dort sur la fenêtre. La veille, comme tous les soirs, le rideau beaucoup trop long a été savament enroulé pour qu'il puisse s'en servir comme hamac. Je vois l'ombre de ses petites oreilles et la forme de ses longues pattes à travers l'étoffe.

Levée, je m'étire dans l'espace confiné entre le canapé-lit et le frigo du studio, puis fais un passage obligatoire par la salle de bain. Comme d'habitude, je me suis rendue compte à 22h que j'étais complètement déshydratée et j'ai bu un litre d'eau. Au moins, je suis bien réveillée maintenant.

Ca bouge dans l'autre pièce. "PfRrrouuhit ?" Oui oui, j'arrive copain. Juste le temps de me laver la face à l'eau glacée. D'ailleurs j'ai un nouveau produit pour ça. C'est chouette. Ca peut paraître un peu matérialiste, mais ces derniers temps je suis contente de trouver des choses qui me plaisent, qui me correspondent. Depuis quelques mois, je naviguais dans la frustration : mon shampooing me faisait les cheveux gras et rêches, le produit pour laver mon acnée de presque future trentenaire n'arrangeait rien, tous mes stylos écrivaient mal, ne tenaient pas dans ma main, mon cahier préféré était presque fini et impossible de retrouver le même modèle. À spirales, simplement ligné mais avec une marge, en grand format, cent-quarante pages, grammage 80.

Puis, les choses sont venues presque d'elles-même - moyennant contrepartie financière évidemment. J'ai des cheveux qui brillent, le menton qui ressemble de moins en moins à la Lune, des stylos qui glissent bien sur un papier qui sent le neuf. Je me demande ce que ça signifie. Question adaptation, sensibilité, changement. J'y réfléchirais plus tard. Pour l'instant, la petite créature grise et ébourrifée me regarde patiemment avec ses grands yeux jaunes. Il y a un peu de bleu tout près de l'iris, qui ajoute à son charme déjà gigantesque.

"FrRrrouuh !"

Hé, deux secondes la bestiole ! Je me sèche la tronche et je sers ton dej'. Je l'appelle "petit" parce qu'il reste la minuscule boule de poils qui tenait sur mon épaule. Mais dans son pédigree inconnu, il y a du Maine Coon, c'est certain. Il vient d'avoir deux ans et pèse déjà 6 kilos. Il est svelte mais puissant. Il s'appelle Tatam. Plus exactement Tatamère. Cela vient d'une tradition que j'ai initiée pour les félidés de mes proches : le chat Piteau, le chat Perlipopette, le chat Rivari, le chat Pomelon, le chat... Désolée Tatam, j'étais peut-être un peu trop soûle avec mon frère quand on a choisi.

Bref. C'est mon meilleur pote. Farouche avec la plupart des gens, il est à la fois impérieux et très affectueux en petit comité. D'accord, je sais, ça fait une trentaine de lignes que je parle de mon chat. Mais il faut se rendre compte que ça fait plus de deux années, quotidiennement, qu'il est la première chose que j'entend au réveil, et que c'est à lui que je consacre mes premières actions de la journée - outre l'instant vessie et décrassage.

Quatre gamelles pour la ripaille. Pourtant, j'ai vérifié la taxonomie, ce n'est pas une vache, il n'a qu'un seul estomac. Monsieur demande de l'eau fraîche, le renouvellement de ses croquettes, sa petite tasse de lait et son demi paquet de pâtée. Ensuite, c'est mon tour.

Actuellement je ne suis pas fière. Mon petit déjeuner se constitue d'une cigarette et d'un thé à la menthe servi dans une grande choppe griffée d'une marque de rhum bon marché que j'ai éclusé maintes fois. Trop de fois. C'est comme ça que mon père n'a pas dépassé la cinquantaine ; si on ajoute une surconsommation de réglisse et du café. C'est pour ça que je ne bois pas de café d'ailleurs. Une fois, je préparais mon inscription pour la fac et j'avais abusé de la cafetière, j'avais des palpitations et je me suis mise à pleurer parce que je ne trouvais pas l'agraffeuse.

Ca bouge dans le lit.

- Gyan, café s'il te plait.

- Oui biquette.

Biquette, c'est Hama. C'est mon copain. C'est même mon mari depuis l'été dernier. Il vient du Kurdistan Irakien et ça fait 5 ans qu'il demande le statut de réfugié en France. La faute aux extrêmismes religieux, à la corruption, aux manisfestations réprimées à balles réelles par l'armée et aux indigences diplomatiques européennes depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Je l'aime bien. Il est chouette. On a parfois des chocs culturels et ça se frite, mais je suis heureuse de partager ma vie avec lui.

Pendant que je prends mon petit déjeuner, j'allume mon ordinateur. C'est une machine de guerre qu'on m'a offerte à Noël, 1200€. Merci Maman, les frangins et tantine. Auparavant, j'avais un petit truc en plastique qui avait coûté le dixième du prix en promo, pour suivre mes cours à la fac. Mais impossible, mes cours pratiques nécessitaient bien trop de puissance. Maintenant, je peux faire de la modélisation 3D, remplir une base de données, préparer un diaporama et corriger des photos en même temps. "T'en profiteras pour commencer Cyberpunk" avait lancé mon grand frère.

Mais en ce moment, j'ai une utilisation beaucoup plus raisonnée : le matin, je passe deux heures à postuler pour des jobs étudiants. J'aimerais faire du soutien scolaire, de l'aide aux devoirs ou de l'animation périscolaire. "J'suis pas faire pour retourner des burgers". C'est vrai. J'ai aussi bossé dans la restauration, jusqu'au dégoût : le gâchis de nourriture et la tyrannie idiote des clients m'ont fait fuir.

Ma mère a été directrice d'école pendant 30 ans, je passais pas mal de temps dans sa classe. Du coup, j'aime apprendre plein de trucs, et j'aime partager ça avec les autres. Les gosses c'est les meilleurs. Ils s'étonnent de tout et je trouve ça magnifique d'attiser leur curiosité, leur soif de savoirs, de voir leur imagination bombarder dans arrêt.

Du coup, je passe bien deux heures à pianoter, léchant les bottes de RH et de secrétaires inconnus, cherchant la formulation de fin de lettre de motivation parfaite. Des fois ça m'énerve. Alors je me retourne, je vois Hama au téléphone avec ses parents, ça parle fort et je ne comprends rien au kurde sorani, mais ils ont l'air de s'amuser. Et dans mon champs de vision, un peu plus loin, sur le dossier du canapé, je vois mon chat qui se lèche consciencieusement les parties. Vie de rêve !

Alors ma lettre de motivation consiste en ça : "J'ai pas envie de mourir de faim, j'suis sympa, exploitez moi !". Ca ne m'avance à rien mais ça fait du bien.

L'après-midi, Hama part en vadrouille. Chez des copains. Je suis beaucoup plus casanière. Ou réservée. Introvertie avec tendances mysanthropes en ce moment. Ca passera. Il m'accompagne fourrer les draps et les serviettes de bain dans une des machines de la laverie de la rue adjacente et on se sépare. Et surtout, j'ai un mémoire à écrire. Sur les pétroglyphes scandinaves de l'Âge du Bronze. Une galère. Je me suis lancée dedans parce que j'aimais bien ces petits dessins naïfs, mais au final c'est plus que ça. C'est passionnant, mais toute la littérature est en anglais ou en suédois. Ca fait deux fois plus de travail, même si je me débrouille en anglais. En suédois, je sais juste commander une bière et du fromage. Ce qui s'avérera forcémment utile pour mon stage au printemps.

Puis, je sais aussi que chez les copains, ça va boire. Je me réfrène pour le week-end. J'ai un mémoire à écrire ! J'ai même une règle : si je joue aux jeux-vidéos, je dois travailler 1,5x plus sur mon mémoire pour pouvoir rejouer. J'ai passé quatre heures sur Fallout la dernière fois, du coup j'ai six heures à bûcher sur la classification ou les méthodes de datation avant de pouvoir continuer à dézinguer des super mutants au lance-roquette.

Je fais des pauses toutes les cinquante minutes, temps d'attention par défaut de mon cerveau. Du coup quand je ne la prête pas, j'attrappe ma guitare et je gratouille sans conviction. Puis je recommence. Mes journées tournent un peu en rond mais c'est bien aussi de ne pas avoir un quotidien trop décousu. J'ai déjà donné.

Vers 17h ça ne rate pas :

"PfRrrouuhit ?", parfois accompagné d'un petit "Miuh ?". Ca se réveille de la sieste. C'est l'heure de jouer ! A quoi ? En ce moment c'est foot. On pousse la table basse contre le mur, on sort le sac de course qui sert de but et je m'attaque au meilleur défenseur du monde avec une balle en plastique piquée dans une piscine à boules. Il renvoie les tirs comme personne ! Il est trop fort ! Tellement fort qu'arrive un moment où il en a un peu ras le bol de sauter partout, alors il pose ses deux pattes autour de la balle, s'assoit, et attend.

Fin de partie.

Finalement non. Juste changement de jeu. Il a disparu dans la salle de bain. Au bruit, je sais parfaitement ce que le chat est en train de faire : saut sur le rebord de la baignoire, saut sur le lavabo, saut sur l'étagère. Et il m'attend. C'est parti pour un mix entre cache-cache et chat perché (depuis, je comprends le nom de ce jeu). Figurez-vous que même dans 17m² , il est possible de s'épuiser à courir. Après une demi-heure à sauter dans la baignoire, se cacher derrière la porte de la salle de bain, derrière la table ou une porte de placard, on commence à être fatigués. Mais ça n'est pas assez pour le greffier. Il n'est pas bête. Au contraire. Il sait ouvrir la porte de l'appartement. Il sait même ouvrir la porte du frigo pour aller se servir dans les tranches de dinde. J'ai essayé de le disputer mais j'étais trop émerveillée par la prouesse. Tatam m'attend dans le couloir. Malheureusement copain, j'ai pas envie de jouer dans les escaliers. Trois étages c'est trop pour mes poumons de fumeuse.

Un peu vexé, il va finalement se promener sur les toits. La fenêtre est constamment ouverte. Mais mi-octobre, on va peut être arrêter. J'en profite pour vérifier mes mails, constater la non-réponse ou le dédain avec lequel on m'explique que mon profil est très intéressant mais que je ne peux gagner ma croûte auprès de cette entreprise. Merci à vous, cordialement.

Ca toque à la porte. C'est le voisin. Un mec de Staps, il cuisine souvent des steacks et ça embaume la cour de l'immeuble. Mon chat se débat dans ses mains. Il est rentré par le vélux et se promenait sur le plan de travail, reniflant les pommes, chassant une mouche. De toute façon il y retournera dans dix minutes.

Hama rentre en fin d'après-midi. J'ai été cherché la lessive, j'ai tendu une corde dans tout l'appartement et les draps sèchent tranquillement. On dirait un pressing chinois au XIXe siècle, il y en a partout. Je me suis abstenue de fumer pour profiter du parfum frais et fleuri du détergent. J'informe mon époux : les cigarettes, dehors. Il bougonne un peu mais s'exécute.

De retour, il se lance dans la popote. C'est un excellent cuisinier. Il a une certaine appétance pour le poivre, les oignons crus et le piment, qui me ravagent régulièrement le palais et les intestins. "Je suis jamais malade moi !" qu'il lance à mon organisme aux tendances neurasthéniques. C'est vrai biquette, mais tu transformes régulièrement les toilettes en zone d'exclusion nucléaire.

C'est vrai que je n'avais pas précisé : si on ne fume pas, c'est pour que les draps sentent bon. J'aurais dû donner des consignes un peu plus larges, parce que là... Il cuisine du chou.

"MAIS !"

"Bah quoi ?"

Il dit ça avec le ton typique de la région. Ca et le "mais putain !", il l'a bien intégré. Encore que, ce n'est pas moi qui lui ai appris les gros mots. Une fois, je lui ai montré le mot enseignant. C'était compliqué. Ensuite, c'était capharnaüm, et je n'ai pas pu résister à anticonstitutionnellement. "Les français vous êtes fous" qu'il a dit.

En vitesse, j'attrappe les draps humides, arrache malencontreusement la corde, récupère deux taies d'oreiller sur la tringle à rideau, désireuse de préserver mon petit plaisir olfactif Bora Bora - Fleur de tiaré. Le bout de corde est refixé dans la salle de bain. C'est impraticable, il faut esquiver la housse de couette et soulever le drap bleu pour rejoindre les latrines. Et le chat joue dans l'étendoir qui a connu de meilleurs jours - ça n'a jamais été fait pour supporter six kilos de félidé en même temps.

Il fait un peu froid ce soir malgré la pôele qui saisit des haricots verts à feu vif.

- T'as mis le fromage ?

- Où ça ?

- Dans la maison.

- Je comprends pas petit coeur...

- Il y a le chômage ?

- Le chômage ?

Il s'emporte souvent quand il n'arrive pas à se faire comprendre. Mais je ne lui en tiens pas rigueur. A sa place, j'aurais des crises monumentale devant la déconfiture des personnes à qui je m'adresse. Notamment si je voyais ma propre tête en ce moment même. C'est pas facile de partir un jour de chez soi, quitter ses parents, ses frères et soeurs, traverser la Turquie quand on est d'une ethnie que ce pays abhore et massacre, franchir la Méditerranée sur un zodiac minuscule et passer par l'Autriche, l'Allemagne et la Suède avant de finalement arriver en France. Et d'essayer de se faire comprendre, de s'intégrer, de ne pas rester isolé et enfermé dans un centre d'accueil plein de cafards et de gens alcoolisés qui hurlent.

- Le chômage ! Le fromage ! Je sais pas !

Je retourne ces mots dans ma tête. Fromage. Chômage. Fromage. Chômage.

Et là, le déclic.

- Le chauffage.

- Le chauffage ? Quoi le chauffage ?

Je désigne le radiateur. Il acquiesce. J'explose de rire. Il se détend.

- Non, je n'ai pas mis le chauffage. Tu veux ?

- Oui s'il te plait.

Il me sourit et reprend son découpage de carottes. Le chou embaume certainement jusque dans la salle de bain. T'inquiète biquette. Bientôt on aura une chambre à part, une machine à laver, une grande maison où inviter tout le monde, un arbre à chat immensément grand, un vrai coin où cuisiner. Bientôt, on aura plus à hésiter entre les pâtées du chat ou les tickets de tram. On sera plus obligés de bien ranger le fauteuil sous le bureau, de pousser la table et de rouler le tapis quand on voudra se coucher dans notre lit. Promis.

En attendant, on va faire comme ça, mettre un film et déguster ta popote qui sent si bon mais qui pique. Après, on ira se coucher. Enfin, toi tu vas ronfler comme une bûche. Moi je vais être réveillée par le voisin du dessous qui deal et qui fait des soirées toute la semaine, de 23 à 7h du matin. A mon avis, il ne vend pas que du cannabis. Je vais prendre un bouquin et je m'endormirais après en avoir dévoré la moitié. T'façon je lis Dune. J'ai avalé les deux premiers tomes en trois jours. Faut que je révise avant d'aller voir le film !

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