La pluie de livres

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  Il était une fois mon petit homme, un artiste tranquillement talentueux, gentiment passionné.

Parfois terrorisé.

  Il habitait mon immobilité, il se promenait toute la journée dans mon volume et il décorait, quand il ne me remplissait pas partiellement, les parois de moi, grotte. Ses fins doigts articulés créaient toutes sortes de choses. Il s’entourait ; j’étais comblée de breloques. Il avait appris ailleurs, loin de moi, dans une ville que je ne connaissais pas, et était ainsi devenu peintre, sculpteur, mosaïste. Et architecte. Il était arrivé depuis cette ville, en train, et c’était au terme de son périple qu’il m’avait faite. Depuis, tous les jours, nous nous regardions - lui sur moi, moi sur lui, lui sur lui. “C’est bien, c’est beau”, il disait parfois. Son esprit était dans son art, que je suis, le mien était dans mon front. Il m’avait donné une forme de femme, un tronc, des épaules pour y joindre des bras, un cou, et une tête. Je m’arrêtais à la taille, je n’avais qu’un grand mur de fond comme ceinture. Comme allongée sur le dos, regardant toujours le ciel, j’étais une habitation d’un genre nouveau, une gigantesque sculpture aménagée, un buste renversé, que l’on pénétrait par une côte, aux plafonds courbes, aux murs organiquement inclinés. Lui était là, en dedans, logé.

  J’étais étendue sur une plaine balayée par les vents. Leur caresse était longue et brutale sur mes flancs, elle aurait pu irriter mon visage sculpté, mais je les aimais pour leur bruit. Le vent est un instrument au son grinçant de bois, il souffle comme dans une flûte des notes stridentes - je me demandais toujours si elles effrayaient le peintre ; il est tapageur, il quémande sa part d’attention, il veut nous faire croire aux spectres, dont je me savais non-infestée ; il est claqueur de volets, mais les carreaux tenaient bon. Toute ma bouche était faite de verre et d’acier. Mes lèvres étaient des arrondis métalliques, structure sinueuse contenant des modelés transparents en verre, ouverture sur le ciel qui baignait son atelier de lumière. J’avalais un peu de soleil, pour qu’il y voit - je trouvais ça bon quoique chaud. C’était dans la partie inférieure de mon visage qu’il créait. J’avais dans le menton son argile et ses toiles.

  J’étais grande observatrice - même public fidèle ; même critique d’art autodidacte ; même commentatrice silencieuse parce que muette, et demeurée inconnue parce que jamais lue, et qui m’aurait servi de scribe ? Je le regardais faire presque tous les jours, penchée de toute ma structure immobile au-dessus de lui, espionne comme une chauve-souris, l’étudiant en étant plafond, ou bien le scrutant d’un angle particulier, dans un coin ou une paroi courbe sur sa droite, pour mieux voir comment ses bras bougeaient. Je connaissais par coeur la façon dont il tenait ses crayons, le placement de ses doigts était imprimé dans ma mémoire de pierre et j’aurais pu apprendre à dessiner ainsi. C’était incroyable, ces qualités différentes dont nous étions dotés - lui, de la mobilité et moi, de la contemplation. Ses créations étaient soit détruites, soit entreposées ici, chez nous, mais jamais offertes ou vendues. Il créait parfois pour lui, d’autres fois pour moi - c’est-a-dire un peu pour lui puisqu’il m’ornait. Je n’étais jamais qu’une oeuvre. Je ne dis pas qu’il ne m’aimait pas vraiment.

  J’avais pourtant des yeux faits pour regarder le ciel.

  À douze heure, l’ombre passait.

  Il fallait du temps pour que mon peintre sorte de sa cachette, pour qu’il entrouvre les portes de l’armoire et qu’il se risque à poser un pied tremblant sur les lattes du plancher que j’avais de plantées dans la gorge, jusqu’à se hisser sur ses jambes flageolantes puis, toujours agrippé au grand panneau de bois, sentant que ses genoux ne le soutenaient pas, parvenir à se tenir debout dans la lumière qui était revenue. C’était un spectacle quotidien que celui de sa peur, et je ne pouvais rien pour cet enfant qui cherchait un refuge dans un ventre de meuble, espérant toujours gagner sa partie de cache-cache, lorsque midi allait sonner.

  L’ombre était là depuis ma construction. On ne savait pas d’où elle venait. Je ne la sentais pas. Elle ne me sentait pas non plus. Elle venait pour lui. Elle s’abattait sur moi-maison, tous les jours à la même heure, me traversait avec un pas mesuré comme une vague dense, et sur son passage plus rien ne luisait. Elle le cherchait. Elle écoutait, attentive, voulant surprendre un bruit de respiration, un hoquet de stupeur, un sanglot peut-être, mais le peintre restait coi et immobile, à l’abri des lourdes portes de bois. Nous ignorions ce qu’elle lui aurait fait, l’eut-elle trouvé, mais il la craignait avec une telle force que ça ne pouvait qu’atteindre à sa vie.

  Je vous ai dit déjà que son atelier se situait dans mon bas-visage, et était éclairé par ma bouche-lucarne. Il y passait le plus gros de son temps, absorbé dans ses mains et leur travail minutieux. Je ne comprenais pas pourquoi il avait fait le choix d’une si petite pièce pour son studio. Je crois en fait que mon peintre a pris dans ses voyages le goût des espaces réduits. Ma gorge était un couloir épais et sombre, chichement meublé : il y trônait seulement un petit coffre, une vieille chaise, et son armoire à cachette (qui demeurait vide, pour qu’il puisse s’y blottir). Cette petite antichambre mal éclairée s’élargissait ensuite au niveau de mes épaules, où se trouvaient deux lourdes portes. L’une menait à mon bras gauche, où il avait aménagé une impressionnante bibliothèque. Les livres, les encyclopédies et les atlas, mais aussi les vieux carnets de croquis et d’études étaient pressés dans des étagères poussées contre les murs, formant un long couloir de lettres qu’il avait agrémenté là d’une échelle, ici d’un fauteuil Voltaire. Le parquet sombre était recouvert de plusieurs tapis orientaux, et tout l’ameublement était fait de bois, si bien que les couleurs chaudes étaient les maîtresses incontestées de ce corridor à livres. Il y avait une fenêtre au niveau de mon coude, ainsi que des velux sur le dos de ma main, mais l’apport en lumière demeurait relativement faible et il était assez difficile de lire ici, malgré la beauté de l’endroit. La bibliothèque était arpentée par l’artiste, il venait y prélever des ouvrages, mais il ne s'attardait guère, et préférait lire dans mon ventre. La deuxième porte de mes épaules menait à mon bras droit, qui était une serre. Il y faisait pousser une grande variété de plantes dans une atmosphère plus chaude que partout ailleurs dans la maison, et je sais qu’il se recueillait parfois là-bas sans la moindre considération pour la végétation qui s’y déployait, dans le seul souci de se blottir dans cette moiteur accueillante, se sentant comme embrassé par l’air. Il avait cependant un intérêt véritable pour ses plantes, et surtout pour les orangers et citronniers d’espèces diverses qu’il cultivait particulièrement, parce qu’il en adorait les fruits et le parfum sucré, et qu’il ne se lassait pas de les peindre. Mon bras droit fourmillait de vie, autre que celle, alternativement molle et frénétique, de mon hôte. Les plantes vivaient plus régulièrement, je me réfugiais souvent dans la contemplation de leur mouvement, je trouvais en elle de bonnes compagnes. Le peintre avait, je pense, conscience de notre sororité car il entrait toujours dans la serre avec cette réserve respectueuse et presque timide, comme s’il avait été un intrus ou qu’il eût cru s’imposer.

  À douze heure, l’ombre passait.

  Il évitait toujours de descendre les longs couloirs de mes bras jusqu’à mes mains en fin de matinée, car alors il se trouvait au point le plus éloigné de ma gorge et de son placard et, pour peu qu’il ne s'attarda dans mes doigts en dessinant un citron où en feuilletant un catalogue, s’oubliant, il eut alors pris le risque de ne pas devancer l’ombre, et de ne pouvoir rejoindre en courant son placard salvateur. Il y avait eu quelques fois de telles instances de négligence où il s’était surpris à ne plus surveiller l’heure. Une angoisse instinctive cependant l’avait fait revenir à lui, et il s’était élancé, courant aussi vite qu’il lui était possible, remontant mes bras pour venir percer violemment l’ouverture de mes épaules, ouvrant la porte avec fracas avant de plonger dans le placard et de s’y blottir en tremblant. Oh, comme il avait peiné, ces jours maudits, à dissimuler à l’ombre le bruit de sa respiration haletante !

  Ma poitrine et mon ventre formaient une unique et vaste pièce, qu’il avait organisée au moyen de paravents en osier, qui auraient pu offrir mille cachettes, voire même faire office de piège, en devenant labyrinthe : mon artiste ne pourrait-il pas s’essayer à la chasse à l’ombre ? On ne l’appelait pas Thésée. Les paravents non-tactiques dissimulaient dans un coin une baignoire sur pieds, dont le robinet était relié aux quelques tuyaux de cuivre qui me servaient de veines ; ils permettaient aussi de délimiter là une petite cuisine, avec sa gazinière et ses meubles en formica jaunes ; ici un coin lecture centré autour d’un grand fauteuil orange, moelleux, placé sous un lampadaire à l'abat-jour tordu et au pied duquel penchait toujours une pile de livres poussiéreuse et branlante ; enfin là une sorte de chambre où trônait un grand lit en osier, toujours défait, une balancelle suspendue où il aimait s’asseoir pour écrire et croquer des plans, et un hamac, dans lequel il préférait parfois dormir, trouvant du réconfort dans la sensation de son propre poids. C’était cette grande pièce abdominale qu’il avait le plus décorée. Des peintures étaient suspendues sur mes flancs : se juxtaposaient des natures mortes composées d’agrumes, des portraits d’oiseaux, des paysages de campagne peuplés de silhouettes noires mélancoliques ; et tous étaient ornés de cadres dorés magnifiques, dont l’éclat répondait à celui de la grande mosaïque qui recouvrait le plafond (c’est à dire mon sternum). Cette oeuvre là était la plus grandiose de toutes, il y avait travaillé longtemps, juché sur un petit échafaudage, la nuque brisée, les épaules rompues, les sourcils froncés et les yeux trahissant une joyeuse concentration. Si près. Les petites pierres cassées étaient assemblées en forme de grand corbeau noir détaché sur un fond doré. Une baie vitrée parcourait mon mur de fond, celui de ma ceinture, et permettait à la mosaïque de capter la lumière du dehors, ce qui la rendait plus belle encore. Il était dangereux de lâcher cette mosaïque des yeux, ne serait-ce qu'un instant, si l’on ne voulait pas la voir muter. Voyez-vous, elle restait difficilement en place et aimait changer de position de temps à autre. Sa pudeur cependant l’empêchait de bouger lorsqu'on la regardait. Elle attendait toujours le tressaillement de paupière qui, l’arrachant à la vue du spectateur pendant une fraction de seconde, lui permettait de se dégourdir un peu les ailes et les pattes. Parfois l’oiseau regardait de face, et parfois de profil. J’ai oublié de dire que mon habitant était aussi magicien.

  À douze heure, l’ombre passait.

  Souvent, après sa frayeur, mon peintre venait dans ma cage thoracique pour se réconforter de toute la lumière qui traversait la baie vitrée de mon bas-ventre. J’aurais tellement voulu qu’il n’ait plus peur du noir, puisque l’ombre ne cessait de le visiter, pour qu’elle le traverse et qu’il survive, et qu’il arrête de s’interrompre, à chaque fois qu’il peignait ! Il était lent à la création, mon peintre, avec toutes ses craintes qui le faisaient fuir l’atelier. Il voulait remplir ses yeux de lumière, et pour ce faire il s’allongeait sur le dos, à même le parquet, et posait son regard sur les reflets dans la céramique. Il voulait aussi remplir son coeur de musique, lassé de sa batterie, et se mettait à chanter. Il lui sortait plein de trucs de la bouche, en plus des sons, et je ne comprenais pas comment son chant n’en était pas perturbé, parce que ses papilles formaient des pappus quand elles germaient en pissenlits déjà fanés, et son haleine les décollait, et les aigrettes s’envolaient en tournoyant, et elles dansaient sur sa voix. Il avait aussi des crabes dans les joues et des têtards sous la langue, tout grouillait hors de sa bouche, rampait pour en sortir, je me demandais bien où il avait pu cacher tout ça, lui qui n’est pas une maison comme moi, non pas volume mais tout fourré de l’intérieur : où cacher un crabe dans un homme ? Il avait une voix de rivière, je ne sais pas aujourd’hui encore si tout humain a des cris d’eau.

“Marche vers ma maison petit, viens trouver ma retraite,

Je nourrirai ton regard d’étoile, j’te ferai des galettes,

J’te présenterai les mouches, les ours, ce sont mes copains,

On grimpera aux arbres, on pourra r'garder loin.

Le soir on s’allongera pas dans les draps, ils s’ront tout tendus,

Et puis on allumera les lampes, et on les éteindra plus.”

  J’étais une habituée des tempêtes et des rafales de vent qui toujours avaient échoué à soulever ma carcasse de pierre et de ferraille, mais pas des pluies de livres. Ils étaient tombés des nuages avec tout leur poids de bouquins, c’est-à-dire qu’ils avaient dangereusement fendu l’air et bruyamment atterri sur l’herbe autour de moi - et certains m’avaient touchée, et m’avaient fait mal avec les coins rigides de leur littérature, alors que je pensais que les pages c’était doux comme du sucre, et fondant. J’avais oublié leur carapace cartonnée. La terre rencontrée, ils s’ouvraient. La plaine était toute entière recouverte de ces livres déployés. Il faisait sombre, le ciel était ocre, les nuages jaune acide projetaient au sol leurs ombres en rayons, la terre brune, retournée, demandait une trêve au ciel et je geignais avec elle car je n’aimais pas la savoir blessée ; et mon peintre observait le paysage déchaîné, abrité par la baie vitrée qui claquait, le plat de la main appuyé dessus pour en sentir les vibrations - il ne les sentait pas vraiment, il regardait surtout. Je voulais qu’il reste là jusqu’à ce que le temps ne redevienne clément et que la pluie cesse, il aurait été assommé s’il avait mis un pied dehors.

  La pluie s’arrêta aussi brutalement qu’elle avait commencé, le calme se fit, le ciel passa du jaune au gris, la terre retint son souffle, incertaine de la fin de son calvaire. Je sentais comme mon habitant brûlait de sortir, de goûter l’air - celui-ci était-il sec ou humide après une pluie de livres ? Sec, m'avisais-je. Je voulais le contenir encore, on ne savait pas s’il ne restait pas une dernière goutte de nuage à tomber, une ultime encyclopédie pour lui briser le crâne. Je grondais. Il sortit. Il entrouvrit la baie vitrée, se faufila à l’extérieur, fluide comme un poisson, et goûta l’herbe de ses pieds nus. Il sortait peu. Il semblait surpris, toujours, d’être sans toit. Je ne savais pas pourquoi il tenait tant à s'abriter - je ne comprenais pas alors qu’il détestait être à découvert. Sa curiosité le poussa quand même à s’éloigner de moi et à marcher vers les livres. Il était tout courbé, regardant le sol jonché, parsemé de ces paillettes de livres qui trônaient un peu partout. Ils étaient gros, vieux, en cuir, jaunis, odorants. Les livres se mirent à pousser. Dans le pli de leurs reliures, simultanément, d’un même mouvement de corps de ballet, des petites tiges apparurent et grandirent.

  “Mais qu'est-ce que c'est que ces fleurs ?"

  Il s'invectiva devant les bourgeons qui apparaissaient au bout des tiges nouvelles et qui s'ouvraient timidement pour laisser s'épanouir des pétales gras, et rougissant, quoique orangés, dressés horizontalement comme des grosses roues. Leur centre était gonflé de pollen - c'en était presque alarmant. Il y en avait vraiment beaucoup. Mon peintre regardait ça avec des grimaces au visage. "Comme ça coule !", il disait à propos du pollen. Celui-ci formait des petites dunes jaunes au coeur des fleurs - il semblait provenir des tiges, être directement puisé de la reliure et trouver sa source en ces livres célestes dont il inondait les pages en se déversant en petites cascades poudreuses au bord des fleurs vermillon, semant ses particules tout autour, jusque dans l'herbe. Je vis l'artiste placer ses mains en coupes sous les petites cascades, et recueillir un peu de pollen. "Eh oh ! C'est à moi, alors bat les mains mon coco !", fit une petite voix. L'autre leva les yeux vers un petit visage énervé sorti du pollen. "Pardonne moi petite fleur.", tenta mon habitant - "Je ne suis pas une fleur ! Je suis avec les autres enfants !"

  Nous comprîmes quand nous vîmes émerger d'autres petits faciès dans les dunes dorées. Les visages se redressèrent ensuite, des têtes entières émergèrent, coiffées de grands chapeaux pointus, puis des petits corps s'extirpèrent du pollen, sautèrent au sol puis s'époussetèrent consciencieusement. Ils étaient une douzaine et avaient une drôle de forme d'étoile à cinq branches, avec leurs grands chapeaux et leurs membres minces qui flottaient dans des pyjamas beaucoup trop amples. Ils semblaient être tous dotés d'une couleur, c'étaient des petits monochromes vivants : leurs cheveux, leurs yeux, leurs pyjamas et jusqu'à leurs tâches de rousseur étaient tout assortis, et l'un était ainsi entièrement bleu, l'autre mauve, celui-là encore jaune citron ou bien vert menthe. Ils encerclèrent rapidement mon peintre. "Pas touche au pollen !", criaient-ils avec leur carillon énervé. Mon peintre tout penaud leur proposa des crêpes pour s'excuser. Et c'est comme ça que les enfants vinrent habiter avec nous.

  Ma tête était une zone interdite aux enfants-étoiles car l'habitant premier les empêchait de rentrer dans son atelier, afin qu'ils n'abîment pas ses oeuvres. Il leur en avait fait un autre, rien que pour eux : il avait posé dans mon ventre des petits établis qu'il avait remplis de feutres et de pâte à modeler, pour leur apprendre le dessin et la sculpture ; il avait aussi aligné tout près du sien des lits superposés à douze étages et les enfants s'y étaient répartis en fonction de leur crainte du vide - ceux qui souffraient le plus du vertige dormaient en haut, afin de s'en guérir. J’étais toute grouilleuse de rires et de contines, des tapotements de petits pieds courants, de réprimandes de l’artiste et d’odeurs de confiture. Je n’avais jamais eu aussi chaud.

  Mais à douze heure l’ombre, toujours, passait.

  Alors il fallut leur apprendre à se cacher. Heureusement les enfants, bien que courageux, étaient très joueurs. Ils écoutèrent consciencieusement les règles de mon architecte : cinq minutes avant midi toutes les étoiles devaient être rangées dans des placards, montées dans des arbres, glissées sous les fauteuils à frange - bref, dissimulées. Plus aucun enfant ne devait luire. Tout rire était interdit. Même les sourires étaient trop bruyants : qu’adviendrait-il si leurs regards amusés se croisaient et qu’ils étaient pris d’une agitation heureuse alors que l’ombre passait près d’eux ? Elle entendait si bien. Très vite les enfants trouvèrent leurs cachettes préférées, qu’ils s’attribuèrent, s’y ruant à heure fixe. L’artiste savait toujours où venir les débusquer après le passage de l’ombre, une fois remis de ses émotions - il était impatient à l’idée d’aller délivrer ses petites soeurs, et n’accordait plus autant de temps à la peur. Certains des enfants aimaient se cacher à plusieurs, se ranger dans des placards en petites constellations pressées et quand il en entrouvrait les portes, mon hôte découvrait leur myriade de petits yeux brillants, et c’était comme s’il contemplait la face d’une gigantesque araignée. Une fois les enfants pêchés, on se mettait à table pour manger des pâtes au caramel beurre salé.

  C’est cette habitude de se cacher ensemble qui causa leur perte. Le sculpteur les avait pourtant dissuadés de se montrer trop camarades. Un jour en effet, les enfants se cachèrent mal. Ils en avaient eu assez de rester immobiles (ils n’avaient pas ma capacité à demeurer) et ils trépignèrent. L’ombre surprit leur impatience et les ravit tous. Seule une petite étoile, parce qu’elle s’était disputée avec les autres et s’était cachée seule, survécut au massacre. Mon architecte fut d’autant plus dévasté lorsqu’il retrouva cette unique survivante. Je ne l’ai jamais entendu pleurer autant que ce jour-là. Il m’a quittée le lendemain. Il a emporté tout ce qu’il a pu, c’est-à-dire la majorité de ses oeuvres mobiles, ainsi qu’un petit bagage pour l’enfant, qu’il emmena avec lui. Ils disparurent tous les deux - je les entendis prendre le train et s’en aller dans un nuage de vapeur.

  Je suis devenue, pour la première fois, inhabitée. Mes amies les plantes, délaissées, ont fini par mourir. Il n’y a plus désormais que les oiseaux qui me visitent encore. Ils se posent parfois quelque part entre mon sein et mon cou, ou sur le bout de mon nez ; je les apprécie mais leur inconstance me déplaît, et je redoute leurs envols précipités.

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